Law rules code
p. 267-268
Texte intégral
1Afin de tempérer le pouvoir régulateur des protocoles, des codes et des logiciels – emblématisé par le fameux slogan de Lawrence Lessig (2000) code is law (le code fait loi) – on voit monter en puissance un activisme juridique qui s’appuie sur des principes de droit pour contenir l’hégémonie de dispositifs numériques qui individualisent les services aux dépens du bien commun – et pour ré-encastrer le numérique dans le politique en passant par le juridique. Law rules code (le droit régimente le code) pourrait être son slogan.
2Les rapports dynamiques entre ces deux slogans peuvent s’éclairer à la lumière de la différence subtile mais profonde creusée par Laurent de Sutter entre la loi, promulguée au nom d’un ordre supérieur avec une prétention de validité universelle par une autorité en position de surplomb (comme dans le modèle du Code civil français), et le droit, invoqué dans ses sinuosités depuis le plancher des salles de procès pour faire entendre des revendications parfois opposées aux autorités en place (selon le modèle de la common law des systèmes anglo-saxons). Dire que le code fait loi, c’est reconnaître que les protocoles techniques de communication imposent un ordre combinatoire auquel nul ne peut échapper : pour reprendre le sous-titre du livre d’Alexander Galloway, c’est affirmer que ces protocoles, même s’ils prétendent ne censurer aucun contenu, constituent la façon dont le contrôle s’exerce après la décentralisation.
3Dire que le droit régimente le code, c’est encourager les activistes à utiliser tous les moyens légaux imaginables pour défier l’ordre technique instauré par les protocoles dominants, généralement en faveur des Gafam et autres plateformes en position de quasi-monopole. Le droit s’invente à force de recours, de jurisprudence inattendue, d’exception raisonnée, d’insistance à défendre des principes de justice contre des clauses de légalité.
4 Un tel activisme, qui prend sur lui de définir le droit à partir de combats ponctuels de terrains, illustre le principe jurisgénératif que Fred Moten puise dans le renversement conceptuel proposé par le théoricien du droit Robert Cover. Au lieu que l’État et ses cours de justice soient la source originelle des lois, Cover suggère que « c’est la multiplicité des lois, c’est la fécondité du principe jurisgénératif, qui crée le problème auquel les cours et l’État apportent une solution » (1983, p. 40). Loin de créer les lois ex nihilo, selon le schéma hobbesien, l’État moderne aurait pour fonction première d’élaguer cet excès permanent de générativité juridique, au nom d’un monopole portant non seulement sur l’usage légitime de la violence mais, bien plus fondamentalement, sur la capacité à être reconnu comme source légitime de juridiction.
5De fait, les développements qu’a connus le numérique au cours des dernières décennies illustrent emblématiquement la jurisgénérativité immanente aux pratiques humaines. Les innovations technologiques ont généré une quantité invraisemblable de situations inédites dans lesquelles la loi du code a toujours une longueur d’avance, puisque ses protocoles créent des cas, des problèmes et des solutions ex nihilo. Les lois promulguées par les États ont toujours une longueur de retard, puisqu’elles viennent corriger les excès des protocoles établis et repérés comme tels, au moment où les acteurs et actrices sont déjà en train de mettre en place d’autres protocoles porteurs de nouveaux défis inimaginés. Les activistes incarnent la fécondité du principe jurisgénératif en mobilisant les détours et les recoins du droit pour contrer les pouvoirs des États promulgateurs de lois et des multinationales promulgatrices de codes : c’est de leurs luttes qu’émergent les règles qui viennent corriger quelques-unes des injustices entérinées ou exacerbées par les dispositifs numériques.
Bibliographie
Références
Cover, R.M. (1983). « Nomos and Narrative », Harvard Law Review, 97-1.
Galloway, A. (2004). Protocol. How Control Exists after Decentralization. MIT Press.
Lessig, L. (2000). « Le code fait loi – De la liberté dans le cyberespace », Framablog. https://framablog.org/2010/05/22/code-is-law-lessig/
Moten, F. (2016). « Jurisgenerative Grammar (for alto) », Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies. Oxford University Press.
Sutter (de), L. (2021). Hors-la-loi. Théorie de l’anarchisme juridique. Les liens qui libèrent.
Tsiavos, P. (2022). « Techno-regulation », Chimeras. Inventory of Synthetic Cognition. Onassis Foundation.
Auteur
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Yves Citton
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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