Extractivisme (le nouvel)
Assemblage de concepts et d’allégories
p. 175-208
Texte intégral
Guide
Ceci est un assemblage – un assemblage de concepts et d’allégories.
1Le mot anglais assemblage (assemblage, agencement, dispositif) est généralement compris comme une collection ou un rassemblement de choses ou de personnes, une machine ou un objet constitué de pièces jointes, ou une œuvre d’art réalisée en regroupant des objets trouvés ou sans rapport entre eux. Cette entrée, la carte et les textes qui l’accompagnent sont précisément cela : un grand assemblage désordonné de différents concepts et idées, assemblés en une image semi-cohérente ou, disons, une carte, une vision du monde.
2Les concepts sont principalement représentés ici visuellement sous forme d’allégories. Les dictionnaires définissent l’allégorie comme une histoire, un poème ou une image qui peut être interprétée pour révéler un sens caché, généralement moral ou politique. Toutes ces allégories et tous ces concepts, réunis sous la forme d’un assemblage, créent ensemble le plan d’une superstructure semblable à une machine, ou à une super allégorie. En ce sens, nous avons ici une structure allégorique presque fractale – une allégorie dans une allégorie dans une allégorie.
3Cette œuvre prend trois formes qui peuvent difficilement fonctionner indépendamment : la carte – qui tente de présenter la superstructure ou la vue d’ensemble (voir p. 205) ; le guide – qui traite des concepts et des allégories individuelles (p. 174-206) ; les références – qui donnent sources et pistes de lecture (p. 206-207).


41. Gravité. L’artiste française Louise Drulhe a introduit la notion de gravité dans la réflexion sur la topographie d’Internet. Comme dans la théorie de la relativité d’Einstein, les objets massifs courbent l’espace et le temps de cet univers virtuel proportionnellement à leur poids, défini par le nombre de leurs utilisateur·rices et de leurs contenus, ils courbent l’espace et le temps de cet univers virtuel. Nous pouvons donc considérer les monopoles et conglomérats massifs tels que Google et Facebook comme d’énormes trous noirs qui, par leur gravité, créent un champ si intense qu’il attire et avale le contenu et les utilisateur·rices.
52. Force. Nous pouvons affirmer que de nombreux autres vecteurs potentiels et de nombreuses autres forces sociales contribuent à cette force gravitationnelle. La peur de l’isolation sociale ou de rater quelque chose (fear of missing out), l’insécurité économique et professionnelle, les attentes irréalistes en matière d’efficacité et de productivité dans un environnement qui ne laisse le choix qu’entre l’adaptation et la disparition, les dépendances, dépressions et angoisses sur mesure, les systèmes d’économie de la réputation : ce ne sont là que quelques-uns des autres vecteurs qui constituent les forces sociales qui nous maintiennent, avec ou sans notre volonté, attachés à ces plateformes. L’opting out (c’est-à-dire le choix de la déconnexion) est devenu un privilège qui nécessite un ou une être humain·e surnaturel·le, qui puisse se permettre économiquement de ne pas participer au système, qui bénéficie d’une force et d’une paix quasi nirvanesque pour surmonter tous ces défis. « Le coût social de l’opting out est devenu si élevé que la non-participation est essentiellement un fantasme » (Brunton & Nissenbaum, 2015).

63. Les trous noirs. Notre héros imaginaire, ou ce que Federico Campana appelle l’entité générale abstraite (EGA)6, nage contre la force gravitationnelle de l’une de ces plateformes. Alors qu’iel flotte, imperceptiblement, le courant devient de plus en plus rapide, même s’iel ne voit pas encore le trou. Les EGA peuvent nager en sécurité jusqu’à ce que, sans même s’en rendre compte, iels franchissent le point de non-retour. En glissant vers la singularité définie par la masse de ces géants, les utilisateurs·rices et les contenus passent au-delà de l’horizon des événements, la frontière imaginaire de l’espace-temps, au-delà de laquelle il n’y a pas de retour dans la partie extérieure de cet univers. L’horizon des événements définit la ligne au-delà de laquelle le prix social et économique de la sortie de ces plateformes devient trop élevé. Peu importe la vitesse à laquelle les EGA essaient de nager, le courant les tirera vers le centre du trou noir. Sans même s’en rendre compte, l’acteur·rice de cette histoire est en train de tomber vers le trou dans une nouvelle allégorie – la caverne.

