Algotaylorisme
p. 23-26
Texte intégral
1Les Temps Modernes de Chaplin et ses ouvriers vissés aux chaînes de montage semblaient appartenir à un passé révolu, celui de l’organisation scientifique du travail conceptualisée par Frédéric Taylor et que Henry Ford va mettre en œuvre dans ses usines automobiles au début du xxe siècle, imposant le rythme des machines aux corps des travailleurs. Cette organisation a permis d’augmenter la productivité de manière spectaculaire en décomposant des tâches complexes en gestes simples, en mesurant et optimisant les actions des ouvriers, en récompensant les plus performants et en sanctionnant les autres. De nombreux discours ont contrasté l’exploitation brutale des corps à l’ère du capitalisme industriel avec l’émulation (compétitive) des esprits qui caractériserait l’âge du capitalisme cognitif. Au point que la persistance du taylorisme dans le monde des réseaux et des microprocesseurs constitue sans doute l’un des angles morts de notre perception du numérique. La fragmentation à l’extrême du travail resurgit en effet sous de nouvelles formes : la chaîne de montage s’est dématérialisée et s’invite désormais à domicile, mais les travailleur·ses se tuent toujours à la tâche pour des revenus dérisoires (Berardi, 2016).
2Dans son film Postmodern Times (2016), l’artiste Michael Mandiberg propose une recréation contemporaine du film de Chaplin en sous-traitant l’intégralité des séquences à des travailleurs et travailleuses indépendant·es via les plateformes de missions freelances Fiverr.com. 182 travailleur·ses de 25 pays ont rejoué une scène du film dans différents endroits de la planète et en de multiples langues. Le résultat est un montage fragmenté qui reflète les conditions mêmes du travail à l’ère numérique. Postmodern Times dresse le portrait de l’usine numérique mondialisée et de l’organisation post-fordiste du travail, dans lequel ces travailleur·ses précaires n’ont ni contrat, ni stabilité de l’emploi, et effectuent (généralement depuis chez elles et eux) des micro-tâches sous-payées pour des patron·nes dont iels ignorent souvent tout.
3Le futur du travail ressemble aux usines tayloristes du passé, mais avec des bracelets qui vibrent en cas d’erreurs des employé·es et des pénalités automatiques lorsqu’iels prennent trop de temps pour aller aux toilettes. Nouveau refrain sur un vieux thème, l’expression digital taylorism apparaît dans les années 2010, pour décrire des pratiques d’« optimisation » des Gafam, Amazon en tête qui recourt à des techniques de management algorithmique pour augmenter les rendements des travailleur·ses de ses entrepôts. Le contrôle du temps est un thème récurrent dans l’empire logistique d’Amazon, l’employeur·se pouvant désormais observer, évaluer et moduler des parts infimes du cycle de travail et des données corporelles (jusqu’au micro-mouvement) qui lui étaient auparavant hors de portée. Les corps des travailleur·ses, pareils aux paquets scannés, sont gérés selon les cadences des logiques computationnelles en vue de la plus grande efficacité possible. Celles et ceux qui n’atteignent pas leurs chiffres sont renvoyé·es sans ménagement, parfois par des ordinateurs, accélérant la déshumanisation et la dégradation vertigineuse des conditions de travail (Sainato, 2020).
4La critique d’art et curatrice Aude Launay propose le motvalise « algotaylorisme » (2021) pour décrire les travailleur·ses d’Amazon, les coursiers-livreur·ses de Deliveroo ou les chauffeur·ses d’Uber, dont les algorithmes sont les boss. Mais aussi pour qualifier l’hyperdivision des tâches chez les travailleur·ses du clic.
5De nombreuses formes de travail sont enveloppées sous l’expression vaporeuse « intelligence artificielle », alimentant l’illusion de l’automation, ou « fauxtomation », comme la nomme encore l’artiste et écrivaine Astra Taylor (2018). Nombre de tâches que l’on pense effectuées par des ordinateurs sont en réalité faites par des êtres humains de manière plus ou moins dissimulée. Ces « travailleurs et travailleuses du clic », qui sont plus de 260 000 en France et des millions à travers le monde, éduquent les systèmes d’IA pour quelques centimes. Transcription, annotation d’images, modération, reconnaissance visuelle ou étiquetage de contenus : autant d’activités déléguées à des usager·es sous forme de micro-tâches, peu ou pas rémunérées, qu’il s’agit de cumuler en un temps millimétré. Des services de livraison express basés sur des applications mobiles jusqu’aux plateformes de micro-travail comme Amazon Mechanical Turk, et jusqu’aux médias sociaux qui incitent leurs usager·es à produire d’énormes masses de données personnelles, chacun est désormais mis à contribution pour entraîner des IA qui ne pourraient fonctionner sans tout ce travail invisibilisé nécessaire à minimiser les coûts réels de l’IA. Ces « poinçonneurs de l’IA », selon l’expression du sociologue Antonio Casilli (2019), seraient comme « des milliards de petites mains qui, au jour le jour, actionnent la marionnette de l’automation faible ».
