Intelligences végétales
p. 250-256
Texte intégral
« Il y a partout des forces qui constituent des micro-cerveaux. »
Deleuze & Guattari, 2005
1Artificielle, émotionnelle, expressive, collective, mentale, végétale : les intelligences sont multiples… Mais qu’ont-elles en commun ? Qu’est-ce qui différencie celle des végétaux de celles des humain·es ? En quoi l’intelligence végétale est-elle inspirante ? La négligence ou l’indifférence que nous avons généralement envers elle ne constituent-elles pas un angle mort de nos débats sur les intelligences humaines et artificielles ?
2Il est parfois plus facile de comprendre un phénomène en décrivant ce qu’il n’est pas. Dans le cas de l’intelligence, ce qui en est le plus éloigné est sans doute la bêtise (Roger, 2008), ou pour le dire plus crûment : la connerie. Lorsque l’on se dit « Mon dieu que je suis bête ! », ou « Je suis vraiment con ! » (Antonio, 1979), on sait que l’on n’a pas fait preuve d’intelligence, on prend conscience de l’inadéquation de sa manière d’être (Latour, 2012) par rapport à une situation. Cela veut dire que nous sommes potentiellement cons ou connes si dans un contexte précis nous n’agissons pas d’une manière appropriée. Par exemple, si l’on tape avec le marteau sur un doigt plutôt que sur le clou, ou si l’on ne répond pas au bonjour d’une personne que l’on croise, ou encore si l’on confond « sens » et « raison ». De ce point de vue, l’intelligence n’est pas uniquement une question de résolution de problème, mais bien plus une manière d’être en adéquation avec l’instant.
3Nous comprenons nos rapports avec les situations en termes de cycles de sémiose mettant en jeu successivement trois pouvoirs : discerner, élaborer, agir (Groupe µ, 2016). Chaque cycle est une « pulsation existentielle » (Berque, 2009, p. 402) entre le discernement de l’univers qui nous entoure, l’élaboration d’une interprétation dans notre monde intérieur, et le retour à l’univers extérieur par l’expression d’une action. Le trajet de cette pulsation se fraye (Citton, 2010) un passage dans les réseaux de mémoires que nous accumulons en couches successives, tout au long de notre vie, sous la forme d’analogies de plus en plus complexes (Hofstadter & Sander, 2013).
4Chaque souvenir de nos réseaux de mémoire a le pouvoir d’affecter les pulsations existentielles dans trois directions : vers l’intériorité (discerner), en boucles récursives (élaborer) et vers l’extérieur (agir). À chaque pulsation, les pouvoirs de nos souvenirs augmentent ou diminuent accentuant ainsi des trajets privilégiés, d’autres, plus secrets, et même certains qui nous restent inconnus. Ainsi, la pulsation varie continuellement, elle est parfois instantanée (par exemple, lorsque l’on rit), elle peut aussi prendre beaucoup de temps (lorsqu’un souvenir longtemps oublié émerge petit à petit), elle devient un métier quand, à force de pratiquer un geste particulier, celui-ci s’automatise. Dans les cycles de pulsations existentielles, les conneries sont l’expression d’un pouvoir d’agir qui prend le pas sur les pouvoirs de discerner et d’élaborer, en occultant leurs potentialités de frayage qui se retrouvent dès lors emprisonnées dans des « angles morts ».
5 De ce point de vue, qu’elle soit animale, végétale, minérale ou artificielle, l’intelligence d’un être se caractérise par sa capacité à éliminer les « angles morts » pour être en pleine conscience de ses pouvoirs, afin d’agir en adéquation avec une situation. Chaque individu construit à chaque instant ses manières d’être au monde en mémorisant les potentialités de frayages à travers des analogies mémorielles et, par là même, sa propre intelligence par couplage (Maturana & Varela, 1994) ici et maintenant avec un environnement particulier. À partir de cette proposition d’« organologie générale » (Stiegler, 2005, p. 221), nous pouvons analyser « l’économie des âmes et l’écologie de l’esprit » (Citton, 2006, p. 214) propre aux végétaux.
