Département de la Manche
p. 104-112
Texte intégral
1Le sait-on ? Parmi ses compétences, un département (français) a, en plus de celles des Solidarités (RSA), de l’entretien des routes (départementales) et des collèges (et, avec d’autres collectivités, de l’environnement et de la culture), celle des infrastructures du numérique. Une raison suffisante pour leur faire un peu de place dans ce glossaire. Il y en a d’autres pour en faire une toute particulière au cinquantième département français, la Manche : non seulement, c’est là que se sont déroulées les discussions sur « Les angles morts du numérique », mais encore son directeur général des services, Fabrice Jeanne, a jugé bon de mettre à profit ce colloque pour y poursuivre la réflexion prospective engagée avec ses partenaires autour du nouveau schéma directeur des usages numériques (SDUN) pour la période 2021-2024. Lancé en 2014, le précédent schéma d’aménagement du numérique devait arriver à échéance à la fin de l’année 2020.
2L’investissement de ce département dans le domaine numérique est relativement ancien : dès 2004, il prenait l’initiative de créer avec le concours des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), un syndicat mixte pour la mise en œuvre des infrastructures haut débit et le développement des usages, contribuant ainsi à la création d’un réseau d’initiative publique mis à disposition des opérateurs de réseaux et des fournisseurs d’accès à Internet. Dans le même temps, les politiques publiques se mettaient résolument à l’heure du numérique à travers le développement de télé-services, l’accès à l’information en ligne, etc. Tant et si bien que, selon les termes de Fabrice Jeanne, « nous en sommes venus à un stade où isoler “l’usage numérique” de la politique publique reviendrait à en ignorer des pans entiers, car l’usage numérique n’est ni un objectif ni une finalité, c’est désormais un moyen de rendre le service ».
Trois objectifs
3Pour les besoins de son nouveau schéma, le département s’est fixé trois objectifs.
- Enrichir les services publics locaux existants et en proposer de nouveaux sur la base d’un diagnostic et d’un recueil des besoins. Il y est encouragé par loi sur la nouvelle organisation territoriale de la république (NOTRe) d’août 2015, qui conforte la collectivité départementale dans son rôle de garant de la cohésion sociale et territoriale. À ce titre, il lui appartient de piloter, avec les services de la préfecture, un schéma départemental de services au public (une approche plus large que celle en termes de « service public » et qui comprend d’autres enjeux, à commencer par ceux du commerce et de la santé).
- Anticiper l’adaptation des services numériques aux différentes dispositions réglementaires.
- Faciliter l’innovation et le partage de bonnes pratiques numériques dans la Manche.
4Pour atteindre ces objectifs, le schéma prévoyait à l’automne 2020, outre le recours à une assistance à maîtrise d’ouvrage, un état des lieux et un recueil des besoins (à partir d’entretiens et d’une enquête en ligne), complétés par un travail de prospective et une veille réglementaire ; la constitution d’un portefeuille de projets soumis à l’arbitrage des EPCI et du Conseil départemental ; enfin, la rédaction d’un document final appelé à être soumis au vote de l’Assemblée départementale (à l’horizon du premier trimestre 2021) et d’un rapport d’information par chacune des intercommunalités. Avec la rédaction de tous ces textes, le département s’avère donc être un redoutable chasseur d’angles morts, puisqu’il contribue grandement à expliciter les besoins, les ressources et les possibles.
Un bilan mitigé
5C’est dire également si le processus d’élaboration du schéma était bien engagé au moment où débutait le colloque (le 24 septembre 2020). Restait cependant un constat qui a pu justifier d’y faire escale : les louables intentions du premier schéma (notamment, le développement de nouveaux services numériques) n’ont pas rencontré le succès escompté. Fabrice Jeanne en fournit deux illustrations patentes : certains des espaces de télétravail/ coworking, mis à disposition par le département et raccordés à la fibre, ont dû fermer, faute d’utilisateur·rices ; une plateforme open data ouverte aux collectivités locales n’était plus, elle, renseignée depuis trois ans.
6Dans un cas comme dans l’autre, la même cause peut être invoquée : le manque d’animation et de médiation. Or, insiste Fabrice Jeanne « sans interface humaine, ces deux initiatives sont peut-être vouées à disparaître ». Une telle interface est d’autant plus indispensable que le département se heurte à une réalité (qui ne lui est pas spécifique), à savoir la proportion de sa population confrontée à l’« illectronisme ». Lequel explique d’ailleurs aussi les difficultés d’accès aux droits via les demandes en ligne des usager·es.
Angles morts
7On comprend mieux l’opportunité qu’a représentée la tenue du colloque car, à l’évidence, c’est bien d’un premier angle mort dont le premier schéma directeur a pâti dans sa conception, en escamotant les besoins de personnels pour accompagner la numérisation, non sans compromettre la réussite de celle-ci malgré les importants investissements consentis dans les infrastructures. Le déploiement du numérique exige donc davantage que des études, des plans et des infrastructures : il vit de disponibilités et de compétences humaines qui échappent souvent à la rationalité des tableaux Excel.
