Capitalisme de plateforme ou capitalisme de surveillance
p. 54-55
Texte intégral
1Les univers numériques en réseau ont passé par de nombreuses phases au cours de leur déploiement depuis la seconde moitié du xxe siècle. Après un tout premier Internet conçu aux États-Unis dans un cadre militaire comme un système de communication capable de résister à une attaque militaire soviétique, un deuxième Internet est devenu à partir des années 1980 un réseau décentralisé et ouvert à tou·tes, que se sont approprié des internautes selon des logiques de mises en relation, d’échanges et de partages essentiellement horizontaux, de pair à pair. On a longtemps continué à se représenter Internet comme un vaste maillage répandu à la surface de la Terre et permettant à chacune de communiquer avec chacun à travers les frontières, les statuts et les identités, avec pour seule motivation les affinités interindividuelles.
2Durant la première décennie du xxie siècle, l’existence d’un capitalisme de plateforme a constitué un angle mort de cette vision horizontale et égalitaire qui persistait dans l’imaginaire commun. Petit à petit ont été mis au jour et dénoncés les mécanismes d’un système d’exploitation du travail et des désirs humains concentrant des richesses et des pouvoirs inédits dans les mains d’une « classe vectorialiste » possédant et/ou contrôlant les « vecteurs » numériques à travers lesquels circulent désormais les informations.
3Alors que le premier et le deuxième Internet avaient vocation à être décentralisés, le troisième Internet s’est recentralisé autour d’énormes plateformes à tendances monopolistiques – identifiées dans les années 2010 pour le monde occidental aux Gafam et pour la Chine aux BATX. Au lieu que des ordinateurs personnels se connectent pour échanger des informations de pair à pair, nos communications sont envoyées sur des Clouds constitués de vastes assemblages de serveurs propriétaires, depuis lesquels elles se trouvent redirigées vers leur destinataire, mais non sans être au passage stockées, analysées, « traitées » (au double sens du traitement et de la traite).
4Ce capitalisme de plateforme instaure des modes inédits d’agencement et d’exploitation des activités et des aspirations humaines, que notre époque peine encore à comprendre. Shoshana Zuboff en a donné une analyse ambitieuse, fondée sur l’exemple de Google, au titre d’un « capitalisme de surveillance ». Les quantités invraisemblables de données personnelles, que les plateformes se trouvent en position de moissonner, leur permettent de cibler très précisément ce qu’elles envoient sur nos écrans, avec pour résultat de les enrichir (dès lors qu’elles vendent à des annonceurs leur accès à nos attentions) et de leur permettre d’influencer nos comportements (dès lors que leurs prédictions déterminent ce qui alimente nos écrans et nourrit nos visions du monde).
5On peut se demander toutefois si la mise en lumière de cet angle mort du capitalisme de surveillance niché au cœur du troisième Internet ne tend pas elle-même à nous aveugler quelque peu sur ce qui reste malgré tout des dynamiques décentralisées des deux premiers Internets, au-dessous et à l’intérieur même de l’emprise des plateformes. Peut-être l’angle mort à traquer désormais est-il celui des potentiels émancipateurs des agentivités numériques virales qu’une technophobie régnante occulte à force de dénoncer la toute-puissance des plateformes.
Bibliographie
Références
Srnicek, N. (2018). Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique. Lux.
Wark, M. (2020). « Et si ce n’était même plus du capitalisme, mais quelque chose d’encore bien pire ? », Multitudes, 70.
Zuboff, S. (2020). L’Âge du capitalisme de surveillance. Zulma
Auteur
Étudie et enseigne la littérature et les media à l’université Paris 8. Il co-dirige la revue Multitudes et a publié Médiarchie (2017), Pour une écologie de l’attention (2014), Zazirocratie (2011). Ses articles sont accessibles en ligne sur www.yvescitton.net.
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