Computer grrrls
p. 75-79
Texte intégral
1Lorsqu’en 1955, IBM a consulté le philologue français Jacques Perret pour traduire le terme anglais computer, ce dernier proposa le mot « ordinateur », en référence à l’« adjectif désignant Dieu qui met de l’ordre dans le monde ». Puis il suggéra de le féminiser : « Ordinatrice serait parfaitement possible et aurait même l’avantage de séparer plus encore votre machine du vocabulaire de la théologie », préconisait Perret. IBM opta pour le masculin
2(voir Combinateur).
3Pourtant, l’époque à laquelle les « computers portaient des jupes », selon l’expression de l’ancienne mathématicienne africaine-américaine de la Nasa, Katherine Johnson, n’est pas si lointaine. Avant que le mot computer ne désigne la machine qui allait la remplacer, il décrivait en effet un humain, souvent une femme, qui faisait les calculs à la main (Grier, 2005).
4À la fin du xixe siècle, les femmes, en tant que mains-d’œuvre bon marché, étaient notamment recrutées pour traiter les données astronomiques. À l’Observatoire de Harvard, ces expertes en mathématiques et en astronomie ont cartographié les étoiles sous la houlette du directeur Charles Pickering – ce qui leur a valu l’élégant surnom « Harem de Pickering », une manière de déconsidérer leur travail réduit à une tâche mécanique d’opératrice (Collet, 2019).
5 Qui se souvient aujourd’hui que ce sont six femmes choisies parmi les meilleures human computers qui ont programmé l’Eniac, premier ordinateur entièrement électronique en 1946 aux États-Unis ? Alors que l’on redécouvre leur histoire, rares sont les personnes capables de citer leur nom, on continue de les appeler les Eniac girls, de manière indifférenciée. On parle aussi des Bletchley girls pour désigner les femmes qui programmaient Colossus, l’ordinateur britannique créé pour déchiffrer les messages des nazis, ou encore des Rocket girls pour évoquer les programmeuses de la Nasa qui vérifiaient les équations orbitales. Il a même existé une éphémère unité de mesure, le kilo-girl, censée correspondre à un millier d’heures de calcul fait par une femme (Grier, 2005).
6En avril 1967, le magazine féminin Cosmopolitan vantait pourtant l’informatique comme un nouveau secteur professionnel particulièrement favorable aux femmes. Paradoxalement, c’est précisément au moment de sa parution que la profession commence peu à peu à se masculiniser. Le rôle des femmes programmeuses est progressivement occulté dans l’histoire des techniques : « La programmation a été une activité presque strictement féminine tant qu’elle était marginale et qu’elle n’apportait ni prestige, ni carrière, ni subvention, ni même diplôme », analyse Isabelle Collet (p. 114). Comme l’explique Nathan Ensmenger, tout au long des années 1960, l’évolution des professions informatiques met un frein à la participation des femmes. Activité de bas niveau, administrative et le plus souvent féminine, elle est progressivement – et délibérément – transformée en une discipline de haut niveau, scientifique et masculine. On ne parle plus de « codeuses », mais d’« ingénieurs informatiques ».
7Pour attirer les hommes dans ce nouveau secteur stratégique, alors très féminisé, il a fallu remodeler l’image de la programmation, en faire un art intellectuel et logique. Ce changement de perception était renforcé par des tests d’aptitude et des profils de personnalités, qui suggéraient que les programmeurs, tout comme les joueurs d’échecs et les musiciens virtuoses, étaient dotés d’une capacité créative unique. Au milieu des années 1960, la majorité des compagnies utilisaient ces tests pour identifier leurs recrues.
8 La présence des femmes chute de manière spectaculaire à partir du milieu des années 1980 avec l’arrivée du micro-ordinateur, vendu prioritairement aux hommes et à leurs fils. Un phénomène concomitant à la construction des figures du nerd et du hacker dans la culture populaire (avec des films comme Wargames, ou Revenge of the Nerds) qui détournent encore un peu plus les jeunes femmes de ce secteur. Dans les publicités pour les ordinateurs, les femmes ne sont plus représentées dans une position active, les mains dans la machine, mais dans une fonction de présentoir ou en train d’admirer les prouesses des hommes.
9Le domaine de la technologie apparaît plus que jamais comme une chasse gardée masculine. « Pour la première fois, mais certainement pas la dernière, les femmes ont été écartées d’une discipline qu’elles avaient contribué à inventer », note Claire L. Evans (2018). Les femmes occupent aujourd’hui à peine 30 % des postes dans le numérique, et moins de 15 % d’entre elles sur des fonctions autres que les fonctions support. On est passé d’un domaine largement attractif pour les femmes à leur désertion, en quelques décennies, du jamais vu dans une profession.