74. Allégorie de la caverne. Ce qui se passe au fond de ce trou noir métaphorique peut être décrit par l’allégorie de la caverne de Platon (1982, 514 a, 2 à 517 a, 7). Platon décrit un groupe de personnes qui passent toute leur vie enchaînées aux parois d’une caverne à regarder un mur vide. Ces personnes observent les ombres d’objets réels projetées sur ce mur, leur donnant des noms et des significations. Dans notre histoire, le scénario et la mise en scène de ce spectacle d’ombres sont confiés à des machines humano-algorithmiques qui régulent, filtrent, censurent et modèrent le contenu projeté sur les murs de la caverne. Les éléments et contenus existants en dehors de cette grotte et de cet horizon d’événements créent un flux d’informations, un théâtre d’ombres. Ou, ce que Guy Debord (1967) décrira comme « une immense accumulation de spectacles composés d’images, de sons, de textes, d’émotions et de significations. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ».
85. Platopticon. Cependant, il ne s’agit pas d’une seule salle, mais d’une multitude de représentations simultanées et différentes. La gravité de ces géants de la technologie retient des milliards d’utilisateur·rices/travailleur·ses/produits au fond de ces grottes. Chaque utilisateur·rice détenu·e dans sa propre caverne est exposé·e à une pièce de théâtre conçue et adaptée à sa seule personne. Cet espace personnel autocentré est rempli d’images et de significations sélectionnées par des algorithmes en partie en fonction de ses réactions affectives et cognitives. L’utilisateur·rice se trouve dans un cercle fermé spécifique, communiquant avec soi-même dans une forme particulière d’auto-stimulation et exposé·e à un flux constant de spectacle. Cette grotte ou cellule de prison est donc un lieu de plaisir dont, comme dans la caverne de Platon, le ou la prisonnier·e n’a même pas la volonté de sortir. Dans cet assemblage d’allégories, des millions de grottes ou de cellules de prison forment la structure unique et invisible du panopticon (Bentham, 1787). La tour centrale de cette structure a deux fonctions principales : projeter le contenu sur les murs des cavernes ; surveiller et capturer les ombres numériques des prisonnier·es qui se reflètent sur le mur opposé.

96. Architecture de lacaverne. Les murs de la grotte et de la tour sont constitués de multiples strates opaques et sont construits principalement par un travail fantôme (Gray & Suri, 2019) ou invisible. Les briques de cette structure sont constituées de boîtes noires, de codes fermés et de hardware, collés ensemble par l’infrastructure de réseau invisible. Elles sont recouvertes de couches de secrets d’entreprise, de brevets et de droits d’auteur. L’EGA prisonnière est debout au milieu de la grotte, face à l’interface. Les interfaces encadrent et structurent le spectacle algorithmique d’images projetées. Elles sont le bureau compartimenté du travail immatériel. Bien qu’elles soient une manifestation directe de règles, de réglementations et de taxonomies, elles parviennent à masquer ce qui est caché sous elles. Elles définissent directement ou indirectement ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire. Elles sont à la fois des outils et des cadres discursifs. Elles sont instituées en tant qu’ordre du discours et incarnent le pouvoir disciplinaire de la plateforme. Le spectacle d’un flux constant d’informations projeté par l’interface crée une ombre numérique sur le mur opposé de la grotte. L’ombre numérique projetée sur le mur est un champ de ressources dans lequel des milliers d’agents de capture, tentacules du complexe de surveillance rhizomatique, extraient des informations.
107. Triangle du digital labor. Cette grotte n’est pas seulement une cellule de prison panoptique, elle remplit aussi la fonction d’un atelier d’usine et d’un appareil d’extraction de ressources. Les prisonnier·es-ouvrier·es exercent leur triple fonction de travailleur·se, de ressource et de produit (Fuchs, 2014). Les prisonnier·es des grottes, constamment attaché·es aux plateformes numériques, effectuent différentes formes de travail, le plus souvent immatériel et rarement rémunéré, comme scroller, liker, partager, commenter ou créer du contenu (c’est le côté travail de ce triangle). Dans le même temps, chaque mouvement ou réaction émotionnelle est enregistrée en continu. Ces données deviennent une ressource pour différentes formes d’exploitation. Enfin, en consommant le contenu projeté sur les murs de la grotte, l’utilisateur·rice est finalement un produit final vendu aux annonceurs.
118. Recherche d’informations. De chaque cellule et à travers le noyau de la tour du panopticon, des flux d’informations affluent vers l’une des structures centrales de cette image – la banque de données. Dans l’univers orwellien, cette structure est connue sous le nom de Département des archives au sein du ministère de la Vérité (Orwell, 1949). Dans le film Brazil de Terry Gilliam (1985), c’est le lieu de la Récupération des informations. La banque de données n’est pas seulement la salle des machines, mais le pouvoir lui-même. À partir de là, nous examinerons trois processus cruciaux pour cette histoire. D’un premier côté, les données personnelles extraites, stockées et analysées façonnent le portrait multidimensionnel de l’individu. Le deuxième processus est celui du stockage, de l’analyse et du classement de tous les produits du travail de l’utilisateur·rice, pour former le spectacle informationnel des images, des significations et des réputations. Dans le troisième processus, cette structure se trouve au sommet de l’exploitation des esprits, des corps et de la nature humaine.

