Clavier (disparition et âge de l’input)
p. 62-64
Texte intégral
1Les progrès de la reconnaissance vocale et l’habitude croissante de donner des ordres à Siri ou à Alexa, en se contentant de les apostropher et de hausser la voix dans nos espaces de vie, font entrevoir la possibilité d’un fort recul de l’interface écrite. Si les considérations sur une « civilisation de l’image » remplaçant une « civilisation de l’écrit » continuent à remplir des pages d’éditoriaux souvent oiseux, la perspective d’une disparition du clavier devant les conquêtes de la commande vocale reste un angle mort des débats actuels.
2Une telle évolution aurait sans doute quelques avantages, outre le fait de nous libérer enfin de l’obsolescence ergonomique des qwerty et autres azerty . On peut dicter un SMS ou une réponse à un courriel plus rapidement qu’on ne les tape sur un clavier. On peut accomplir cette tâche tout en préparant son repas ou en conduisant sa voiture. Comme le faisait Bernard Stiegler, on peut même dicter ses livres de 500 pages depuis son vélo d’exercice. Surtout, on peut rêver d’un monde dans lequel les logiciels de transcription de la parole corrigent par eux-mêmes toutes les erreurs d’orthographe que la culture élitiste française s’obstine à stigmatiser comme autant de « fautes ».
3Mais on peut craindre aussi que cet estompement du clavier n’ait lui aussi des conséquences socialement très sélectives. Les programmeur·ses – dont le nom précise bien que leur fonction est d’écrire (graphein) par avance ce qui conditionnera nos comportements – ont la plupart du temps encore besoin de passer par des claviers : les lignes de code ne se corrigent pas par des ordres hurlés à Siri. Au moment où l’on se plaint que « les jeunes générations » perdent la pratique de l’écriture manuscrite, nous dirigeons-nous vers un monde dans lequel le commun des mortel·les n’aura de rapport aux appareils qu’à travers des commandes et des clics, c’est-à-dire à travers des comportements réactifs déjà paramétrés par les programmeur·ses et designer·ses ? Friedrich Kittler avait beau dire que c’est déjà le cas : nul n’écrit plus (vraiment) depuis que les microprocesseurs d’Intel se sont eux-mêmes opacisés par leur « mode protégé », nous condamnant désormais à subir une écriture dont nous ne comprenons pas les éléments. Est-ce la commande vocale qui accomplira sa prédiction provocatrice ? Que perdrait-on si les développements futurs du numérique aboutissaient à court-circuiter complètement, pour la majorité des humain·es, le détour par l’acte d’écriture ?
4Ce que les gains en efficacité apportés par la commande vocale risqueraient de faire perdre en réflexivité apparaît plus clairement si l’on fait le détour par la passionnante aventure qu’a été l’adaptation de la machine à écrire chinoise, confrontée au problème de devoir réduire en quelques dizaines de touches un stock de plusieurs milliers de caractères. L’histoire qu’en retrace Thomas S. Mullaney aboutit à prédire notre entrée dans ce qu’il appelle « l’âge de l’input ». La solution trouvée pour rentrer du texte chinois à travers un clavier qwerty consiste à utiliser un Input Method Editor (IME ; traduit par « méthode de saisie ») qui combine différentes touches en un caractère non présent sur le clavier matériel (comme lorsque des francophones doivent mettre des accents sur des e ou des a en utilisant un clavier anglophone). Mullaney inscrit l’IME dans une continuité allant des pratiques de sténographie (qui combinent aussi des touches d’un clavier réduit pour générer certaines lettres de l’alphabet) au système Midi (Musical Instrument Digital Interface) qui traduit les gestes d’un pianiste, d’un batteur ou d’un saxophoniste en signaux musicaux numérisés, avec pour option de jouer du piano en tapant sur des pads avec des baguettes, ou de jouer du violoncelle à partir d’un clavier de piano.
5Si l’âge de l’input introduit un circuit supplémentaire de traduction de commandes par IME là où le clavier nous faisait croire à une correspondance immédiate entre les touches et les lettres de l’alphabet, il révèle surtout la présence d’une médiation artificielle là où nos habitudes instauraient une fausse impression de naturalité. Or le naturel revient toujours au galop dès lors que de nouvelles habitudes s’installent. Parler tout·e seul·e chez soi en s’adressant à la présence fantomatique d’Alexa peut sembler éminemment artificiel, avant d’aller rapidement de soi. Aussi artificielles que soient nos langues française, anglaise ou chinoise, le fait qu’on les nomme souvent « naturelles » exprime bien le rapport largement immédiat que nous entretenons en elles (plutôt qu’avec elles).
6 Les conséquences de la disparition possible du clavier doivent être resituées dans la problématique de l’immédiacie (voir Immédiacie). L’apprentissage de la typographie et la maladresse de sa pratique chez bon nombre d’entre nous contribuent à nous faire sentir la médiation dont nous nous servons pour communiquer. La réflexivité qui s’ensuit contribue à son tour à nous donner une certaine distance critique et créative envers les possibilités inutilisées des médiations dont nous nous servons mais qui nous asservissent dès lors que nous les subissons sans plus les voir – dès lors qu’elles deviennent un angle mort de notre pratique des media. Derrière la restriction de l’usage des claviers aux seul·es programmeur·ses, et derrière l’effacement des médiations par la fausse naturalité des commandes vocales, c’est l’évolution des capacités (auto) critiques des multitudes d’utilisateur·rices qui est en jeu.
Bibliographie
Références
Kittler, F. (2015). Mode protégé. EUR ArTeC, Les presses du réel.
Mullaney, T.S. (2017). The Chinese Typewriter. MIT Press.
Santolaria, N. (2016) Dis Siri. Enquête sur le génie à l’intérieur du smartphone. Anamosa.
Auteur
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Yves Citton
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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