Effet de réseau/économie de réseau
p. 136-142
Texte intégral
1D’après les économistes, inventeurs de l’expression, une économie de réseau se caractérise par quatre traits distinctifs qui différencient clairement cette économie d’une économie de marché classique, dans laquelle l’offre est réputée pouvoir s’adapter à la demande (Curien, 2000 ; Dupuy, 1999) :
- existence d’un effet de club du côté consommateur : le service est d’autant plus utile que beaucoup de gens y sont connectés ;
- présence de synergies de production : le coût unitaire du service est d’autant moins élevé que la desserte est large ;
- pratique de subventions croisées, c’est-à-dire d’un écart entre les tarifs pratiqués et les coûts marginaux réels du service, qui sont en général très difficiles voire impossibles à connaître (Curien, 1992), ce qui signifie que la tarification est relativement indépendante du coût réel. Dans le cas des réseaux de télécommunications ou de transport, par exemple, les connexions très fréquentées paient pour les connexions qui le sont peu ; concrètement, les urbains paient pour les ruraux dont les frais d’acheminement sont supérieurs et les heures pleines paient pour les heures creuses ;
- le réseau implique la présence d’un monopole naturel qui se caractérise par le fait qu’un « fractionnement de la production coûterait plus cher qu’une production globale », c’est-à-dire qu’une production centralisée (Curien, 1992, p. 44). Par exemple doubler, tripler ou quadrupler les réseaux de fibre optique pour instaurer une concurrence serait inefficace pour le marché, car chaque réseau serait largement sous-utilisé. Cette question est toujours le lieu d’un conflit de répartition entre services sous monopole et services concurrentiels.
2 Le problème des investisseur·ses dans une économie de réseau est bien différent de celui décrit par l’économie de marché classique. Il implique successivement de :
- lever des fonds suffisamment élevés pour investir dans des infrastructures qui, dans un premier temps, ne fournissent pas de service avantageux du fait d’un effet de club faible, ce qui condamne ces infrastructures à être d’abord fortement déficitaires. Cela explique le recours fréquent à du financement public (exemple de la fibre optique), ainsi que le fait que les réseaux denses (tels que les centres urbains) soient le premier foyer de déploiement, de par un effet de club facilement accessible à moindre coût ;
- assurer un service qui suive la montée en puissance, en particulier gérer les coûts croissants de gestion des flux, afin de ne pas décourager les usager·es existant·es et celles et ceux qui sont à venir, ce qui compromettrait l’avenir du réseau ;
- gérer l’avalanche de demandes qui suit immédiatement le passage du « point de retournement » instable qui se situe entre les deux points stables d’un état de pénurie et d’un état d’abondance, ce point étant difficile à anticiper de manière précise dans le temps. Cette non-linéarité de l’évolution offre/demande est spécifique à un bien de réseau et génère une « courbe en S » ;
- trouver des modèles de facturation qui assurent une rentabilité suffisante, compte tenu du consentement à payer. L’équilibre n’est pas facile à trouver car les coûts fixes sont souvent élevés – d’où ce « monopole naturel » justifiant l’intervention publique par l’impôt – et l’acceptabilité des client·es à payer un service dont elles et ils ne voient pas bien le coût n’est pas toujours très élevée. Une partie des discussions sur la gratuité d’Internet ou des transports publics relève de cette problématique. C’est un problème classique de financement des biens publics ou des « biens de club ».
3L’efficacité économique peut ne pas être le seul objectif, car elle pourrait conduire à proposer une diversité « sous-optimale » de solutions. C’est également un compromis entre la standardisation (qui abaisse les coûts) et la personnalisation (qui les grève à la hausse).
4Dans le cas des télécommunications numériques, les points déterminants du déploiement d’un réseau sont la vitesse de développement du nouveau réseau, les conditions de migration, le marketing du nouveau réseau par rapport à l’ancien, l’efficacité du réseau et la réponse aux attentes des usager·es, la vitesse de mise en œuvre des services supplémentaires et la réutilisation au maximum de l’existant (Salgues, 1997, p. 88). On remarquera enfin qu’un nouveau réseau ne se substitue que progressivement à un ancien. L’histoire hésite souvent : alors que la fibre était donnée gagnante dès les années 1970, le réseau cuivré donné pour mort est revenu en force avec les diverses offres de boîtiers multiservices (Livebox, Freebox, etc.). Néanmoins un réseau tend tout de même à chasser l’autre, car c’est une stratégie délibérée des opérateurs publics ou privés de pousser les usager·es à migrer de l’un vers l’autre pour éviter à avoir à financer l’entretien simultané de deux infrastructures.
