Humour
p. 222-224
Texte intégral
1Alors que l’humour est un pilier d’Internet depuis son origine, notamment à travers le versant de la « culture du LOL », il est pourtant une modalité de discours rarement employée à propos du numérique. Les imaginaires les plus généralement mobilisés sont du registre soit techno-utopique soit techno-dystopique. D’un côté, il y a les sourires figés, aux dents impeccablement blanches des dirigeants des Gafam nous assurant que tous les problèmes de l’humanité seront résolus par la technologie. De l’autre, les discours techno-critiques peu enclins à rire de choses aussi tragiques que l’extractivisme des minéraux rares, le digital labor des tâcheron·nes du clic racisés (Casilli, 2019), le capitalisme de surveillance (Zuboff, 2020) ou encore la destruction des écosystèmes (voir Extractivisme (le nouvel) et capitalisme de surveillance).
2Parallèlement, on entend une ritournelle selon laquelle on ne pourrait plus rien dire/rire sur les réseaux sociaux, car la société numérique serait cadenassée par le « politiquement correct » de minorités politisées bâillonnant toute forme d’humour un tant soit peu corrosif. Les chantres de cette ritournelle sont peut-être les mêmes qui déplorent également le manque de sérieux des réseaux sociaux condamnés à une culture du LOL aussi éphémère qu’inoffensive. Ce ne serait pas avec des vidéos de chatons que l’on pourrait faire la Révolution.
3 Et si l’humour constituait un véritable angle mort des discours sur le numérique ? Peut-être serait-il temps de ne plus s’interroger sur le fait de rire ou de ne pas rire sur Internet, pour commencer à rire d’Internet et de ses dispositifs numériques.
4L’humour, c’est cette façon qu’on a de générer le rire à partir d’une analyse de la réalité, en tournant en ridicule certains de ses aspects, par l’utilisation de la caricature, du trait d’esprit, du sarcasme ou encore de l’absurde. Il n’est pas une absence de sérieux, il est plutôt à considérer comme une autre modalité du sérieux. On peut même dire qu’il ne faut pas plaisanter avec l’humour, car il est fréquent que l’on arrive à dire, et à faire comprendre, des éléments importants et graves grâce à des formes d’humour, si l’on pense par exemple aux traits d’esprit si lourds de sens que s’échangent les couples, les ami·es et les membres d’une famille.
5En cela, l’humour recèle à l’évidence une puissance politique. On peut penser aux rôles des bouffons des rois au Moyen Âge, aux caricatures de Donald Trump dans Saturday Night Live, à l’importante équipe d’humoristes d’une radio nationale comme France Inter, ou encore à la dimension politique que peuvent tenir des journaux satiriques comme Charlie Hebdo ou le Canard enchaîné. L’humour, en tant que tel, joue un rôle de contre-pouvoir critique non négligeable.
6Où sont donc passés les rires que nous pouvons éprouver en regardant un mème, ou une humoriste de stand-up sur YouTube ou Netflix, lorsque nous parlons d’Internet et du numérique en général ? Où sont les plaisanteries sur la logique de la blockchain, sur les data centers, ou sur l’absurdité écologique que représente le stockage de vidéos de chats sur YouTube ? Si l’on considère la viralité avec laquelle l’humour se répand sur Internet, on ne peut se passer de cette arme dans la guerre culturelle pour imaginer un autre numérique. L’humour ne pourra pas résoudre tous les dysfonctionnements du monde numérique, mais il pourrait certainement aider à faire passer certains messages et à renforcer certaines lignes éthiques et politiques à ne pas dépasser.
7 Cet angle mort, comme toujours, n’en est pas complètement un. Force est de constater que l’humour est exploité par les Gafam qui emploient des humoristes afin d’écrire des plaisanteries pour leurs assistants vocaux ou leurs applications. Leur but étant de rendre « plus humaines » leurs machines, montrant ainsi leur adhésion à la réflexion du philosophe Henri Bergson dans Le rire (2013) selon laquelle le rire est proprement humain, un objet ou un animal ne pouvant susciter le rire que dans des processus d’anthropomorphisation.
8Peut-être que les discours critiques sur les dispositifs numériques et sur Internet pourraient s’inspirer des Gafam pour créer des partenariats entre militant·es, universitaires et comédien·nes Youtubeur·ses humoristes afin d’écrire des plaisanteries à faire circuler dans la société : monter des one (wo) man show qui tourneraient sur les scènes du pays, réaliser des sketchs disponibles sur Instagram, etc. Des signaux faibles d’un humour critique sur le numérique commencent à apparaître, comme la sortie du film Effacer l’historique (2020) de Benoît Delépine et Gustav Kervern, auteurs en autres de sketchs pour les émissions Groland et Les Guignols de l’info, film dans lequel un trio de Gilets Jaunes entre en guerre contre les Gafam.
9Peut-être que rire d’Internet et des dispositifs numériques ne permettra pas d’entraver l’extension de leurs logiques extractivistes, mais nous pourrons alors toujours nous dire que l’humour est, et restera, la politesse de notre désespoir.
Bibliographie
Références
Délépine, B., Kervern, G. (2020). Effacer l’historique. Les films du Worso.
Bergson, H. (2013). Le rire. Flammarion.
Casilli, A. (2019). En attendant les robots : enquête sur le travail du clic. Le Seuil.
Zuboff, S. (2020). L’âge du capitalisme de surveillance. Zulma.
Auteur
Docteur en littérature. Ses travaux de recherche portent sur la circulation des textes et des images à partir et sur les réseaux socionumériques. Il est le co-fondateur du groupe de recherche et de création Après les réseaux sociaux (http://after-social-networks.com).
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
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Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
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Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
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Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
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