Dévisagement de l’ennemi et conspirationnisme
p. 130-131
Texte intégral
1La prégnance des réseaux de communication et de collaboration entraîne plusieurs effets allant en sens contraire dans la façon dont ils affectent nos capacités d’explication des événements du monde. Selon un premier mouvement, ils donnent l’impression de disséminer et diluer l’agentivité personnelle dans des tissus de relations enchevêtrées privant les actes d’un visage responsable auquel les attribuer. C’est ce qu’Alexander Galloway et Eugene Thacker ont appelé le « dévisagement de l’ennemi » : nous suspectons que nous avons des ennemis, qui profitent de leurs privilèges et de nos faiblesses, mais nous trouvons difficile d’identifier clairement la cause de nos problèmes à leur responsabilité personnelle, et nos ennemis restent donc sans visage.
2En réaction à cette difficulté, nous avons tendance à diaboliser quelques figures répulsives, sur lesquelles nous condensons des attributions d’intentionnalité, malgré tout ce qui peut nous pousser à sentir ce que les agissements de ces ennemis incarnés doivent aux réseaux de communication et de collaboration auxquels ils se trouvent liés.
3 Ce mouvement de va-et-vient produit plus généralement une convergence objective entre rationalité et conspirationnisme :
- il y a des agissements dont nous avons à souffrir ;
- même si ces agissements résultent d’intérêts et d’actions enchevêtrées incriminant des « acteurs-réseaux » plutôt que des personnes particulières, il y a aussi de temps en temps des visages qui paraissent incarner la responsabilité des décisions dont nous subissons les conséquences ;
- les dynamiques virales de condensation de signification au sein des réseaux donnent un poids de rationalité partagée aux accusations conspirationnistes.
Bibliographie
Références
Becker, K. (2009). Dictionnaire de réalité stratégique. Intelligence culturelle et politiques invisibles de l’information. UV éditions.
Galloway, A., Thacker, E. (2007). The Exploit : A Theory of Networks. University of Minnesota Press.
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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