Justice numérique immanente

Yves Citton

p. 265-266


Texte intégral

1Les travaux des historien·nes de la statistique ont bien montré que la numérisation du monde ne date pas d’aujourd’hui. L’Arithmétique politique de William Petty (1676) est contemporaine de la pensée spinoziste et du premier rayonnement de la pensée de Descartes qui envisage la réalité matérielle comme essentiellement quantifiable. Thomas Berns a remarquablement explicité le mode de pouvoir très particulier généré par cette prise en compte du chiffre qui se trouve mobilisée pour cautionner une gouvernance purement comptable du monde. Décisions, responsabilités et agentivités politiques menacent de se déliter et se diluer dès lors que l’on présente la meilleure façon d’arbitrer les conflits comme étant de se mettre à l’écoute de ce que la réalité (comptable) dit déjà d’elle-même. Cette réalité (comptée) est en effet toujours déjà structurée par des rapports de pouvoir et d’inégalité qui ne font que se réaffirmer lorsque l’on justifie les arbitrages du futur par les constatations du présent, en prétendant « gouverner sans gouverner ».

2Si cette auto-dénégation d’une gouvernance pourtant bel et bien politique, effective et partisane, constitue un angle mort de la raison comptable du monde numérisé, l’ensemble des opérations de transmission d’informations réalisées au sein des réseaux numériques, tels qu’ils se déploient actuellement, pourrait toutefois laisser espérer la lente émergence d’une forme de justice numérique immanente. Marshall T. Poe suggère qu’en plus de générer des dynamiques d’attracteurs attentionnels incontrôlables et des concentrations de richesses sans précédent, la communication en réseaux numériques qui permet à chacun et chacune de devenir broadcaster, déchaîne des aspirations inédites à une justice égalitaire, aspirations qu’il devient de plus en plus évidemment autodestructeur pour les pouvoirs en place de frustrer et de réprimer.

3 Par rapport à l’ère de la télévision étatique et des cinq ou six chaînes privées dominantes, la multiplication des caméras et des réseaux de diffusion rend certaines injustices de plus en plus difficiles à occulter. Les lamentations sur le conspirationnisme et la « politique post-vérité » cachent parfois mal une nostalgie pour l’époque révolue où la vérité (supposée unique) était fermement contrôlée par les autorités en place. Cette justice numérique immanente pourrait bien passer inaperçue dans l’angle mort des discours technophobes qui réduisent trop facilement Internet à un diabolique système de surveillance.

4On peut toutefois craindre qu’une telle justice numérique immanente, si les tendances en existent bel et bien, ne suffise pas à surmonter par sa seule logique propre tant d’intérêts puissamment équipés pour maintenir en place les statu quo inégalitaires (voir Ubiquitaire). C’est pourquoi le « statactivisme » esquissé par Isabelle Bruno, Emmanuel Didier et Julien Prévieux pour « faire de la statistique une arme critique » constitue une manière particulièrement prometteuse d’intervenir dans un monde numérisé prétendant se gouverner selon la seule règle (faussement objective) du compte. S’insérer dans la collecte des chiffres pour en corriger les biais, s’immiscer dans les formules des algorithmes pour en détourner les fausses évidences, inventer des indicateurs alternatifs qui montrent les faces cachées de réalités trop unilatéralement éclairées : la justice numérique immanente a besoin de multiples activismes statistiques pour déchaîner sa vraie puissance.

Bibliographie

Références

Berns, T. (2009). Gouverner sans gouverner. Une archéologie politique de la statistique. Presses universitaires de France.

Desrosières, A. (1993). La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique. La Découverte.

Poe, M.T. (2011). A History of Communications. Media and Society from the Evolution of Speech to the Internet. Cambridge University Press.

Bruno, I. et al. (2014). Statactivisme. Comment lutter avec des nombres. La Découverte.


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