Inconscient technologique
p. 245-246
Texte intégral
1De même que Freud nous a invité·es à considérer notre pensée consciente comme le sommet d’un iceberg dont la grande masse resterait non-consciente, et dont une partie serait sélectivement refoulée comme inconsciente, de même certaines approches du numérique attirent-elles notre attention sur tout ce qui, dans nos usages du numérique, échappe à notre conscience – et qui en constitue donc un angle mort omniprésent.
2L’anthropologue et géographe Nigel Thrift a ainsi proposé de parler d’« inconscient technologique » pour désigner toutes les infrastructures techniques, situées généralement hors de portée de nos perceptions et de notre compréhension, dont le fonctionnement conditionne nos capacités à nous orienter dans l’espace, le temps, la socialité et l’action. Depuis le système des adresses postales mis en place à partir du xviie siècle et jusqu’au GPS, en passant par les codes-barres, les cartes de crédit et les adresses IP, notre identité positionnelle est structurée en profondeur par des appareillages techniques et institutionnels auxquels nous ne pensons que rarement, mais qui nous permettent de nous penser comme nous nous pensons, dans nos localisations spatiales aussi bien que dans nos repérages temporels.
3La chercheuse en littérature Katherine Hayles propose pour sa part de regrouper sous l’expression générale « agencements cognitifs » (cognitive assemblages) les hybrides de plus en plus complexes que forment ensemble nos systèmes nerveux et les appareillages de sensibilité et de computation auxquels ils se trouvent connectés. Son ouvrage sur la puissance du non-conscient cognitif propose un cadre élargi particulièrement précieux pour mettre en lumière les nombreux angles morts du séparatisme aujourd’hui dominant qui isole indûment notre pensée humaine (consciente) des opérations accomplies par nos technologies numérisées. Elle résume ainsi ses principales conclusions :
les sujets humains ne sont plus contenus – ni même définis – par les limites de leur peau ; la plus grande partie de la cognition humaine se passe en dehors de la division conscience/inconscience ; la cognition s’étend à travers tout le spectre biologique, incluant les animaux et les plantes ; les appareillages techniques opèrent des processus cognitifs, et ce faisant ils influencent profondément les systèmes complexes humains ; nous vivons à une époque où l’écologie cognitive planétaire subit une transformation rapide, qui nous contraint de façon urgente à repenser la cognition et à réenvisager ses conséquences à une échelle globale.
Bibliographie
Références
Hayles, N.K. (2016). Unthought. The Power of the Cognitive NonConscious. Chicago University Press.
Thrift, N. (2016). « Inconscient technologique et connaissances positionnelles », Multitudes, 62. www.multitudes.net/inconscient-technologique-et-connaissances-positionnelles/
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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