6Malgré l’opposition caricaturale trop souvent acceptée entre la chaîne de montage et les intelligences en réseaux, l’ordinateur et la division du travail, deux concepts qui ont forgé le monde moderne, apparaissent tous deux au même moment, à la fin du xviiie siècle, comme l’analyse Lorraine Daston (2017). Inspiré par la lecture de la Richesse des Nations d’Adam Smith (1776), dans lequel l’économiste politique britannique expose son concept de la division du travail avec l’exemple de la manufacture d’épingles, l’ingénieur français Gaspard de Prony va importer les méthodes de l’usine dans le travail du calcul. « Je fabriquerais mes logarithmes comme on fabrique des épingles », écrit-il (1824). Pour élaborer ses Grandes Tables logarithmiques, monument du calcul lancé en 1791, il fragmente les tâches selon un système pyramidal, avec au sommet quelques mathématiciens remarquables qui développeront les formules générales, puis 7 ou 8 algébristes capables de transcrire les formules en nombres et, tout en bas, 70 ou 80 « travailleurs » qui ne connaissent que les règles arithmétiques élémentaires et vont réaliser les millions d’additions et de soustractions inscrites à la main dans les 17 volumes (RYBN, 2020).
7Ce projet titanesque va impressionner le mathématicien britannique Charles Babbage, qui suggère que ces travailleurs à la base de la pyramide pourraient aussi bien être remplacés par une machinerie (Babbage, 1832). « Si des travailleurs sans esprit pouvaient réaliser ces calculs de manière si fiable, pourquoi ne pas les remplacer par des machines sans esprit » (Daston, 2017). Comme le souligne Simon Schaffer, « Babbage n’a pas inventé les “computers” il a, au contraire, essayé de s’en débarrasser ».
8Tel est bien l’angle mort de nos débats sur le numérique : au lieu de se demander si les robots vont remplacer les humains, il semble plus urgent de s’intéresser à la manière dont les humains sont de plus en plus traités comme des robots, et comment d’anciennes techniques tayloriennes remaniées se couplent à une nouvelle gamme d’outils particulièrement invasifs permettant d’accroître la surveillance, l’évaluation algorithmique et la modulation du temps afin de maximiser l’extraction de plus-value des corps et des esprits humains.
Bibliographie
Références
Babbage, C. (1832). On the Economy of Machinery and Manufactures, 4e éd.
Berardi, F. (2016). « Décomposition et recombinaison à l’âge de la précarité », Multitudes, 62.
Casilli, A. (2019). En attendant les robots, enquête sur le travail du clic. Le Seuil.
Daston, L. (2017, 9 novembre). « Calculation and the division of labor, 1750-1950 », 31st annual lecture of the German Historical Institute, Washington DC.
De Prony, G. (1824). Notices sur les grandes tables logarithmiques et trigonométriques, adaptées au nouveau système métrique décimal.
Launay, A. (2021, 13 février-20 avril). « Algotaylorism ». Kunsthalle de Mulhouse. http://kunsthallemulhouse.com/evenement/algotaylorism/
Mandiberg, M. (2018). Postmodern Times, 87.
https://www.mandiberg.com/postmodern-times/
RYBN. (2020). Human Computers. http://rybn.org/human_computers/index.php
Sainato, M. (2020, 5 février) « ’I’m not a robot’ : Amazon workers condemn unsafe, grueling conditions at warehouse », The Guardian.
Schaffer, S., Zeitlin, E. (1997). « Les machines calculatrices de Babbage et le Factory System », Sociologie de la communication, 1.
Taylor, A. (2018). « The Automation Charade », Logic, 5.
Auteur
Après avoir été journaliste à Libération en charge des cultures numériques, a été responsable de programmes artistiques à la Gaîté Lyrique et co-commissaire des expositions Computer Grrrls (2018) et dernièrement House of Mirrors : AI as Phantasm (2022). Elle enseigne à l’École supérieure d’art et de design d’Orléans.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
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Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
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