8Pour pallier les problèmes d’illectronisme, le département a d’ores et déjà conduit une expérience d’accompagnement aux outils numériques dans un centre médico-social auprès de personnes en difficulté. Le constat confirme l’ampleur du défi : s’il se révèle assez aisé d’apprendre à maîtriser l’accès à Internet ou à une messagerie, l’acquisition de savoirs pour renseigner des documents en ligne s’avère plus complexe, voire impossible sans un accompagnement.
Même sous format papier, souligne Fabrice Jeanne, le renseignement des formulaires administratifs induit souvent un besoin d’accompagnement. Seulement, les ressources humaines et financières dont dispose un département, quoique non négligeables, sont limitées sinon contraintes. Celui de la Manche, c’est environ 2 000 collaborateurs et un peu plus de 500 millions d’euros de budget de fonctionnement.
9Ici aussi, c’est de force de travail humaine qu’a besoin le numérique pour aider la population à se l’approprier. Et puis la médiation numérique n’est pas le seul défi auquel le département doit faire face. Trois autres s’ajoutent qui sont, comme le premier, autant d’angles morts. D’abord, les effets induits par la généralisation du télétravail (commandée par la crise sanitaire liée à la Covid-19) : ainsi que Fabrice Jeanne le rapporte, le département a entrepris d’équiper ses agents de PC portables, jugés moins énergivores (en phase de renouvellement de son parc de matériel, il en disposait déjà 200).
Seulement, par rapport à un PC fixe, un portable n’a pas la même capacité de support des différentes applications métiers de la collectivité ni la même ergonomie.
10Difficile de surcroît, même avec le retour à la normale (le travail en présentiel) de récupérer les portables.
Les agents font valoir leur utilité en cas de recours à des journées de télétravail, auxquelles ils ne veulent plus renoncer après y avoir goûté.
11Résultat : le département cumule désormais un double équipement (ces portables et le millier de PC fixes), s’éloignant du même coup de son ambition de sobriété énergétique.
12Ensuite, la gestion des données et les algorithmes : pour faciliter l’accès à l’emploi des bénéficiaires du RSA et répondre aux besoins des entreprises, le département s’est doté d’un outil (Neolink), permettant aux bénéficiaires du RSA de rédiger des CV, de renseigner leurs compétences, savoir-faire et expériences. Parallèlement, les employeur·ses potentiels identifient leurs besoins et leurs offres, à charge pour l’outil de « matcher » les deux.
Seulement, que ce soit pour apprécier la qualité des algorithmes ou pour veiller à la complétude et à la qualité des données saisies par les utilisateurs, il y a besoin d’un regard humain sur cet outil pour assurer un accompagnement qualitatif – on y revient – faute de quoi il ne fera que reproduire voire accentuer les inégalités. Bref, tout cela doit être pensé ensemble et en amont.
13Enfin, la sécurisation du système informatique : en s’engageant dans le numérique, la collectivité s’expose aux risques de cyberattaques voire d’une paralysie totale de son système d’information. Déjà, le département en a fait l’expérience à l’échelle d’un centre médico-social – une pièce jointe à un message présentant un caractère professionnel a, une fois ouverte, crypté l’ensemble du service. Si le cryptage a pu être circonscrit, d’autres collectivités ont été paralysées pendant plusieurs semaines. C’est le cas du département d’Eure-et-Loir : en juillet 2020, il a été victime d’un ransomware entraînant trois semaines d’immobilisation. Et Fabrice Jeanne de souligner :
Ces incidents surviennent d’autant plus facilement que les organisations sont fragilisées par les conséquences de la crise sanitaire. Outre la paralysie du système, c’est autant de données, notamment personnelles, qui risquent d’être volées.
Les enseignements du colloque de Cerisy
14On est donc face à quatre défis, qui sont autant d’angles morts dans la conception du schéma départemental des usages numériques et que Fabrice Jeanne a voulu mettre en discussion avec les participant·es au colloque de Cerisy. Concrètement, des agent·es du département ont pris le temps d’y participer à tour de rôle, avant de se réunir ensemble avec les partenaires de la collectivité pour un temps d’échange avec les participant·es du colloque, puis une réunion à huis clos (dans la bibliothèque du château).
15L’exercice a été plus que probant à en juger par les cinq enseignements qu’en tire Fabrice Jeanne.
- La nécessaire compréhension du fonctionnement des outils numériques par leurs utilisateur·rices. « Il importe d’intégrer davantage à nos actions l’exposé simple et compréhensible du back-office et du fonctionnement des outils numériques pour installer une confiance dans la société numérique. »
- Les limites de la logique ascendante qui préside à la conception du schéma, à l’échelle du département, avec le concours des intercommunalités. « Si elle peut se justifier (il faut bien consentir à des investissements que seules les collectivités peuvent assumer), elle ne doit pas faire oublier que ce sont les utilisateurs qui font les usages. » En bref, il importe de trouver le juste équilibre entre la prescription et les usages, tels qu’ils s’expriment sur le territoire.
