Intuition
p. 261-263
Texte intégral
1L’intuition désigne les opérations de l’esprit qui ne s’expliquent pas « en termes purement mécaniques », autrement dit l’« esprit réel » (Turing, 1950, p. 167). Comme la matière ou le temps, comme la rose de Silesius, elle existe « sans pourquoi » (Heidegger, 1962, p. 102-109). L’intuition désigne la part de la raison qui est sans raison : « vérités primitives, principes, fondements, axiomes, “idées claires et distinctes” ou données brutes des sens, selon le goût philosophique de chacun » (Rabouin, 2014). Nous en faisons l’expérience lorsque les « idées surgiss[ent] en foule » (Poincaré, 1947, p. 50-51). Elle est l’origine des formes, tout ce qui vient à l’esprit et dont les formes constituées (images, sons, énoncés, algorithmes) sont des traces plus ou moins pérennes – selon que nous les inscrivons ou non sur des supports.
2Ce surgissement est spontané, mais il a besoin de nous, il s’effectue à la faveur de notre attention. La conscience que nous en avons forme le terreau sur lequel la « culture » peut se déployer. Notre interprétation des formes les fait résonner avec d’autres formes et leur permet de croître et de se perpétuer. Autrement dit, nous les concevons : nous les comprenons, nous les engendrons, nous en ressentons du plaisir. Cette complicité que nous entretenons avec les formes constitue la vie de l’esprit ou le « naturel » de la culture au sens étymologique de « nature » : sa naissance et sa croissance spontanée (Billeter, 2022, p. 44).
3C’est la même intuition qui préside au surgissement de nouvelles formes et à l’interprétation de formes déjà constituées. « Comprendre une idée » requiert la même intuition qu’« avoir une idée ». Dans les deux cas l’intuition est partiellement involontaire, « une pensée vient quand “elle” veut et non pas quand “je” veux » (Nietzsche, 2000, p. 640), bien qu’elle exige souvent, comme le raconte Poincaré, un effort conséquent – nous « faisons » une idée comme on « fait ses dents » ; elle est contingente, elle peut avoir lieu ou non, sans raison particulière ; éphémère, ses traces perdurent et permettent de la renouveler, mais leur intuition est évanescente ; et singulière, elle est conditionnée par la personne, le lieu, le moment. Expérience singulière, l’intuition est aussi expérience de la singularité des formes et des situations. Elle nous permet d’appréhender en quoi elles ne sont comparables à rien d’autre : leur caractère exceptionnel.
4L’expérience du sens, autrement dit l’interprétation d’une forme ou d’une situation, se décline de nombreuses manières : il s’agit de percevoir ce à quoi elle renvoie en tant que signe (dénotation), ce qu’elle annonce (visée), ce qu’elle sert (finalité) et ce sur quoi elle se fonde (principes). La perception des principes est l’aspect le plus caractéristique de l’intuition, puisqu’il s’agit de percevoir ce qui fonde une forme ou une situation, autrement dit leur part originaire (sans raison). Cela requiert un mode de raisonnement particulier par lequel la pensée revient sur ses pas vers des notions fondamentales comme le temps, la matière, la vie, mais aussi l’intuition et ses notions voisines (le sens, la compréhension). Chacun fait l’expérience de ces concepts, en a une idée confuse, mais peine à les définir. L’intuition, qui nous apporte clarté et certitude, est aussi ce qui permet de manipuler ces notions si difficiles à concevoir, mais sur lesquelles tout le reste de l’édifice du savoir repose. Malgré ses inconvénients majeurs – difficultés à la décrire, instabilité, variabilité interpersonnelle, absence de fondement – nous ne pouvons pas faire l’impasse sur l’intuition, elle est le fond sans fondement à partir duquel tout le reste de la pensée naît.
5L’intuition est ce qui permet de voir le sens d’une forme, d’une situation, mais aussi d’une opération. Elle est présente lorsque nous pensons à ce que nous faisons, et peut s’absenter aussi bien de nos actions manuelles que de nos opérations cognitives : nous pouvons penser à quelque chose sans y penser – sans penser au fait que nous y pensons. C’est le cas de la « pensée aveugle » (Leibniz, 1684, p. 152-153), lorsque nous appliquons un algorithme sans prendre en compte le sens de l’opération, autrement dit lorsque nous suivons un enchaînement d’arguments (sa « trame démonstrative ») sans en effectuer l’interprétation pour nous (sa « trame ascétique ») (Foucault, 1994, p. 258). Ainsi, l’« esprit réel » ne se trouve pas en mettant de côté toutes les opérations mécanisables de l’esprit, mais au sein de chacune d’entre elles, selon que nous l’effectuons ou non en y pensant, en faisant ou non l’expérience du sens (Searle, 1980, p. 417-424).
6 De ce point de vue, la conjecture formulée à l’occasion du séminaire de Dartmouth, selon laquelle tous les aspects de l’apprentissage ou toute autre caractéristique de l’intelligence peuvent en principe être décrits d’une manière si précise qu’une machine peut être fabriquée pour les simuler (McCarthy et al., 2006), est à la fois juste et fausse. Juste, parce que toutes les opérations qu’effectue notre esprit se laissent décrire de manière mécanique ; et fausse, parce qu’en les décrivant ainsi, en manquant l’intuition qui les fait naître et devenir, on manque également ce qui nous amène à les percevoir comme intelligentes : le sens et la compréhension. Les inventions du projet d’IA permettent de cultiver les formes (images, textes, sons) comme on cultive les virus en laboratoire, c’est-à-dire les mélanger, les faire évoluer et muter sans qu’un esprit « hôte » n’ait à les concevoir. De ce point de vue, le projet d’IA est un accélérateur de culture. Mais, en restreignant son appréhension de l’esprit à ce qui peut en être décrit comme une machine, il relègue l’intuition dans un angle mort et se prive de comprendre l’intelligence qu’il prétend décrire.
Bibliographie
Références
Billeter, J.-F. (2022). Héraclite, le sujet. Allia.
Foucault, M. (1994). « Mon corps, ce papier, ce feu », Dits et écrits, 1954-1988, tome 2. Gallimard.
Heidegger, M. (1962). Le principe de raison. Gallimard.
Leibniz, G. W. (1972). Méditations sur la connaissance, la vérité et les idées, Œuvres de Leibniz. Aubier Montaigne.
McCarthy, J., et al. (2006). « A Proposal for the Dartmouth Summer Research Project on Artificial Intelligence, August 31, 1955 », AI Magazine, 27 (4).
Nietzsche, F. (2000). Par-delà bien et mal, Œuvres. Flammarion.
Poincaré, H. (1947). Science et Méthode. Flammarion.
Rabouin, D. (2014). « Penser comme un pied », Intuitive notebook, diagrams, drawing and spaces, Revue du laboratoire des intuitions, 1. ESAAA.
Searle, J. (1980). « Minds, Brains, and Programs ». Behavioral and Brain Sciences, 3.
Turing, A. (2004). « Systems of Logic Based on Ordinals », The Essential Turing. Oxford University Press.
Turing, A. (1995). « Les ordinateurs et l’intelligence », La machine de Turing. Le Seuil.
Auteur
Doctorant à l’Université Paris 8. Il travaille sur la notion d’intuition dans le projet d’IA. Il a enseigné à l’ISEP et à Sciences Po Paris.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
Performer les savoirs
Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)
2022
Architectures of memory
Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
Glossaire critique et amoureux
Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023