129. Création du Dividu. Dans son célèbre essai Post-scriptum sur les sociétés de contrôle (1992), Deleuze envisage une forme de pouvoir qui n’est plus basée sur la production d’individus mais sur la modulation de « dividus » (ou « dividuels »). Les individus sont déconstruits en empreintes numériques, ou dividus, qui sont administrés par des « banques de données ». Notre comportement en ligne est capturé, traité et déconstruit en vecteurs statistiques, groupes, modèles et anomalies. Chacun de nos mouvements est attentivement analysé par des milliers de fonctions mathématiques, d’algorithmes et de systèmes d’apprentissage automatique. Ce système ne nous considère pas comme des récits linéaires issus de notre comportement de navigation, de nos métadonnées ou de nos mouvements dans l’espace physique, mais comme des projections statistiques en n-dimensions. Chacun de nos clics affine la résolution et la complexité de ce portrait statistique, ou corps de données, abstrait et en constante évolution.
1310. Portraits multidimensionnels. Ce portrait multidimensionnel de l’individu, constitué de millions de points de données dans des centaines de dimensions, peut être considéré comme ce que Deleuze nomme « dividuel ». « Un sujet humain physiquement incarné qui est divisible à l’infini et réductible à des représentations de données via les technologies modernes de contrôle » (1992). Le Critical Art Ensemble décrit ce corps de données comme « le frère fasciste du corps virtuel, une forme virtuelle beaucoup plus développée, et qui existe au service complet de l’entreprise et de l’État policier » (1998). L’image complète de notre être dividuel ou corps de données n’est pas centralisée en un seul endroit mais est répartie sur des centaines de centres de données dans l’assemblage rhizomatique de l’économie de la surveillance et des acteurs gouvernementaux. Ce portrait d’assemblage non hétérogène et dispersé existe à travers le système des marchands de données, l’échange officiel et non officiel de données en flux constant. Comme le décrit Marco Deseriis dans The Politics of Condividuality : « le dividuel est toujours ouvert à l’interaction, toujours prêt à être détaché et attaché à d’autres dividuels. Ainsi, par rapport à l’individu – qui s’enorgueillit de ses propriétés uniques – le dividuel a l’avantage d’être combinable avec d’autres êtres divisibles qui partagent certaines propriétés avec lui » (2018). Selon Matteo Pasquinelli, « les dividuels ne décrivent pas simplement un sujet atomisé mais rendent possible la consolidation posthumaine d’agents collectifs en tant que condividuels, ou en tant que superjets » (2018).
1411. Extraction de contenu. Tous les produits du digital labor (commentaires, textes, livres, images, vidéos) sont récoltés par des plateformes de contenu et une multitude d’agents de capture différents. Chaque page web ou autre élément de contenu qui est capturé « dans la nature » est rendu et analysé. Ce contenu est extrait en centaines de signaux différents traités par les lentilles algorithmiques qui détermineront plus tard la position et le rôle de cette page dans leur Ordre des Choses et leur Projection du Monde.
1512. Instruments de mesure et de perception. Le contenu collecté et les données extraites deviennent une ressource d’entreprise permanente pour créer des topologies multidimensionnelles, dynamiques et complexes dans lesquelles chaque donnée devient un objet lié contextuellement à d’autres objets. Dans cette carte, sur ce nouveau méta-territoire, rampent des centaines de fonctions mathématiques, d’algorithmes et de réseaux neuronaux différents que nous pouvons appeler, comme dans le diagramme et l’essai Nooscope : « Instruments de mesure et de perception » (Pasquinelli & Joler, 2020).
1613. Lentilles. « Les instruments de mesure et de perception comportent toujours des aberrations intrinsèques. De la même manière que les lentilles des microscopes et des télescopes ne sont jamais parfaitement curvilignes et lisses, ces lentilles logiques comportent des défauts et des biais. Comprendre le machine learning et les algorithmes et enregistrer leur impact sur la société revient à étudier dans quelle mesure les données sociales sont diffractées et déformées par ces lentilles » (Pasquinelli & Joler, 2020). La forme des lentilles algorithmiques est soigneusement conçue pour projeter une image conforme aux intérêts financiers de la plateforme et à ses objectifs et valeurs politiques.
1714. Filtres. Outre les instruments de vérité et d’ordre numériques incarnés par leurs algorithmes et leurs réseaux neuronaux, les plateformes impliquent souvent des lois et des régulations directes. Elles ont un pouvoir direct de réglementation sur ce qui peut être vu ou dit, sur les types de contenu qui peuvent ou non exister dans leur univers. Ici, nous représentons visuellement ces lois et réglementations comme des filtres. Tout comme les lentilles algorithmiques, le tissu de ces filtres est façonné en fonction des intérêts financiers, des objectifs politiques et des valeurs politiques des plateformes.

