Immédiacie, immédiateté, instantanéité
p. 236-237
Texte intégral
1Le déploiement du numérique a été associé à une accélération générale des procédures techniques et des activités humaines. La vie numérique sans cesse plus rapide a nourri chez ses utilisateur·rices les plus privilégié·es une impatience qui leur fait désormais attendre des réponses instantanées, nécessitant la mise en place d’infrastructures toujours plus coûteuses et dévoreuses d’énergie pour traquer toute perception d’un temps de latence devenu intolérable dans un univers voué au « temps réel ».
2L’un des angles morts de cette aspiration d’instantanéité est la pression toujours plus grande que subissent le temps de croissance et le travail de culture nécessaires au développement des pratiques humaines. Lors du colloque de Cerisy, Jean-Philippe Moreux, de la Bibliothèque nationale de France, relevait qu’au rythme actuel de traitement de ses fonds, la BnF aura besoin de 120 ans pour finir de numériser sa collection de périodiques sur Gallica. Pour être bien faites, certaines choses prennent du temps.
3Dès lors que tout doit réagir tout de suite, les écarts de déviations et les moments de réflexion se trouvent toujours plus réduits entre le stimulus et la réponse – restreignant d’autant l’intelligence des systèmes impliqués s’il est vrai, comme le répétait Gilles Deleuze à la suite d’Henri Bergson, que c’est dans les écarts et les retards entre stimulus et réponse que se loge la possibilité d’une action intelligente.
4Mais cette aspiration d’instantanéité n’est peut-être elle-même qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, qu’on pourrait désigner par une formule apparemment paradoxale : l’angle mort de toute médiation, c’est la médiation elle-même. Dans nos communications habituelles, nous tendons à focaliser notre attention sur le contenu communiqué. Seules des habitudes assez particulières (caractéristiques de l’attitude esthétique) nous poussent à porter notre attention sur les manières choisies pour s’exprimer. Nous ne regardons pas des écrans, mais les représentations qui s’affichent sur ces écrans (voir Image-représentation).
5Cette scotomisation spontanée de l’intermédiaire constitué par la médiation a été baptisée d’immédiacie par Jay David Bolter et Richard Grusin – par opposition à l’hypermédiacie, qui consiste au contraire à faire apparaître l’intermédiation comme telle (en multipliant les cadres à l’intérieur d’une image ou en montrant son masque du doigt). Les auteurs soulignent avec raison les profondes ambivalences des cultures numériques envers ces deux tendances opposées. D’un côté, l’aspiration d’instantanéité nourrie et sans cesse relancée par le développement de technologies d’illusion de plus en plus rapides et puissantes semble pousser ces cultures vers de plus en plus d’immédiacie, au point de nous faire parfois prendre le monde numérique pour le monde tout court. L’impression d’immédiateté est ici d’autant plus illusoire qu’elle requiert des médiations d’autant plus complexes, coûteuses et fragiles.
6D’un autre côté, comme Lev Manovich l’avait bien souligné dès son ouvrage fondateur de 2001 sur Le langage des nouveaux media, les utilisateur·rices des dispositifs numériques semblent particulièrement souples dans leurs capacités à s’immerger et à s’émerger des mondes dans lesquels ces dispositifs les plongent. Qu’il s’agisse de jeux vidéo, de visionnement de films ou de consultation de sites d’information, les générations nées avec le numérique auraient développé une attitude « méta-réaliste » qui les rendrait plus promptes et plus agiles à la fois pour croire et pour critiquer ce qu’elles voient (voir Méta-réaliste).
7Toute nouvelle forme de médialité pousse ses utilisateur·rices à devoir réinventer leurs rapports avec elle. C’est peut-être un angle mort de nos analyses des cultures numériques que de ne pas voir à quel point elles contiennent déjà les germes qui leur permettraient de remédier à l’illusion d’immédiateté qu’elles intensifient.
Bibliographie
Références
Bardini, T. (2019). « Prémices d’une archéologie médiatique du temps réel », Écologies de l’attention et archéologie des média. UGA Éditions.
Bolter, J.D., Grusin, R. (2000). Remediation. Understanding New Media. MIT Press.
Manovich, L. (2010). Le langage des nouveaux media. Les presses du réel.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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