- Dans le même ordre d’idée, la question se pose de savoir quel espace d’adaptation les collectivités donnent aux acteurs et actrices locaux, aux utilisateur·rices, pour qu’elles et ils ne se sentent pas enfermé·es dans une stratégie prédéfinie.
- L’importance de la coopération qui, à rebours de l’esprit de compétition, favorise la mutualisation des ressources. Elle dicte d’ailleurs la démarche du département et des intercommunalités au sein du syndicat mixte « Manche numérique », et doit donc être encouragée. « Dès lors que nous travaillons sur un territoire élargi, des coopérations sont à construire pour mutualiser davantage les savoir-faire et les expériences. Elles doivent être le fait des institutions, mais aussi des acteurs et forces vives du territoire. C’est la seule réponse possible face à l’omniprésence des Gafa », explique Fabrice Jeanne. Et le même de citer une dynamique et un travail d’animation impulsés à l’initiative des commerçant·es de la ville de Coutances pour la mise en place d’un marché numérique. « Ces commerçants ont bien compris que, face à la double concurrence du commerce en ligne et des grandes surfaces, il était dans leur intérêt d’être plus coopératifs entre eux, y compris dans l’usage de l’outil numérique. »
- Enfin, pour Fabrice Jeanne, les échanges intervenus au cours du colloque ont clairement fait ressortir l’insuffisante prise en compte de la dimension participative et ce, dès l’origine du premier schéma. Il souligne en conséquence la nécessité de se concentrer sur les personnes les plus en difficulté et d’inclure cette dimension participative dans l’évaluation à mi-parcours du nouveau schéma.
Entre théorie et opérationnalité
16Comment expliquer que la greffe du département sur le colloque ait aussi bien pris ? Au moins deux explications peuvent être avancées. La première tient au cadre même du Centre culturel international de Cerisy, qui se prête aux échanges autour d’enjeux encore non inscrits dans l’agenda de l’action publique comme de la recherche académique, de surcroît dans un espace « neutre » : pas plus que les universitaires, les représentant·es de la collectivité n’y sont venu·es en vertu de leur fonction ou de leur titre. À Cerisy, on vient pour se risquer à confronter l’état de sa réflexion (prospective, théorique) à une pluralité d’expertises (savante, profane, professionnelle, d’usage et même artistique). La seconde explication tient au juste équilibre entre les exigences théoriques (du ou de la chercheur·se) et les exigences d’opérationnalité (de la collectivité comme de l’entreprise). De fait, ce colloque-ci avait été conçu en s’inscrivant dans l’esprit des colloques de prospective du présent, lesquels manifestent, à défaut de la quête de solutions clés en main, le souci de confronter la théorie à la réalité du terrain. Concrètement, une (demie) journée est consacrée à des visites à l’extérieur, pour aller à la rencontre d’acteur·rices de la Manche (entreprises, associations, lieux de culture).
17Pour les besoins de ce colloque-ci, le conseil départemental et « Manche numérique » avaient programmé une après-midi à Granville pour y découvrir trois initiatives locales :
- Manche Open School, qui, en réponse aux besoins des entreprises, organise des formations ultra courtes à l’intention principalement de personnes sorties du système scolaire ou en reconversion professionnelle ;
- Factor X, qui propose des solutions permettant aux entreprises de maîtriser leur infrastructure numérique par le logiciel libre ;
- Granville Digital, un incubateur de start-up, qui, outre des conditions d’accueil particulièrement intéressantes, leur fait bénéficier de l’accompagnement nécessaire à l’émergence de leur projet.
18Ces visites ont conforté au passage le DGS du département de La Manche dans la nécessité d’impliquer les acteur·rices du numérique et/ou les initiatives particulièrement innovantes du territoire dans l’élaboration du SDUN, et d’y prévoir en conséquence un espace dédié pour des appels à projets en direction de ces acteur·rices.
19Où l’on voit que lorsqu’un département profite d’un colloque pour discuter les angles morts de ses programmes et de ses pratiques numériques, et qu’un colloque sur les angles morts du numérique sort de son château pour rencontrer des acteur·rices de terrain de la numérisation en cours, ce qui se rencontre, ce sont non seulement des « compétences », des « acteurs » ou des « potentiels », mais encore des personnes, pleines de désirs et de doutes, et dont la pandémie a révélé les humbles héroïsmes quotidiens, à l’image, par exemple, de Factor X et de Granville Digital qui ont mobilisé leurs énergies pour improviser une fabrique de masques avec les moyens du bord. Or ce sont ces personnes et leur intelligence improvisatrice ubiquitaire qui restent le plus souvent dans les angles morts de nos conceptions du numérique.
Auteur
Journaliste. Depuis la fin des années 1990, il suit notamment l’actualité de la recherche, des initiatives et des débats relatifs au développement durable, auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Il est par ailleurs secrétaire général de l’Association des amis de Pontigny-Cerisy.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
Performer les savoirs
Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)
2022
Architectures of memory
Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
Glossaire critique et amoureux
Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023