1815. Bulles. Le flux du spectacle n’est pas un flux unique mais des milliards de flux personnalisés d’images, de sons et de significations. Sur la base des portraits multidimensionnels des individu·es, les algorithmes et les réseaux neuronaux dirigent soigneusement des jeux personnalisés vers chaque utilisateur·rice. Dans ce simulacre (Baudrillard, 1981), notre EGA principal·e est le centre d’un petit univers dans lequel son opinion et son attitude comptent. Les utilisateur·rices enfermé·es dans leurs bulles/cavernes sont positionné·es dans différents territoires algorithmiques et statistiques. Les montagnes et les vallées de ces paysages invisibles multidimensionnels en constante évolution regroupent les bulles individuelles et créent de nouvelles relations, taxonomies et ontologies.
1916. Projection du monde. Les instruments de mesure et de perception sont des classements définissant les hiérarchies et les relations entre les contenus, les utilisateur·rices et les significations. Ils définissent le régime numérique de vérité et d’ordre7. Ce régime est un prisme à travers lequel le monde est projeté sous la forme du flux constant de spectacles (Debord, 1967) sur les murs des cavernes.

2017. Moteurs d’extraction. Grâce aux outils d’extractivisme numérique de l’ère de l’information, tout devient une frontière potentielle d’expansion et d’extraction. De la profondeur du code ADN dans chaque cellule de l’organisme humain jusqu’aux vastes frontières des émotions humaines, du comportement et des relations sociales, en passant par la nature dans son ensemble – tout se trouve inclus dans le territoire du nouvel extractivisme. Comme nous le soulignons dans Anatomy of an AI (Crawford & Joler, 2018), en ce moment du xxie siècle, nous assistons à une nouvelle forme d’extractivisme qui est en bonne voie : une forme qui atteint les coins les plus reculés de la biosphère et les couches les plus profondes de l’être cognitif et affectif humain. Des milliers d’entreprises et d’acteurs gouvernementaux rivalisent pour planter leurs drapeaux dans les territoires inexplorés de nos paysages comportementaux, émotionnels et cognitifs, envahissant de plus en plus profondément nos corps et nos esprits. Une fois le territoire envahi, le processus d’enfermement et d’exploitation est mis en place.