5Ce que les économistes disent de « l’économie de réseau » est devenu un lieu commun des débats sur le numérique. Mais cela a en réalité une validité bien plus grande, si l’on s’extrait de la conception néoclassique de l’économie pour aller par exemple du côté de la théorie de la régulation, et plus encore du côté sociologique de l’analyse des modes de vie. Quoique tout le monde parle de réseaux depuis plusieurs décennies, le caractère déterminant des « effets de réseau » continue à demeurer un angle mort du numérique, dès lors qu’on ne resitue pas ces effets dans les dynamiques propres à l’analyse des modes de vie.
6Qu’est-ce qu’un mode de vie ? Il est lié à l’usage, mais pas n’importe lequel : celui qui est standardisé, répétitif, et par là descriptible. Salvador Juan définit le mode de vie comme « identité de la pratique (ou de l’ensemble de pratiques) chez une pluralité d’individus », et l’oppose au style de vie compris comme « identité de l’individu (ou d’un nombre très restreint d’individus) par la pluralité et l’originalité combinée de (leurs) pratiques » (1991, p. 23). Les modes de vie correspondent à l’institution de situations identiques ou similaires, dans lesquelles des objets fabriqués en série peuvent se révéler « utiles », c’est-à-dire trouver une valeur d’usage. Ainsi, l’usage de l’automobile s’inscrit dans un mode de vie, qui comprend diverses activités répétitives et standardisées qui ont toutes recours à l’objet motorisé évoqué : s’instruire, s’alimenter, se détendre, travailler, etc. Les modes de vie se distinguent des styles de vie qui désignent les variations dans la pratique de l’automobile : ils sont la variété dans son rapport à l’espèce ; dans les termes du marketing, ils correspondent au segment de marché. Outre le mode et le style de vie, Juan propose le concept de « genre de vie » pour désigner les types sociaux qui, minoritaires, échappent aux normes majoritairement établies. Les individus qui s’y engagent sont caractérisés par « l’action », définie par le fait d’échapper à une situation qui nous a été donnée, par l’histoire – et cela, pour influencer l’ordre établi. À la différence du style de vie, simple variation secondaire, le genre de vie est engagé.
7Un mode de vie ou un style de vie ont une signification, pour les individus eux-mêmes (dignité, réussite), mais aussi pour les autres, dans une fonction de distinction et de différenciation sociale. De ce fait, ce sont des réseaux, et la publicité l’a bien compris : depuis qu’elle ne se réduit plus à la réclame, elle vend de l’identité. Avoir les chaussures de sport d’un grand sportif, par exemple, c’est faire partie d’un club, et l’afficher. Consommer, c’est communiquer, pourrait-on dire en détournant les analyses de Paul Watzlawick (1978) et de l’école de Palo Alto. C’est dire qui on est, c’est choisir ou subir une identité. Tel vêtement, tel choix de chaussures nous fait appartenir à tel ou tel profil marketing et « segment de marché », à telle « norme de consommation » (Boyer, 2010), relative à une classe sociale, entre autres, quand bien même le bien ou le service serait dispensé par des institutions publiques. C’est d’ailleurs à cette condition que des objets peuvent être produits en très grande quantité.
8Ces observations nous conduisent à cette conclusion, qui ne paraît désormais plus paradoxale, mais qui constitue bel et bien un angle mort de nos discussions sur le numérique : tous les biens ou services sont, d’une manière ou d’une autre, des biens de réseaux, dotés de propriétés de l’économie des réseaux, et donc d’effets de réseau. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs l’un des pères fondateurs de l’économie de l’innovation, Everett Rogers, auteur d’un ouvrage souvent cité mais qui paraît peu lu (1962), appuie son raisonnement sur la dynamique des foules, et non sur le paradigme de l’action rationnelle qui est sous-jacent à toutes les analyses issues de l’économie néoclassique. Tous les biens et services impliquent en quelque sorte un « effet de club », au moins en partie : faire partie du club de celles et ceux qui en ont l’usage. Cette observation peut être étendue aux mouvements sociaux et politiques : en faire partie, c’est appartenir à un club, en tirer une partie de son identité, raison pour laquelle les syndicats comportent par exemple toujours une dimension dite « de service », désignant expressément les avantages individuels que la ou le syndiqué·e peut tirer de son appartenance.
9Ces différents points sont majeurs, dès lors qu’il s’agit de transformation sociale et écologique. Dans tous ces domaines, et pas seulement dans les réseaux numériques, l’enjeu pour les acteur·rices consiste souvent à investir longtemps à perte, pour ensuite connaître une évolution rapide et brutale. C’est aussi bien le cas des cyclistes isolé·es en lutte contre un contexte fait pour les voitures que de l’autorité publique qui met en place des pistes cyclables alors que la pratique du vélo est encore peu répandue : dans les deux cas, l’investissement paraît vain, dans un premier temps. Mais dans les deux cas, le changement social est confronté à cette dynamique « de la poule et de l’oeuf », grâce à laquelle Jean Tirole a obtenu le prix Nobel dans le cas des plateformes (Caillaud, 2003 ; Rochet, 2003) : les usages étudiés ont peu de probabilité d’apparaître, parce que les premier·es consommateur·rices ne trouvent pas de producteur ·rices, et les premier·es producteur·rices ne trouvent pas assez de consommateur·rices, pour démarrer leur activité.
