1Qu’est-ce qu’un château peut donc bien faire dans un glossaire sur les angles morts du numérique ? Reconnaissons que cette entrée a de quoi surprendre. Pourtant, c’est bien à l’architecture qu’il incarne, a fortiori, lorsqu’elle concerne plus particulièrement les constructions à vocation défensive, que l’on doit l’origine de la notion même d’angle mort.

2Avant de désigner « la zone inaccessible au champ de vision d’un conducteur de véhicule qui ne lui permet pas de voir une partie de son environnement », comme l’indique aujourd’hui Wikipédia, l’expression désignait en effet « un angle rentrant, qui n’est point flanqué ou défendu », d’après le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, dans son édition de 1690. Compte tenu de l’importance que revêtent les fortifications au xviii^e (et même jusqu’à la seconde partie du xix^e siècle), l’expression touche à un enjeu capital.

3L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, lui consacre d’ailleurs une entrée de plusieurs lignes dans la première édition du tome 1, que l’on ne résiste pas à reproduire ici in extenso :

L’épaisseur du parapet ne permettant point au soldat de découvrir le pied du mur, ou du revêtement du rempart, il arrive que lorsque deux côtés de l’enceinte forment un angle rentrant, il se trouve un espace vers le sommet de cet angle, qui n’est absolument vu d’aucun endroit de l’enceinte, et qui est d’autant plus grand que le rempart est plus élevé et le parapet plus épais. Les tenailles simples et doubles qu’on construisait autrefois au-delà du fossé avaient des angles de cette espèce. C’est ce qui les a fait abandonner. On ne les emploie aujourd’hui que dans des retranchements qui, ayant peu d’élévation et un parapet moins épais que celui des places, mettent le soldat à portée par là d’en flanquer ou défendre toutes les parties.

4Cette définition donne à voir l’angle mort en son sens fort : il ne traduit pas simplement le fait d’escamoter une réalité, de ne pas y prêter attention, mais apparaît comme l’effet inéluctable de l’effort consenti pour voir par ailleurs. Autrement dit, il n’y aurait pas de champ de vision possible sans angle mort. Il n’en va pas d’ailleurs autrement de l’angle mort de l’automobiliste : il est directement corrélé au changement de direction qu’il fait prendre à son véhicule. L’angle mort aurait donc un rapport « structurel » à son envers. Dit encore autrement, il lui serait consubstantiel. Il ne serait donc pas un défaut à faire disparaître, mais la contrepartie de la possibilité même de percevoir par la vue.

5 En se plaçant dans une perspective foucaldienne, la tentation est grande, dès lors, de faire correspondre ce couple angle mort/champ de vision, avec celui de l’invisibilité/visibilité, au sens où ce que l’on parvient à visibiliser (par de nouveaux savoirs) se traduit dans le même mouvement par une invisibilisation d’autres pans de la réalité. Pour paraître surprenant, ce rapprochement n’est pas pour autant fortuit : il nous est inspiré par Antonio Casilli et l’exploration du monde des plateformes numériques – les Google, Amazon et autres Facebook – qu’il entreprend dans En attendant les robots (2019). Ainsi qu’il le suggère, tout ce que ces plateformes donnent à voir (des relations interpersonnelles, des données, sans compter toutes les potentialités des applications) se paie au prix d’un processus d’invisibilisation, en l’occurrence, de l’activité de ces digital workers qui rendent possible le fonctionnement des algorithmes et d’une intelligence pas si artificielle que cela, dans des conditions de travail sur lesquelles les plateformes se gardent de communiquer.

6Mais ne pousserions-nous pas trop loin l’analogie ? Les angles morts du numérique ont-il encore à voir avec ceux des fortifications du château et de nos automobilistes ? Dans cette hypothèse, la différence serait moins de nature que dans la capacité des sciences sociales à dire quelque chose de pertinent à leur sujet : autant on peut douter qu’il en soit ainsi à propos des angles morts du château fort et de l’automobile, autant la démonstration est faite que ces sciences peuvent nous éclairer utilement sur les angles morts du numérique, moyennant un travail d’enquête ou une interdisciplinarité élargie à d’autres sciences, mais aussi aux arts, comme illustrés cette fois par le colloque de Cerisy dont le présent ouvrage découle.

7Encore faut-il un dispositif. On en revient à notre château, du moins à celui de Cerisy avec ses dépendances, son parc et son potager. De prime abord, il n’y avait pas lieu plus improbable voire incongru pour débattre du numérique, de surcroît par temps de crise sanitaire : le château est en périphérie d’un bourg, perdu dans le fin fond du Cotentin. On y a accès à Internet, mais chichement (il faut se rendre dans l’espace dédié, le bien nommé Esta@minet). Il n’y pas jusqu’à son mobile dont l’usage est restreint, voire aléatoire : selon l’opérateur, il faut se poster au pied d’un arbre ou près d’une station relais. Les angles morts du numérique prennent ici la forme très concrète de micro-zones blanches dans la couverture téléphonique.

8C’est dire au demeurant si le château de Cerisy mérite bien son surnom d’« oasis de décélération » – une formule inspirée des écrits du philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa (2013) – même si dans les faits, les programmes des colloques de Cerisy sont le plus souvent chargés au point de donner parfois l’impression de ne pas y voir le temps passer... Mais, au moins, ces mêmes colloques sont organisés sur plusieurs jours (une semaine dans le cas qui nous occupe), une temporalité a priori étrangère à l’instantanéité associée au numérique. Ici, ce sont encore les cloches qui rythment la journée en indiquant le début du repas ou la reprise des communications.