2118. Enclosure. « L’enclosure de la biodiversité et des connaissances est la dernière étape d’une série d’enclosures qui a commencé avec la montée du colonialisme », explique Vandana Shiva (1997). Cependant, de nouvelles formes d’extractivisme s’étendent dans des territoires situés loin derrière l’enclosure de la biodiversité et de la connaissance. C’est pourquoi nous ne parlons plus seulement de l’économie de la connaissance, mais de l’économie de l’attention, de l’économie de l’émotion et de bien d’autres « nouvelles économies » nées de l’invasion de nouveaux territoires d’extraction.
2219. L’affinité pour l’infini. Dans son essai Presenting the Unpresentable : The Sublime, Jean-François Lyotard (1982) introduit l’expression « affinité pour l’infini ». Selon lui, les domaines de l’art contemporain, de la techno-science et du capitalisme ont la même aspiration : repousser les limites vers un horizon potentiellement infini. Lors du passage vers l’ère de l’information, le capitalisme a eu l’occasion de satisfaire son affinité pour l’infini, de former et de conquérir un nombre infini de nouveaux territoires, de créer de nouveaux mécanismes d’accumulation du capital dans ces nouveaux espaces et de formuler de nouvelles formes d’exploitation. Nous voyons ici une incarnation contemporaine de l’histoire « De la rigueur de la science » écrite par Borges en 1946. Que nous parlions de l’indexation de l’ensemble du monde en ligne, de la numérisation de tous les livres qui ont été imprimés jusqu’à présent, de la cartographie du globe entier ou de la cartographie des personnes à travers leurs profils, nous parlons de la tendance de ces entreprises, dans leur affinité pour l’infini, à créer les cartes qui couvrent l’Empire tout entier.
2320. Au-delà de la capture. Nous nous trouvons au bord imaginaire et nous regardons les territoires situés au-delà des limites de l’extraction, au-delà des capacités de capture, de conquête et de marchandisation. Existe-t-il un mot ou un sens qui ne soit pas capturé par cette gigantesque méta-structure et les millions d’araignées et de capteurs synthétiques qui enregistrent les multiples aspects de la réalité ? Comment pouvons-nous examiner sans leur nuire ces mots ou ces significations fragiles qui ont échappé au processus de capture ? Comment pouvons-nous parler d’eux sans les exposer et les capturer ? Comment prendre soin des écologies qui existent au-delà de la frontière de la capture, et comment les cultiver ?

2421. Surveillance rhizomatique. L’assemblage de surveillance à l’échelle planétaire (Haggerty & Ericson, 2003) est l’une des infrastructures critiques qui sous-tendent les nouvelles pratiques d’extractivisme. Des milliers d’entreprises et d’acteurs gouvernementaux sont indépendants les uns des autres et collectent des informations sur nous. Grâce au réseau invisible de revendeurs de données, de partenariats publics et non publics, ces éléments d’information circulent en permanence et forment une seule entité fonctionnelle. L’assemblage de surveillance peut être vu comme l’une des structures rhizomatiques décrites par Deleuze et Guattari.
2522. Agents de capture. Au bout de chacune des racines du rhizome, à la pointe des tentacules du rhizome de surveillance planétaire se trouvent un ou plusieurs capteurs. Ces agents de capture peuvent prendre de nombreuses formes et tailles – depuis les minuscules morceaux de code, les crawlers qui parcourent le Web en collectant des informations sur chaque page, en passant par les senseurs qui captent les battements de cœur et les caméras de surveillance qui capturent nos visages, jusqu’au réseau complexe de satellites en orbite autour de la Terre et de dispositifs de localisation. Ils peuvent voir la réalité à travers toute la gamme du spectre électromagnétique : des rayons gamma et des rayons X aux micro-ondes et aux ondes radio, en passant par l’infrarouge et la lumière visible. Ils peuvent être invisibles comme un pixel Facebook ou massifs comme un radiotélescope de 500 m de large.

