Bulle de filtres

Yves Citton

p. 44-45


Texte intégral

1Les bulles de filtres ont longtemps constitué un angle mort de la distribution d’informations à travers les réseaux numériques. Eli Pariser a désigné ainsi les bulles informationnelles qui enferment un internaute dans les attentes qui sont majoritaires auprès de ses semblables, en tant qu’ils s’opposent ensemble à des perceptions contraires. Dans la mesure où le capitalisme de plateforme identifie les utilisateur·rices en corrélant leurs réactions passées de façon à pouvoir prédire leurs goûts présents, leurs attentes et leurs futures propensions à consommer, il est structuré par une double tendance intrinsèque à :

  • agréger des individualités singulières autour de profils distinctifs et oppositionnels ;
  • anticiper les désirs futurs sur la base des préférences passées.

2 Les bulles de filtre résultent de cette double tendance. Si j’ai l’habitude de rentrer dans mon moteur de recherche des mots caractéristiques d’un discours écologiste, si je clique en priorité et si je passe davantage de temps sur les propositions qui correspondent aux lignes de force de ce discours, les algorithmes en déduiront logiquement que mes préférences rendent plus pertinents de me proposer des sites satisfaisant mes attentes, ce qui contribue du même coup à la conforter. Si, au contraire, les sites climato-sceptiques ont attiré davantage mon attention, c’est vers eux que me portera le moteur de recherche. Les bulles de filtre ont ainsi pour effet d’enfermer nos attentions à venir dans nos attentes passées : chaque internaute ne voit du monde que ce qui correspond à ses partis pris et conforte ses biais, avec pour résultat une polarisation des positions, qui deviennent de plus en plus extrêmes et intolérantes, faute d’être exposées aux données et aux arguments de l’autre camp.

3Cette vision désormais classique des bulles de filtre a toutefois été relativisée – sans n’être aucunement réfutée – par certaines recherches plus récentes. Cette dénonciation des angles morts de l’information fournie par les réseaux numériques est en effet elle-même affectée de ses propres angles morts. D’une part, les bulles informationnelles ne sont nullement un phénomène nouveau ni propre au monde numérique. Depuis le xixe siècle, être abonné·e à un journal (Libération ou Le Figaro en France) ou regarder une chaîne de télévision (Fox News ou PBS aux États-Unis) constitue de fait une bulle de filtre. D’autre part, les études de terrain montrent que l’enfermement dans les bulles de filtres numériques est loin d’être total, et que les instabilités et les hétérogénéités qui traversent les réseaux tendent à brouiller fréquemment les agrégations idéologiques (sinon les identités sociales). Le défi est donc de mesurer plus précisément l’impact réel des bulles de filtre, ainsi que leurs spécificités liées aux réseaux numériques, sans pour autant diaboliser ceux-ci en leur attribuant des problèmes d’ordre bien plus général.

Bibliographie

Références

Pariser, E. (2011). The Filter Bubble : What the Internet Is Hiding from You. Penguin Press.

Deroy, O. (2021, 5 février). « Why Digital Bubbles are a Necessary Part of the World ? », Neuroscience and Humanities. YouTube.


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