9Et pourtant, malgré ou à cause de ses apparents archaïsmes, le château est propice à des échanges approfondis, que ce soit à l’issue des communications ou au cours des repas que l’on y prend ensemble. C’est bien dans les recoins et les angles morts du château, là où l’on se cache pour fumer et bavarder pendant les pauses, que les choses les plus intéressantes se disent souvent.

10Certes, crise sanitaire oblige, les conférences en distantiel se sont invitées, mais pour mieux souligner en creux le charme du présentiel, malgré l’imposition des gestes barrière, du port du masque dans les parties communes. Bref, rien de tel qu’un château pour penser les enjeux attachés aux technologies, même les plus à la pointe (IA et big data).

11Ce n’était bien entendu pas la première fois que l’on y parlait d’IA : les archives du CCIC sont riches de nombreux colloques relatifs aux sciences et aux technologies du numérique, sinon de l’informatique (dès 1970, un colloque est organisé sur les « Révolutions informatiques »). Mais en se faisant l’écho de pratiques et d’imaginaires, ce colloque-ci a attiré d’autres profils, un peu geek, artiste et/ou designer, que l’on croise d’ordinaire dans d’autres milieux : fablabs et tiers-lieux.

12Une nouvelle fois, le château a démontré ses vertus de « dispositif » : à défaut de connexions performantes, ses angles morts et ses zones blanches permettent à une communauté de se constituer au fil d’un programme de colloque. C’est en cela une communauté éphémère et vécue comme telle, tout un chacun (intervenante, auditeur) étant libre de prolonger les liens selon les affinités qui se créent.

13Mais si un dispositif est nécessaire, il ne saurait suffire. Encore faut-il que les participant·es soient disposé·es à faire en sorte que cela marche, en suspendant les jugements de valeur, les approches par trop critiques. Nous empruntons ce distinguo au sociologue Yves Winkin qui l’a exposé dans une conférence inaugurale du colloque sur « L’enchantement qui revient » (qui s’est tenu du 6 au 13 juillet 2021), en prenant précisément l’exemple des colloques de Cerisy (dont on comprend mieux pourquoi certains semblent réussis, d’autres moins, au regard de leur ambiance à tout le moins).

14Il ne s’agit donc pas d’opposer l’espace-temps d’un colloque (propice à la décélération), à celui du numérique (cause de l’accélération). Homo numericus, nous le sommes tou·tes peu ou prou : qu’on le veuille ou non, nos existences sont cernées, investies par le numérique, exposées à des formes renouvelées de contrôle sinon de traçabilité. Mais il nous appartient encore de décider de rompre avec des habitudes, des rythmes ordinaires, des régimes de visibilité de nos existences, pour en épouser d’autres, tout en nous confrontant à des altérités, à d’autres visions, à d’autres points de vue.

15Et puis, au château de Cerisy, on cohabite avec des participant·es, dont certain·es (les auditeurs et auditrices) se sont inscrit·es librement, sans qu’on en connaisse l’identité professionnelle, ni le niveau de connaissance, ni le degré de familiarité avec le thème discuté. De là des paroles décalées, discordantes ou dissonantes, qui font aussi l’intérêt d’un colloque de Cerisy comparé au colloque scientifique ne réunissant a priori que des pairs. Ici aussi, le château est porteur de précieux angles morts : ce qui est partagé comme une évidence commune au sein d’un petit cercle de spécialistes fait l’objet d’une question « naïve » de la part d’un non-initié – et c’est fréquemment de l’angle mort de ce genre d’interrogation qu’émergent des perspectives nouvelles. Cela amène, sans que l’on ne s’en rende compte sur le moment, à prêter une attention plus particulière aux mots utilisés. Car ces angles morts font apparaître que, même si chacun·e use des mêmes, ce n’est pas en y mettant le même sens. À se demander d’ailleurs si les angles morts révélés par ce type de naïveté ne sont pas la principale valeur ajoutée qui fait la fraîcheur sans pareille du colloque cerisyen.

16Plus de vingt ans de fréquentation régulière du CCIC nous en a convaincu·es : à Cerisy, on prend le temps de discuter du sens des mots, de revenir éventuellement à leur étymologie, de prendre la mesure de leur polysémie, non pas pour déboucher sur une définition canonique, mais bien pour faire l’expérience de la pluralité des acceptions, selon les champs disciplinaires, professionnels, artistiques, etc. On prend aussi le temps de laisser à d’autres mots la possibilité d’émerger au fil des communications, de cristalliser ou de fixer l’attention, à la manière d’un précipité (à défaut, le mot se fait oublier).

17Dès lors, s’il y avait un sens à évaluer un colloque de Cerisy, nous ne saurions le soumettre aux seuls critères du monde académique (et de ses angles disciplinaires préformatés). La réussite d’un colloque de Cerisy s’apprécie à l’aune des questions naïves et des mots nouveaux, ou « augmentés » de nouvelles significations, avec lesquels on en repart. Il faut voir d’ailleurs comment, lors du moment de synthèse, des participant·es listent les occurrences et leur fréquence, qu’elles aient été volontaires ou non, porteuses de nouvelles pistes de réflexion ou de recherche, en s’attachant, pour donner un semblant de rigueur à la démarche, à pointer les mots commençant par la même lettre ou en jouant à former un acronyme voire un acrostiche de Cerisy.

18À en juger par le nombre de mots glanés dans le présent glossaire, on peut dire que ce colloque-ci a su, sur les problématiques du numérique, enrichir notre lexique, et élargir notre angle de vue.