2623. Le corps et l’esprit comme territoire. Dans notre monde anthropocentrique, le territoire du corps et de l’esprit humain est l’une des strates d’extraction les plus explorées et exploitées. Le processus de quantification s’étend aux mondes affectif, cognitif et physique de l’humain. Toutes les formes de données biologiques – y compris les données médico-légales, biométriques, sociométriques et psychométriques – sont capturées et enregistrées dans des bases de données pour l’entraînement de l’IA, le profilage psychologique, le nano-ciblage et de nombreuses autres formes d’exploitation des données. Cette croisade ne porte pas seulement sur la quantité de données, mais aussi sur leur qualité et leur diversité afin d’obtenir un spectre complet de couleurs et de résolutions dans nos portraits multidimensionnels qu’ils sont en train de peindre. En outre, comme l’a souligné Pasquinelli (Pasquinelli & Joler, 2020), le processus d’extraction de l’« intelligence analytique » des formes les plus diverses de travail humain et le transfert de cette intelligence dans une machine constituent une autre partie cruciale du processus.

2724. Digital labor. En 1750, Diderot et d’Alembert publient le premier volume de l’Encyclopédie, qui se propose de couvrir toutes les branches du travail humain. Deux cent trente ans plus tard, ce genre d’entreprise est beaucoup plus difficile, car le travail est aujourd’hui occulté, caché derrière des couches de transparences et de complexité. Comme l’explique Christian Fuchs dans Digital Labour and Karl Marx (2014), différentes formes de travail et de relations font partie de la production contemporaine de la technologie numérique. Le travail d’esclave dans l’extraction minière au Congo, l’accumulation primitive et la production de plus-value absolue chez Foxcon en Chine, le body shopping des travailleur·ses indien·nes des TIC, une armée de micro-travailleur·ses fantômes derrière la plateforme Mechanical Turk, les travailleur·ses des centres de distribution d’Amazon, les utilisateur·rices non rémunéré·es et l’aristocratie du travail de Google font tous et toutes partie du système de commerce triangulaire évolué au sein d’une usine opérant désormais à l’échelle planétaire. Ces formes de travail et bien d’autres sont nécessaires pour produire et faire fonctionner ce système d’extraction à l’échelle planétaire.
2825. Le surplus comportemental. Comme le souligne Shoshana Zuboff (2019), le capitalisme de surveillance traite le comportement de manière à ce qu’il puisse être analysé en unités observables et mesurables. Une fois qu’il est analysé sous forme de comportement, il est transformé en données. C’est ce qu’elle appelle le « surplus comportemental ». Puisque nos corps, nos esprits et nos comportements sont l’une des ressources ultimes du nouvel extractivisme, chaque segment de notre existence peut être considéré comme une forme de travail direct ou indirect produisant des données en tant que surplus comportemental. Lorsque nous respirons, marchons ou dormons, chaque émotion que nous ressentons, notre attention, notre température corporelle ou les maladies que nous avons, tout peut produire un surplus comportemental s’il est capturé par cet énorme appareil de surveillance. En ce sens, même notre simple existence peut être considérée comme du travail.
2926. Digital identity labor. Comme l’a souligné Kristian Lukic dans son essai Colonization with Love (2016), les freelances, les auto-employé·es, les sans-emploi et toutes les zones grises intermédiaires qui constituent aujourd’hui le monde du travail doivent consacrer de plus en plus d’heures à l’entretien de leurs profils et à l’offre (in) directe de leur expertise, de leur expérience, de leurs réussites, de leurs opinions et de la documentation de leurs travaux et activités, à l’instar des travailleur·ses du sexe dans les vitrines des quartiers chauds. Il faut beaucoup de privilèges et de stabilité financière et psychologique pour ne pas participer aux systèmes d’économie de la réputation modérés par ces plateformes. Le travail sur l’identité numérique est le travail forcé du xxie siècle, et comme nous l’avons déjà mentionné, ne pas y participer est essentiellement un mythe. Cela crée une société auto-disciplinaire spécialisée dans la détection et le ciblage des anomalies humaines. Lorsque chaque anomalie est détectée, le système calcule les risques et décide des liquidités individuelles.


