URL originale : https://books.openedition.org/pupo/37009

Intime (versus personnel)
p. 257-260
Texte intégral
1Pour protéger les données numériques qui circulent sur les réseaux, l’une des réglementations les plus poussées à large échelle se trouve en Europe, sous le nom de RGPD. Les « données à caractère personnel » y sont définies comme suit :
toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable (ci-après dénommée « personne concernée ») ; est réputée être une « personne physique identifiable » une personne physique qui peut être identifiée, directement ou indirectement, notamment par référence à un identifiant, tel qu’un nom, un numéro d’identification, des données de localisation, un identifiant en ligne, ou à un ou plusieurs éléments spécifiques propres à son identité physique, physiologique, génétique, psychique, économique, culturelle ou sociale. (Cnil, 2018, ch. 1, art. 4).
2Les données personnelles sont la transcription dans la sphère numérique des comportements des utilisateur·rices dans la biosphère. La captation des données via des outils de mesure provoque une extériorisation des éléments mesurés vers la sphère numérique, vers le dehors, qui deviennent dès lors atteignables au moyen d’un medium spécifique, mais qui peuvent aussi rester inatteignables par l’utilisateur·rice dans le cas de certaines bases de données.
3Dans le meilleur des cas, les utilisateur·rices consentent à l’utilisation de leurs données. Ils consentent à l’intrusion dans leur champ d’appartenance de certains outils de mesure pour lesquels ils ont accepté des conditions d’utilisation. Mais au fur et à mesure que le numérique devient ubiquitaire, qu’en est-il des capteurs dont les utilisateur·rices n’ont pas conscience ? Le concept de « surplus comportemental » (behavioral surplus) proposé par Shoshana Zuboff (2020, p. 95) met en lumière les données comportementales extraites par les services numériques pour lesquelles les utilisateur·rices ont formellement consenti à être surveillé·es, mais qui ne sont pas nécessaires au bon fonctionnement desdits services. Ce surplus de données comportementales enrichit les bases de données disponibles pour les plateformes, pour être mises au service de finalités souvent inconnues, accumulées par des services numériques qui moissonnent toutes ces données sans modèle, espérant que celui-ci émergera dans le futur.
4Ce surplus comportemental constitue un important angle mort des débats actuels sur la protection des données personnelles. Dès lors que ces extractions sont inconnues des utilisateur·rices et difficilement identifiables, comment imaginer qu’elles et ils consentent à une intrusion dont elles et ils ne connaissent ni l’existence ni la nature ? Comment qualifier ces pratiques autrement que comme relevant d’une nouvelle forme de proxénétisme ?
5Un tel angle mort peut s’éclairer utilement à la lumière de la notion de l’intime, à bien distinguer de celle du personnel. L’intime peut être considéré comme un ensemble d’expériences qu’un·e individu·e juge, subjectivement, comme profondes et inaliénables. Une distinction s’impose entre l’intime comme simple ensemble d’expériences et l’intime comme champ circonscrit par une capacité, juridique et cognitive, à regrouper ces expériences au sein d’un domaine revendiqué comme inaliénable et devant être protégé.
6 Car les technologies numériques permettent aujourd’hui de capter des bribes de ce champ intime. Le numérique, à tendance ubiquitaire, permet à certains agents et à certaines plateformes de se mettre à l’écoute des faits et gestes les plus quotidiens des utilisateur·rices : en mouchardant les sons, les images, les textes et les mouvements passant par un téléphone portable, on peut, par exemple, mesurer le temps passé sous la douche ou à s’occuper de diverses tâches ménagères, sans même compter les activités sur les réseaux sociaux, qui sont également une véritable mine d’informations intimes. De ces informations peut être extraite la ressource nécessaire au fonctionnement économique des réseaux, le surplus comportemental, qui se base sur des corrélations entre traces numériques pour en tirer des déductions sur le champ intime des individus. À quel endroit les données comportementales et la capacité d’agir d’une personne sont-elles considérées comme étant une expérience inaliénable ? À partir de quel point la dimension ubiquitaire du numérique met-elle en danger les conditions matérielles de ce qu’il convient de protéger, au sein des données personnelles, comme relevant du champ intime ?
7François Jullien (2013, p. 23) rappelle que, paradoxalement, le mot intime est utilisé en Occident pour signifier deux idées contradictoires. En son sens premier, l’intimus (superlatif de l’intérieur) signifie ce qu’il y a de plus profond en un être, ce qui le constitue au tréfonds : son essence propre qui le distingue d’autrui. Le second sens, apparemment opposé au premier, traduit une « union intime » avec l’autre, ce qui lie deux personnes entre elles, ce qui permet qu’un « dehors » devienne un « dedans ».
8Cette intégration du dehors dans le dedans peut être définie comme un « champ d’appartenance » (Jullien, 2013, p. 50), qui correspond à ce que l’on fait relever de la privacy, c’est-à-dire un espace intime qui n’appartient qu’à soi, mais qui peut se déployer en différents endroits : le corps, un lieu (home), un journal, etc. Lorsqu’il y a union intime, le champ d’appartenance s’étend à l’Autre, qui est hors du corps, mais qui est alors intégré au-dedans, le champ d’appartenance s’en retrouvant ainsi élargi. L’intime, qu’il soit intimus ou union intime, est circonscrit par ce champ d’appartenance, qui s’apparente à une barrière à ne pas franchir sauf par consentement – sinon il s’agit d’un viol.
9 Il convient donc d’instaurer un écart notable entre une donnée à caractère personnel, objective dans sa description formelle, qui relève de la possibilité d’identifier une personne (un·e utilisateur·rice), et une donnée à caractère intime, subjective, dont la captation serait perçue comme relevant de l’intrusion – consentie ou non – dans un champ d’appartenance. Cette distinction pourrait par exemple passer par des dispositifs aidant l’utilisateur·rice à marquer certaines (catégories de) données personnelles comme relevant de son champ intime, et donc comme étant à protéger contre toute possibilité d’intrusion non explicitement consentie.
10L’enjeu de la définition des données à caractère intime n’est pas de pousser l’utilisateur·rice à la fuite hors du système numérique ubiquitaire, vers une marginalisation hors réseau. L’introduction de ce concept dans le système permettrait qu’au moins, à la plus petite échelle qu’est l’utilisateur·rice, il y ait une prise de conscience des brèches créées dans les champs d’appartenance. La question de la conscience n’est qu’une étape préliminaire à la capacité d’agir, interrogeant, collectivement, la notion d’intime, jusqu’au point où il faudra peut-être la redéfinir selon de nouveaux paradigmes.
11Le potentiel d’innovation, juridique et technologique, déplace la visée traditionnelle du bénéfice et de la croissance économique vers des innovations qui pourraient être plus respectueuses de l’intimité de chacun·e, grâce auxquelles l’être humain·e pourrait être considéré·e autrement que comme masse de données exploitables, mais plutôt comme vivant·e (inter) agissant dans une sphère informationnelle articulant des champs fortement différenciés.
Bibliographie
Références
Cnil. (2018). Le règlement général sur la protection des données – RGPD. www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees
Jullien, F. (2013). De l’intime. Loin du bruyant Amour. Grasset.
Zuboff, S. (2020). L’âge du capitalisme de surveillance. Zulma.
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Angles morts du numérique ubiquitaire
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