6Comprendre l’intelligence végétale consiste à décrire les potentialités de frayage qui sont propres à ce type d’individus. L’objectif est d’étudier le végétal à la manière d’un·e éthologue qui observe le comportement d’un être pour analyser ses pratiques dans un environnement et comprendre les équilibres des pouvoirs en jeu, afin d’en déduire une éthique pour une écologie de l’activité (Szoniecky, 2021). Cela conduit à envisager une pensée végétale qui serait « un mode de penser non-cognitif, non-idéel et non-imaginant qui serait propre aux plantes (correspondant à ce que j’appelle “penser sans la tête”) » (Marder, 2013, p. 124), ou pour dire autrement : « une forme de pensée qui est entièrement sémiotique, mais non symbolique » (Kohn & Delaplace, 2018, § 21).
7Les comportements symptomatiques du végétal sont avant tout « le caractère fixé et autotrophe » (Hiernaux, 2018, p. 305) : une plante prend racine dans un lieu et produit sa propre matière organique à partir du minéral. Ces manières d’être ont développé chez les plantes de fortes capacités pour modifier leur milieu, transformer leur propre corps et transmettre cette « plasticité végétale » de génération en génération. Cette fixité exposant facilement leur corps à la prédation, il n’y a pas chez les plantes d’organe indispensable : « leur structure est constituée de modules répétés interactifs capables, à certaines conditions, d’assurer à eux seuls leur propre survie » (Mancuso et al., 2018, p. 167). Une plante ressemble davantage à une colonie plutôt qu’à une individualité, même si chaque plante possède sa composition chimique spécifique, elles sont « des singularités complexes » (Houle & Querrien, 2012, § 14) dont le mode d’existence est purement sensitif :
La plante contemple en contractant les éléments dont elle procède, la lumière, le carbone et les sels, et se remplit elle-même de couleurs et d’odeurs qui qualifient chaque fois sa variété, sa composition : elle est sensation en soi. (Deleuze & Guattari, 1991, p. 200)
8Il n’y a donc pas d’intelligence végétale, mais plutôt des intelligences propres à chaque plante. Les végétaux possèdent des pouvoirs de discerner, de délibérer et d’agir plus ou moins développés suivant les individus. Les plantes peuvent discerner à partir d’une quinzaine d’autres sens, en plus des nôtres :
Ainsi, elles perçoivent et calculent la pesanteur, les champs électromagnétiques ou l’humidité, et sont en mesure d’analyser de multiples gradients chimiques. (Mancuso et al., 2018, p. 14)
9Bien qu’elles n’aient pas de cerveau, elles peuvent tout de même délibérer, par exemple lorsque les apex racinaires doivent trouver un équilibre entre des impératifs contradictoires en effectuant des évaluations sophistiquées (p. 184). De même, elles changent de comportement face à une plante de la même espèce et davantage encore lorsqu’il s’agit d’un individu ayant des caractéristiques génétiques proches, en adoptant une attitude « altruiste » avec des plantes issues d’une même descendance (p. 129).
10Concernant leurs pouvoirs d’agir, ils ne se résument pas à leur capacité de produire de la matière très utile pour construire à la fois de petites choses, comme un simple bouton de pantalon et le pantalon lui-même, mais aussi des structures gigantesques, comme les charpentes de nos cathédrales dont les pierres ont été maçonnées grâces aux échafaudages et aux cintres en bois. Le pouvoir d’agir des plantes est fondamental comme aliment de base pour toute la chaîne du vivant, mais aussi comme substance active pour de nombreux médicaments. Les plantes sont aussi capables de communiquer avec les autres êtres qui composent l’écosystème auquel elles participent. Par exemple, pour prévenir de l’arrivée d’un insecte ravageur, les plantes peuvent changer leurs compositions chimiques, afin qu’elles soient moins favorables à l’agresseur et informent les autres plantes de l’arrivée d’une menace. Les plantes communiquent aussi avec des animaux, par exemple chez certaines orchidées qui prennent la forme d’un insecte femelle pour attirer le mâle. Plus globalement, les plantes sont capables d’influencer les évolutions de l’écosystème, et cela depuis beaucoup plus longtemps que les animaux. Enfin, les plantes ont le pouvoir d’agir sur nos imaginaires en stimulant la production de symboles (Harrison, 2010) – « l’imagination est un arbre », écrivait Bachelard (1941, p. 250).