3027. Le travail non humain. Il est important d’essayer de sortir d’un point de vue anthropocentrique et de considérer le travail non humain comme une partie de la mosaïque globale. Nous pouvons faire un zoom arrière dans le temps profond et considérer le travail des plantes et des animaux préhistoriques intégré dans la formation du carbone qui est brûlé comme combustible pour les centres de données, les infrastructures et nos appareils. Des millions d’années de travail non humain ont été brûlées pour seulement deux cents ans de spectacle industriel. Plus loin encore, nous pouvons considérer le processus géologique comme une forme de travail de la Terre ou le processus de création des éléments comme une forme de travail de l’Univers. Néanmoins, nous n’avons pas besoin d’aller si loin dans le passé, et nous pouvons essayer d’observer tout le travail existant dans le microbiome de notre corps (Vanouse, 2019).

3128. Chaînes d’approvisionnement fractales. Les chaînes d’approvisionnement cachées derrière les moteurs de l’extractivisme sont des boîtes noires autant que les réseaux neuronaux ou les algorithmes cachés derrière les interfaces. L’idéologie californienne se présente sous la forme de bureaux colorés et ludiques, sous le soleil pérenne de la Silicon Valley, où la bourgeoisie numérique profite de playbor (Kücklich, 2015) et de nourriture cinq étoiles gratuite. L’analyse des couches invisibles de l’infrastructure numérique et des chaînes d’approvisionnement nous raconte une histoire différente. Dans Anatomy of an AI System (Crawford & Joler, 2018), nous avons utilisé l’image de la fractale de Sierpinski pour illustrer la complexité des chaînes d’approvisionnement et le processus d’exploitation qui y est intégré. Chaque triangle de cette fractale représente une phase du processus de production, depuis la naissance dans un processus géologique, en passant par la vie en tant que produit de consommation, jusqu’à la mort dans une décharge d’électronique.
3229. Hétéromation et travail fantôme. Au sein de la chaîne d’approvisionnement fractale, nous assistons à une danse perpétuelle entre le travail humain, le travail non humain, le travail terrestre et l’automation. Comme le souligne Matteo Pasquinelli dans le Nooscope (2020), l’automation est un mythe, car les machines, y compris l’IA, font continuellement appel à une assistance humaine. Hamid Ekbia et Bonnie Nardi (2017) appellent ce type de participation « hétéromation ». Un autre terme pour désigner ce travail humain invisible intégré à presque toutes les phases du processus de production est « travail fantôme » (voir Hétéromation).

3330. Sang, sueur et lacs toxiques. « Je souhaite à Dieu que ces calculs aient été exécutés à la vapeur ! » a déclaré Charles Babbage en élaborant ses plans pour son Difference Engine, ancêtre de l’ordinateur, au cours de l’été 1814 (Schaffer, 1994). Plus de 200 ans plus tard, les moteurs du nouvel extractivisme fonctionnent toujours au charbon et à la sueur humaine. Chaque clic ou swipe que nous faisons en ligne crée un petit trou dans le sol, rempli de déchets et de nuages toxiques. Chaque mouvement de matériaux et de données dans l’usine à l’échelle planétaire a son propre prix caché. Les chaînes d’approvisionnement sont optimisées pour maximiser le profit de quelques-uns, tandis que les coûts réels de la destruction qui s’ensuit sont partagés entre toutes les entités vivantes de la planète, dans le présent et dans le futur. Selon les mots de Mckenzie Wark (2016), « l’Anthropocène est une série de failles métaboliques, où une molécule après l’autre est extraite par le travail et la technique pour fabriquer des choses pour les humains, mais les déchets ne sont pas réintégrés pour que le cycle puisse se renouveler. Les sols s’épuisent, les mers se retirent, le climat se modifie, le tourbillon s’élargit : un monde en feu ».

3431. Agrandir l’écart. Dans le roman La Machine à explorer le temps de H.G. Wells, en l’an 802701, l’humanité s’est développée en deux espèces distinctes : les Éloïs et les Morlocks, suite à l’élargissement du fossé entre les différentes classes sociales sur une longue période. Les Éloïs mènent une vie ordinaire à la surface de la Terre, tandis que les Morlocks vivent dans le monde souterrain, servant les machines et produisant de la nourriture, des vêtements et d’autres produits pour les Éloïs. Alors que l’un fonctionne principalement dans l’espace d’une grotte-usine, l’autre sert la matérialité de cet espace dans les puits de mine, les ateliers d’usine et les bureaux du spectacle de la production mondiale de technologie, d’énergie et de ressources.

