Évangélisme technologique
p. 169-172
Texte intégral
1En 1983, Steve Jobs recrute Guy Kawasaki – élève du prédicateur évangéliste Billy Graham – afin d’élaborer une nouvelle méthode de marketing pour préparer le lancement du premier Macintosh : « l’évangélisme technologique » (cette expression ainsi que le terme « culte » sont utilisés par la firme Apple elle-même). Ils imaginent des stratégies de diffusion des produits Apple en s’inspirant des techniques de diffusion du christianisme. Les cultures numériques nous apparaissent généralement sous les traits de geeks, de hackers ou de start-uppers, ou alors de cyborgs et de microprocesseurs – mais pas de grands prêtres ou de bénitiers. La prégnance de l’évangélisme technologique dans les dynamiques de diffusion des innovations est pourtant l’un des angles morts du numérique.
2L’évangélisme technologique repose sur trois piliers :
- mettre en avant la dimension symbolique de l’objet à vendre ;
- mettre en scène les ruptures induites par les innovations techniques ;
- fédérer des communautés autour des objets techniques.
- Le spot publicitaire pour le premier Macintosh réalisé par Ridley Scott en 1984 ne montre pas l’ordinateur lui-même (son nom est à peine mentionné à la fin de la publicité), mais met au centre de la communication la valeur symbolique de cet ordinateur, associant ainsi la marque Apple et son produit à des valeurs issues de la contreculture des années 1960 : l’émancipation, la création et la libération contre le vieux monde orwellien que représente alors IBM. Une telle communication vise à conférer à l’objet vendu une certaine aura : un Macintosh est davantage qu’un simple ordinateur et le posséder, c’est faire partie des créativités non-conformistes qui écrivent l’Histoire. Cette aura est d’autant plus forte qu’une opacité sur la nature comme sur le fonctionnement des produits Apple est savamment entretenue, par la création de vis spéciales incompatibles avec un tournevis classique pour empêcher d’ouvrir le matériel produit par cette firme, par exemple.
- Le 9 décembre 1968, Douglas Engelbart (chercheur au Stanford Research Institute) et son équipe présentent un prototype d’interface graphique qui marque les esprits en introduisant un grand nombre d’innovations : utilisation d’une souris, copier-coller, liens hypertextes, etc. Cette présentation impressionna les personnes présentes, suscitant de l’émerveillement, de l’enthousiasme et un sentiment proche de l’extase : on parle d’« effet ouah ! » pour qualifier l’émotion générée par cette présentation aujourd’hui appelée « mère de toutes les démos ». Cette présentation d’Engelbart sous forme de grande messe a inspiré Steve Jobs qui, à chaque lancement d’un nouveau produit Apple, chercha à reproduire cet « effet ouah ! », par l’organisation d’une conférence de presse mettant en scène le produit, le présentant comme une innovation disruptive révolutionnant le quotidien (voir notamment la conférence de lancement du premier iPhone en 2007).
- Apple cherche à créer et/ou à s’appuyer sur des communautés existantes pour en faire des ambassadrices de la marque. Plutôt que de s’adresser directement aux utilisateur·rices, il s’agit de constituer un groupe influent de personnalités renommées appelé « le culte », composé d’expert·es et de l’élite du marché : dans le cas d’Apple, il s’agit de journalistes, d’utilisateur·rices spécialisé·es, de revendeur·ses, mais aussi de développeur·ses.
L’organisation de la promotion d’Apple par l’entremise du culte. Schéma : Adrien Péquignot.

3Apple ne paie pas les membres du culte mais tente d’en faire des personnes passionnées qui croient au rêve d’Apple, c’est-à-dire au fait que les produits Apple vont transformer le monde. Une fois conquises et proprement converties à la nouvelle religion, ces personnes regroupées dans le culte répandent (gratuitement) la bonne parole aux utilisateur·rices des produits Apple. La présence de ces communautés permet de faire des économies sur le marketing, d’avoir une armée de fervent·es admirateur·rices de la firme, mais aussi de sous-traiter un certain nombre de tâches onéreuses comme la recherche et le développement.
4Cette stratégie de marketing s’est étendue à d’autres entreprises, parfois bien au-delà du domaine de l’informatique. Mieux la comprendre nous semble important pour au moins deux raisons. D’une part, parce qu’elle illustre comment l’utopie cybernétique a été récupérée par certaines multinationales : le désir de transformation sociale à l’œuvre dans les mouvements hackers a été capté, en partie dévoyé et sorti de l’espace du politique, pour être réinvesti dans un objet de consommation. D’autre part, parce que cette stratégie de marketing donne à voir quelque chose qui caractérise notre époque : l’évangélisme technologique instaure un paradigme qui rend plus poreuses les frontières entre marque commerciale et culture, naturalisant la légitimité d’une marque commerciale à participer à notre culture de façon similaire à d’autres productions culturelles.
Bibliographie
Références
Bouquillion, P., Miège, B., Moeglin, P. (2013). L’industrialisation des biens symboliques. Les industries créatives en regard des industries culturelles. Presses universitaires de Grenoble.
Durand R. (2018). L’évangélisme technologique. De la révolte hippie au capitalisme high-tech de la Silicon Valley. FYP.
Auteur
Ingénieur en informatique, est actuellement doctorant en Sciences de l’information et de la communication à l’université de Paris 8 (EUR ArTeC, CEMTI). Ses recherches portent sur les sociabilités numériques qui s’expérimentent dans et par les médiations algorithmiques.
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