Entreprécariat
p. 150-152
Texte intégral
1Dans son livre Entreprecariat, Silvio Lorusso définit comme « entreprécaire » le statut de l’auto-entrepreneuriat à l’ère numérique (Lorusso, 2018). Le néologisme « entreprécariat » incarne l’antinomie d’un entrepreneuriat à l’avant-garde d’une productivité ininterrompue et d’une précarisation généralisée, made in Silicon Valley. Un discours bien établi sur le numérique associe ses innovations incessantes, ses enrichissements spectaculaires (Bill Gates, Jeff Bezos, Steve Jobs, Elon Musk) et ses révolutions technosociales au rêve de la start-up.
2Le travail en ligne prend ainsi l’apparence séduisante d’un exceptionnalisme entrepreneurial, dans lequel l’audace, la prise de risque, la persévérance et la positivité sont les conditions sine qua non de la réussite du travailleur indépendant. Dans un Web qui ne dort jamais, soumis à une compétition généralisée, le travail du start-upper est aussi, et surtout, une question de temps. La veille (pour ne pas rater la prochaine vague d’innovation), la vigilance (face à tout concurrent potentiel) et la curiosité (pour repérer ce qui émerge fatalement d’outside the box) sont des devoirs de tout instant. Pas de sommeil pour les braves ni pour les start-upper.
3Le régime de l’entreprécariat est l’angle mort du rêve (toujours éveillé) de la start-up nation. Dans un régime de capitalisme informationnel, le statut de freelancer devient la matrice d’un nouveau type d’exploitation post-industrielle, déguisée en autonomie, flexibilité et indépendance (Berardi, 2016). Fruit du mariage entre le self-made man et la précarité prolétarienne, l’entreprécariat se répand en s’appuyant sur la prolifération d’innombrables plateformes interconnectées, en route vers un progrès smart à tout prix. L’éthique de l’entreprécariat propage un digitalisme obstiné, inscrit dans la constellation des héros geek d’aujourd’hui et les dieux païens d’un lendemain brillamment optimisé.
4L’entreprécariat illustre l’immatérialité hégémonique du travail prédite hier par Maurizio Lazzarato et Toni Negri (1991), en l’incarnant dans une précarité qui est tout sauf immatérielle. L’exploitation qui contraint et vampirise les systèmes nerveux connectés est l’envers des promesses émancipatrices du règne de la libre information. Pour l’entreprécaire, le sommeil, l’empathie et l’attention sont à la merci d’un travail 24/7 (24 heures sur 24 et 7 jours sur 7) qui ne tolère pas l’attente, les loisirs ou les activités improductives. L’entreprécariat est un sta (c) k-hanovisme automatisé, une exploitation flexible by design, un rêve américain accéléré et courageusement désespéré (Casilli, 2019).
John Steinbeck a dit un jour que le socialisme ne s’est jamais enraciné aux États-Unis parce que les pauvres s’y voient non pas comme un prolétariat exploité, mais comme des millionnaires temporairement dans l’embarras.
(Wright, 2004, p. 179)
5 Généralisé sous la (fausse) excuse du numérique, l’entreprécariat instaure un monde de millionnaires virtuels durablement soumis aux embarras d’une prolétarisation illimitée.
Bibliographie
Références
Berardi, F. (2016). « Décomposition et recombinaison à l’âge de la précarité », Multitudes, 62.
Casilli, A. (2019). En attendant les robots. Le Seuil.
Lazzarato, M., Negri, T. (1991). « Vers l’hégémonie du travail immatériel », Travail immatériel et subjectivité, Futur Antérieur, 6.
Lorusso, S. (2018). Entreprecariat : siamo tutti imprenditori, nessuno è al sicuro. Krisis Publishing.
Wright, R. (2020). Brève Histoire du progrès, Bibliothèque Québécoise.
Auteur
Titulaire d’un master EUR ArTeC en Technologie et médiations humaines et doctorante à l’université Paris 8 sous la direction de Gwenola Wagon. Sa démarche de recherche-création porte sur les les écopolitiques des objets satellitaires.
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