11Si les intelligences végétales constituent encore à ce jour un angle mort du numérique, c’est qu’elles pourraient constituer des modèles très pertinents pour comprendre et concevoir des écosystèmes info-communicationnels complexes (Szoniecky, 2017). On peut en effet imaginer des démarches par lesquelles l’observation des systèmes vivants influence la conception des systèmes techniques (Provost et al., 2020), par exemple au niveau du design des interfaces humain/machine qui utilisent des arborescences, ou pour « la conception de “phyto-ordinateurs” recourant à des algorithmes fondés sur les capacités et les systèmes de calcul des plantes » (Mancuso et al., 2018, p. 211). La plasticité et la cohérence formelles que proposent les plantes inspirent une pensée diagrammatique, depuis au moins celle de Raymond Lulle au xive siècle avec son arbre des sciences. Ces modèles d’intelligence associent dynamismes, interactivités et réflexivités en respectant les conditions d’une pensée tout à la fois hiérarchique en niveau d’échelles, associative en communauté de rapports, et rhizomatique en potentialité de réseaux :
ce qui compte, c’est que l’arbre-racine et le rhizome-canal ne s’opposent pas comme deux modèles : l’un agit comme modèle et comme calque transcendants, même s’il engendre ses propres fuites ; l’autre agit comme processus immanent qui renverse le modèle et ébauche une carte, même s’il constitue ses propres hiérarchies, même s’il suscite un canal despotique. (Deleuze & Guattari, 1980, p. 31)
12 Au-delà des capacités de discernement et de communication, au-delà d’un modèle de pensée, les intelligences végétales stimulent chez certain·es l’inspiration d’une organisation sociale beaucoup plus juste et équilibrée :
Communauté de croissance au sein de communautés de croissance plus larges, elle doit nous fournir un modèle concret d’organisation politique et de cohabitation, de réflexion et d’action. Telle est la promesse du phytocentrisme à venir. (Marder, 2014)
13Longtemps considérées comme des existences insignifiantes dans une hiérarchie du vivant qui les plaçait entre le minéral et l’animal, les plantes retrouvent aujourd’hui une place prépondérante comme actrices clés de la vie sur Terre, mais aussi comme source d’inspiration pour des modes d’existence plus en adéquation avec l’environnement. Leurs intelligences peuvent sans doute nous montrer comment arrêter nos courses folles, tout en vivant en pleine conscience.
Bibliographie
Références
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Bachelard, G. (1941). La terre et les rêveries du repos : essai sur les images de l’intimité. Corti.
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Citton, Y. (2006). « Noo-politique spinoziste ? », Multitudes, 27.
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Houle, K.L.F., Querrien, A. (2012). « Devenir-plante », Chimères, 76 (1).
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Roger, A. (2008). Bréviaire de la bêtise. Gallimard.
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Szoniecky, S. (2017). Écosystème de connaissances : méthode de modélisation et d’analyse de l’information et de la communication. ISTE.
Szoniecky, S. (2021). « Conception d’un crible pour mesurer collectivement les impacts écologiques de l’activité », Les Cahiers du numériques. Lavoisier.
Auteur
Maître de conférences à l’université Paris 8 et au laboratoire Paragraphe, explore de nouvelles méthodes de design des connaissances dédiées au développement d’une intelligence collective centrée sur la stimulation, l’expression et le partage des sensibilités individuelles.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
Performer les savoirs
Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)
2022
Architectures of memory
Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
Glossaire critique et amoureux
Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023