10À quoi bon fabriquer des voitures s’il n’y a pas de conducteur·rices, à quoi bon acheter une automobile, si les routes ne sont pas prêtes à l’accueillir ? Usager·es et producteur·rices rencontrent des difficultés distinctes, sur des réseaux distincts. Les possibles conducteur·rices sont pris·es dans un réseau de circulations, piétonnes ou hippomobiles qui excluent toute place pour la voiture (Studeny, 1995). Les possibles fabricant·es de voitures sont pris·es dans un réseau entièrement différent de fabrication de pièces, de machines et de matériaux. En sortir suppose des pionnier·es, qui peuvent échouer. Il ne manque pas d’exemples dans l’histoire d’investissements longs et coûteux qui n’ont pas eu de suites (Edgerton, 2013).
11Ces efforts sont pourtant parfois récompensés par un « effet de réseau » : un basculement rapide et brutal des modes de vie d’une situation générale vers une autre, différente. Les jeux de billes vont et viennent dans les cours d’école, de manière fulgurante, aussi bien que les Pokémons ou la manière d’agencer les cuisines dans les logements. Et les révolutions se produisent rarement au moment attendu.
12Tant que l’effet de réseau en tant que mode de vie restera un angle mort de nos discussions sur le numérique, nous continuerons à subir les développements technologiques à venir sur le double mode d’une inertie du passé ou d’une loterie gagnée par le plus offrant. Les technologies qu’on nous présente comme devant s’imposer (5G, plateformisation, etc.) ne sont ni les plus performantes, ni surtout celles qui sont le mieux adaptées à nos besoins de limiter notre consommation énergétique. Ce sont seulement celles qui savent le mieux – souvent à coup de campagnes publicitaires, donc de puissance financière – s’insérer dans nos modes de vie déjà structurés de part en part selon les intérêts du capitalisme financiarisé. Cela n’a pourtant rien d’une fatalité.
13Dès lors qu’ils sortent de leur angle mort pour faire l’objet de politiques publiques volontaires, les modes de vie peuvent connaître des transformations spectaculaires – comme l’a illustré le développement soudain du télétravail à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Faire muter nos usages du numérique vers de pratiques de sobriété sort du registre des vœux pieux dès lors que l’on envisage les mesures concrètes par lesquelles nos modes actuels de vie en ligne peuvent être restructurés par quelques interventions à la fois ponctuelles et structurelles en provenance de la puissance publique (obligation de chiffrage et de trajectoire visée, interdiction des emballages inutiles, obligation de garantie décennale sur les appareils et les services, financement de réseaux de réparations, fiscalisation du chiffre d’affaires des multinationales plutôt que de leurs seuls profits, taxation progressive de la consommation énergétique, etc.). Une approche en termes d’effets de réseau conçus en termes de modes de vie plutôt que de grilles de communication aidera à identifier des points de bascules possibles, à les cibler et, dans le meilleur des cas, à réorienter nos usages à venir du numérique.
Bibliographie
Références
Boyer, R., Saillard, Y. (2010). Théorie de la régulation. L’état des savoirs. La Découverte.
Caillaud, B., Jullien, B. (2003). « Chicken and Egg ; Competing Matchmakers », The RAND Journal of Economics, 34 (2).
Curien, N., Gensollen, M. (1992). Économie des télécommunications. Economica.
Curien, N. (2000). Économie des réseaux. La Découverte.
Dupuy, G. (1999). La dépendance automobile : symptômes, analyses, diagnostic, traitements. Anthropos.
Edgerton, D. (2013). Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale. Le Seuil.
Juan, S. (1991). Sociologie des genres de vie – morphologie culturelle et dynamique des positions sociales. Presses universitaires de France.
Rochet, J.C., Tirole, J. (2003). « Platform competition in two-sided markets », Journal of the european economic association, 1 (4). Oxford University Press.
Rogers, E. (2003). Diffusion of innovations. Simon & Schuster.
Salgues, B. (1997). Les télécommunications mobiles. Hermès Science.
Studeny, C. (1995). L’invention de la vitesse. Gallimard.
Watzlawick, P. (2014). La réalité de la réalité : confusion, désinformation, communication. Points.
Auteur
-
Fabrice Flipo
Professeur de philosophie, épistémologie et histoire des sciences et techniques à l’Institut Mines-Télécom. Il a publié entre autres Le numérique, une catastrophe écologique (2021), L’impératif de la sobriété numérique (2020), Décroissance, ici et maintenant (2017) et Nature et politique. Contribution à une anthropologie de la modernité et de la globalisation (2014).
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