3532. Commerce triangulaire. Le système de commerce triangulaire le plus connu est la traite transatlantique des esclaves, pratiquée de la fin du xvie siècle au début du xixe siècle, qui transportait des esclaves, des denrées agricoles et des produits manufacturés entre l’Afrique de l’Ouest, les colonies des Caraïbes ou d’Amérique et les puissances coloniales européennes, avec les colonies de l’Amérique du Nord britannique. L’esclavage était au cœur du développement de l’économie mondiale moderne à l’échelle planétaire. Comme l’illustre Barbara Solow (1987), « à la fin du xviie siècle, le marchand de la Nouvelle-Angleterre, le planteur de la Barbade, le fabricant anglais, le marchand d’esclaves anglais et les négociants (et marchands) d’esclaves africains étaient réunis dans un réseau complexe d’activités économiques interdépendantes ». À partir de cette époque, le même modèle de flux constant au sein des vastes chaînes de production fractales s’est étendu dans le temps, l’espace et la complexité. La traite transatlantique des esclaves a évolué vers l’usine contemporaine à l’échelle planétaire.
3633. Chaînes du colonialisme numérique. « Par colonialisme numérique, nous entendons le déploiement du pouvoir impérial sous la forme de nouvelles règles, de nouveaux modèles, de nouvelles langues, de nouveaux systèmes culturels et de croyances servant les intérêts de la puissance dominante. Dans le passé, les empires étendaient leur pouvoir par le contrôle des actifs critiques, des routes commerciales aux métaux précieux. Aujourd’hui, les empires technologiques contrôlent le monde par le biais des données et de la propriété de la puissance de calcul, souvent avec la collaboration active des gouvernements les plus puissants du monde, dans le but de satisfaire leurs besoins » (Avila, 2020). Ce que Renata Avila, experte en droits de l’humain et en technologie, décrit ici comme le colonialisme numérique est enraciné dans les pratiques extractivistes illustrées sur cette carte. Néanmoins, cette dernière propose une compréhension extensive de ce terme. Les pratiques coloniales traditionnelles de contrôle des actifs essentiels, des routes commerciales, des ressources naturelles et de l’exploitation de la main-d’œuvre humaine sont encore profondément ancrées dans les chaînes d’approvisionnement, les chaînes logistiques et d’assemblage contemporaines des contenus, produits et infrastructures numériques. En ce sens, les chaînes du colonialisme numérique reposent à la fois sur l’extraction du surplus numérique et sur l’exploitation traditionnelle de la main-d’œuvre et des ressources8.
Carte

Bibliographie
Références
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Baudrillard, J. (1981). Simulacres et simulation. Galilée.
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Notes de bas de page
6 « The crumbling of subjectivity under Technic is accompanied by the emergence of a new existential figure : the abstract general entity (AGE) » (Campagna, 2018).
7 « Chaque société a son régime de vérité, sa “politique générale” de la vérité, définie par certains types de discours qu’elle accepte et fait fonctionner comme vrais ; par les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais et faux ; par les moyens par lesquels chacun·e est sanctionné·e ; par les techniques et les procédures auxquelles on accorde de la valeur dans l’acquisition de la vérité ; par le statut de celles et ceux qui sont chargé·es de dire ce qui compte comme vrai » (Foucault dans Rabinow 1991).
8 Joler, V. (2020). « New Extractivism ». www.extractivism.work. Ce travail est commandé par Digital Earth pour la publication de Vertical Atlas. Https : //extractivism.online
Auteurs
Professeur à l’Académie des Arts de l’université de Novi Sad et fondateur de la SHARE Foundation. Il dirige le SHARE Lab, qui explore les aspects techniques et sociaux de la transparence algorithmique, de l’exploitation du digital labor, des infrastructures invisibles et des boîtes noires technologiques.
Docteure en lettres et chercheuse en commissariat d’exposition. Elle se situe entre la pratique artistique interdisciplinaire, le cyber-féminisme et l’IA.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
Performer les savoirs
Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)
2022
Architectures of memory
Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
Glossaire critique et amoureux
Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023