Cognition synthétique
p. 65-66
Texte intégral
1Anna Engelhardt et Ilan Manouach consacrent une bonne partie de leur volume collectif Chimeras à expliciter ce que l’on gagnerait à délaisser la dénomination d’IA, pour lui substituer celle de cognition synthétique (CS).
2À l’image des chimères, les êtres générés par la computation « sont synthétiques – c’est-à-dire produits à travers des synthèses, des combinaisons de parties formant une entité unifiée – plutôt qu’artificiels – des copies de modèles originaux définies par leur opposition à ces modèles naturels ». Parler d’IA conforte l’assimilation simpliste et leurrante de l’humain·e avec l’« authentique », et de la machine avec l’« artificiel » – comme si une large part de ce qui nous fait les humain·es que nous sommes n’était pas éminemment artificielle, et comme si les machines que nous avons créées n’étaient pas elles-mêmes éminemment humaines, du simple fait de sortir de nos mains et de nos cerveaux.
3De même, « plutôt que d’essayer d’élargir la catégorie d’“intelligence” introduite pour amplifier notre fascination face à la complexité de l’esprit humain, on peut envisager le terme de “cognition” dans sa diversité comportementale, tel que l’ont défini les biologistes chiliens Humberto Maturana et Francisco Varela. [Ces derniers] parlent d’autopoïèse pour désigner la capacité d’organismes vivants à maintenir et réguler leur composition et définir leurs limites […], l’autopoïèse faisant émerger une nouvelle conception de la cognition comme incarnée dans la diversité de comportements que ces organismes peuvent performer » (Manouach & Engelhardt, 2022, p. 10-13).
4 En étudiant les entités générées par des réseaux de neurones, Rodrigo Ochigame souligne qu’au-delà des deep fakes qui défraient la chronique (ces images hyper-réalistes trompeuses difficiles à distinguer des originaux), nos machines computationnelles produisent aussi des « entités imaginaires qui n’ont jamais existé et n’ont jamais été représentées antérieurement » (Ochigame, 2022, p. 197) – entités à propos desquelles l’artiste Grégory Chatonsky parle d’« imagination artificielle » plutôt que d’IA.
5L’une des particularités des objets synthétiques générés par de tels procédés est la façon dont ils associent des données textuelles avec des données visuelles ou sonores. De façon encore plus étonnante, ils ne sont pas seulement intersémiotiques, mais proprement parasémiotiques : « ils opèrent simultanément entre les systèmes de signes, mais aussi à côté d’eux et au-delà d’eux. Les modèles génératifs sont des synthétiseurs parasémiotiques : ils produisent des interprétations de combinaisons potentiellement inédites de signes, verbaux et non verbaux, non seulement au moyen de signes appartenant à des systèmes sémiotiques préexistants, mais aussi au moyen de représentations transitionnelles qui transcendent ces systèmes, de façon para-textuelle, para-visuelle, para-sonore, etc. » (Ochigame, 2022, p. 201-202).
Bibliographie
Références
Chatonsky, G. (2009-2022). « Imagination artificielle ». http://chatonsky.net/tag/imagination-artificielle/
Haugeland, J. (1989). Artificial Intelligence : The Very Idea. MIT Press.
Manouach, I., Engelhardt, A. (2022). Chimeras. Inventory of Synthetic Cognition. Onassis Foundation.
Ochigame, R. (2022). « Parasemiotic Synthesis », Chimeras. Inventory of Synthetic Cognition. Onassis Foundation.
Auteur
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Yves Citton
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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