Dictature de la commodité

Yves Citton

p. 131-133


Texte intégral

1La dictature de la commodité renvoie à la propension des gens à se satisfaire de dispositifs techniques perçus comme plus « commodes », pratiques, économiques ou disposant d’interfaces jugées plus user-friendly, quitte à s’accommoder d’atteintes systémiques à leurs droits, d’abus en tous genres de la part des fournisseur·es, et plus généralement de fortes externalités négatives. Par extension, cette notion renvoie à l’attrait qu’exercent souvent les solutions à forte composante informatique – et le plus souvent « sans contact » – sur les alternatives traditionnelles : recourir à Amazon pourra paraître plus pratique et rapide que d’aller passer commande auprès de sa librairie de quartier ou autre commerce de proximité ; la reconnaissance faciale sera jugée plus sûre, plus commode, voire plus hygiénique que le contrôle d’une carte d’identité ou d’une carte d’adhésion pour accéder à tel lieu ou tel service ; solliciter Google Maps ou même Open Street Map pour s’orienter en ville paraîtra plus « efficace » que d’avoir à emporter une carte avec soi ou à demander son chemin à un·e passant·e, etc.

2 Des théoriciens et défenseurs des logiciels libres comme Philippe Aigrain ou Eben Moglen ont eu recours à cette expression à partir du début des années 2010 pour expliquer, en lien avec l’effet de réseau, le formidable pouvoir d’attraction des grandes plateformes web oligopolistiques en comparaison d’alternatives éthiques, fondées sur des logiciels libres et des architectures distribuées garantissant un plus grand contrôle des usager·es sur leurs données. Cet attrait n’a pas simplement eu des effets sur le grand public, mais a aussi touché de nombreux groupes militants qui, dans les années 1990, avaient pourtant œuvré à construire leurs autonomies médiatique et communicationnelle en travaillant main dans la main avec des collectifs de hackers. À partir des années 2000, l’émergence du Web 2.0 et des services cloud ont en effet contribué à rompre ces alliances : nombre d’organes militants choisissent alors d’aller « là où sont les gens », c’est-à-dire sur ces plateformes en apparence « gratuites » où les marchands d’attention ont réussi à les agréger. Les militant·es sont aussi séduit·es par des interfaces accessibles demandant un faible niveau de compétence technique, et des systèmes qui leur évitent de s’enquérir des capacités de stockage ou de la plupart des enjeux liés à la sécurité informatique – autant d’aspects directement pris en charge par le gestionnaire privé de la plateforme.

3Hélas, ces avantages perçus se paient d’une soumission aux modèles toxiques induits par le capitalisme de surveillance, qu’il s’agisse par exemple de l’exploitation des données personnelles ou des politiques de censure exercées par ces plateformes. Les chercheur·es Mathias Klang et Nora Madison parlent à cet égard d’une forme de « domestication » de l’engagement politique sur Internet.

4La dictature de la commodité renvoie ainsi aux coûts politiques engendrés par des comportements individuels et à la manière dont, en l’absence de moyens d’action collective permettant de les résorber significativement, chacun de nos petits renoncements participe à la construction d’un macro-système technique aux potentialités totalitaires.

Bibliographie

Références

Aigrain, P. (2019). « Le quatrième âge de l’informatique sociale », Centre Internet et Société.

https://cis.cnrs.fr/le-quatrieme-age-de-linformatique-sociale/

Moglen, E., Mishi, C. (2018, 23 mars). « Convenience vs freedom : Facebook-Cambridge Analytica debacle shows how social media companies imperil democracy », Times of India Blog. https://timesofindia.indiatimes.com/blogs/toi-edit-page/convenience-vs-freedom-facebook-cambridge-analytica-debacle-shows-how-social-media-companies-imperil-democracy/

Klang, M., Madison, N. (2016). « The domestication of online activism », First Monday, 21 (6).


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