10Face à cette évolution inédite, les années 1990 ont vu naître les premiers mouvements cyberféministes appelant les femmes à se réapproprier les nouvelles technologies et à investir l’Internet naissant. Cette vague de pensée, de critique et d’art, qui s’exprime dans une abondante production de manifestes, a galvanisé une génération de théoriciennes, d’artistes et d’activistes, qui ont développé de nouvelles manières de penser et d’agir à l’ère des réseaux. Elles incitaient à dépasser les oppositions binaires, organisme-machine, homme-femme, culture-nature, zéros et un·es (Plant, 1998), à imaginer des formes alternatives d’engagement avec la technologie.
11L’espoir d’émancipation porté par le cyberespace a cependant fait long feu. Dès les années 2000, Internet s’est progressivement mué en espace de contrôle et de surveillance, dans lequel se renouent et se rejouent les rapports de force et les conflits du monde sensible.
12Dès 1993, le collectif cyberféministe australien VNS Matrix appelait dans son jeu vidéo All New Gen à combattre Big Daddy Mainframe et Circuit Boy, rendant attentif au fait que ces technologies étaient (et sont toujours) développées par une frange uniforme et peu représentative de la population mondiale (majoritairement des hommes occidentaux). Or ces technologies nous façonnent toutes et tous en profondeur, elles transforment notre relation au monde et aux autres. Au point que des chercheuses de renom comme Kate Crawford, qui étudie les impacts de l’IA, l’une des technologies les plus disruptives depuis l’invention d’Internet, alertent sur le « problème de mâle blanc de l’IA ». Elle écrivait dans une tribune pour le New York Times en 2016 :
Comme toutes les technologies antérieures, l’intelligence artificielle va refléter les valeurs de ses créateurs.
Par conséquent, l’inclusivité importe [...]. Sinon, nous risquons de construire de l’intelligence machinique qui reconduit une vision étroite et privilégiée de la société, avec ses vieux biais et stéréotypes familiers.
13Comment regagner de l’autonomie et de la capacité d’action dans ce contexte, qui n’affecte pas seulement les femmes mais la majeure partie de la population, de plus en plus exclue des profondes mutations technologiques ? Depuis 2014, les mouvements technoféministes connaissent une forte résurgence, couplant les questions de la technologie avec celles, inséparables, de l’écologie et de l’économie, dans des environnements de plus en plus toxiques, qu’ils soient on ou off-line. L’exposition Computer Grrrls (Arns & Lechner, 2019) s’attelait à ces questions, en présentant 23 artistes et collectifs internationaux, qui revisitaient l’histoire des femmes et des machines, jetant un regard critique sur cet héritage, décodant et recodant les 0 et les 1 et esquissant des lignes de fuite vers des imaginaires moins stéréotypés et plus inclusifs.
Bibliographie
Références
Arns, I., Lechner, M. (2021). Computer grrrls, Austellungs Magazin, HMKV. http://computer-grrrls.gaite-lyrique.net/
Collet, I. (2019). Les oubliées du numérique. Le passeur.
Ensmenger, N. (2012). The Computer Boys Take Over : Computers, Programmers, and the Politics of Technical Expertise. MIT Press.
Evans, C.L. (2018). Broad Band : The Untold History of the Women Who Made The Internet. Penguins Putnam Inc.
Grier, D.A. (2005). When Computer Were Human. Princeton University Press.
Hicks, M. (2017). Programmed Inequality : How Britain Discarded Women Technologists and Lost its Edge in Computing. MIT Press.
Perret, J. (1955). Lettre du 16 avril de J. Perret, professeur à l’université de Paris, à C. de Waldner, président d’IBM France. Archives IBM France.
Plant, S. (1998). Zeros and Ones : Digital Women and the New Technoculture. Fourth Estate.
Crawford, K. (2016, 25 juin). « Artificial Intelligence’s White Guy Problem », New York Times.
Seu, M. (2020). Cyberfeminist Index. https://cyberfeminismindex.com/
Auteur
Après avoir été journaliste à Libération en charge des cultures numériques, a été responsable de programmes artistiques à la Gaîté Lyrique et co-commissaire des expositions Computer Grrrls (2018) et dernièrement House of Mirrors : AI as Phantasm (2022). Elle enseigne à l’École supérieure d’art et de design d’Orléans.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
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Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
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Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
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Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023