Conclusion
p. 189-196
Texte intégral
J’ai déjà répondu en partie à la question sur l’insuffisance de mon auto-analyse.
À y réfléchir, je me dis que c’est en effet un exercice impossible.
Florence Weber
Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse, 1990
1La wertfreiheit wébérienne, traduite de manière très contestable par les termes de neutralité axiologique, semble d’une grande nécessité et pertinence dans le domaine de la pratique pédagogique. Appliquée à la démarche de recherche, elle paraît quelque peu illusoire. En effet, il s’agit non pas d’accéder à une pseudo neutralité à l’égard des valeurs, mais d’organiser explicitement l’objectivation de l’absence de neutralité du chercheur liée à ses positions successivement occupées dans l’espace social et le champ universitaire. C’est à la condition d’une objectivation de son point de vue relatif, que le sociologue ne cède pas au relativisme. Considérer le caractère singulier de sa propre perspective, permet de comprendre l’ensemble des orientations possibles au sein d’un champ où ses décisions s’actualisent.
2C’est pourquoi le travail socioanalytique demeure, pour ma part, un horizon. Analyser ses propres orientations académiques qui traduisent des décisions toujours en partie intéressées ou déterminées, paraît insuffisant. Il reste à décrire les placements et déplacements possibles dans le champ universitaire où se sont réalisées et s’effectuent encore mes prises de décisions. C’est à cette condition que peuvent se développer les deux fonctions de la socioanalyse, l’objectivation scientifique et l’anamnèse libératrice. Mais est-il vraiment possible de les mettre concrètement en œuvre ?
3L’issue est-elle d’allier le pessimisme de la raison tel que l’exprime Florence Weber dans la citation en épigraphe1, et l’optimisme de la volonté de Pierre Bourdieu ? Ce dernier considère que tout intellectuel dispose du pouvoir de découvrir ses propres déterminations, et « par-là, de s’en libérer (au moins partiellement) et d’offrir aux autres des moyens de libération2 ». Cette émancipation intéresse donc le chercheur en sciences sociales et tout un chacun qui le lirait. A contrario, Jacques Bouveresse, son ami et collègue du Collège de France, transfuge social lui-même, émet non seulement des doutes quant aux effets assurément libérateurs d’une compréhension de la logique des rapports sociaux, mais se demande en outre, si dans certains cas, cette appréhension ne conduirait pas à une attitude de cynisme ou de renoncement3. Vingt-deux auparavant, Pierre Bourdieu évoquait déjà cette difficulté : « On en conclut que la sociologie est réductrice, qu’elle désenchante, qu’en enlevant aux gens toute illusion, elle les démobilise4. » Cette critique est à prendre au sérieux. S’agissant des élèves populaires découvrant les statistiques de réussite et d’accès aux études supérieures, Gérard Mauger rapporte le témoignage de deux enseignantes de lycée qui posent une question bien dérangeante. Dénoncée habituellement comme une entrave conservatrice à la démocratisation scolaire, l’idéologie du don à laquelle les élèves adhèrent spontanément, ne permettrait-elle pas à certains d’entre eux de croire en leur propres vertus et ainsi favoriser leur réussite5 ? L’interrogation portant sur l’éventualité de cet effet positivement performatif paraît fort pertinente, mais sans doute à une échelle individuelle. Les effets de l’idéologie du don paraissent plus certainement délétères à une échelle collective.
Quelle est la portée émancipatrice d’un travail de prise de conscience des déterminations sociales ?
4Certains individus n’ont guère besoin d’acquérir les compétences d’un sociologue chevronné pour accéder à une lucidité partielle accompagnée de la teneur proto-sociologique d’une analyse des pratiques et représentations quotidiennes observées. La connaissance des « lois » sociales pourrait inciter le dominé à les déjouer et à les contredire : « La connaissance du plus probable est ce qui rend possible, en fonction d’autres fins, la réalisation du moins probable6. » Mais qu’en est-il de la plupart des transfuges qui n’ont jamais lu une seule ligne d’un texte de sociologie ? Comment le moins probable a-t-il pu advenir sans aucune connaissance précise des mécanismes à l’œuvre dans la réalisation du plus probable ? Des discussions avec des parents, collègues ou amis peuvent soutenir la compréhension de certains ressorts de la construction d’une position socialement dominée (ou dominante). La clairvoyance s’étaierait également sur des savoirs démocratisés transmis par des vidéos ou émissions radiophoniques ou télévisuelles.
5Pierre Bourdieu, de manière très optimiste, paraît dans un premier temps accorder une grande efficience à cette seule prise de conscience. Connaître l’existence des chaînes sociales qui nous entravent, c’est commencer à s’en libérer. Il est ici question, en arrière-fond, de démocratie et de justice sociale.
6J’ai suggéré que certains individus sont particulièrement disposés à appréhender les déterminations sociales car ils présentent la caractéristique d’avoir intensément vécu des désajustements qui ont rompu le charme social de l’adéquation entre positions et dispositions (ce qui ne signifie pas qu’ils y parviennent mécaniquement)7. J’ai par ailleurs avancé l’hypothèse d’une forte exposition du transfuge social exerçant le métier de sociologue à différents biais synchronique, académique et pathologique. Le travail réflexif semble infini. Serait-il vain ?
7Se concentrer sur le travail de retour sur soi entrepris par le chercheur, permet d’en distinguer trois effets potentiels d’ordre psychanalytique, sociologique et épistémologique. L’hypothèse étant que chacun d’entre eux favorise le développement des deux autres. J’ai essayé de les prendre en compte lorsque j’ai entrepris au début de ma thèse de trouver une réponse à la question suivante : Pour quelles raisons ai-je décidé de consacrer de si nombreuses années de mon existence à l’étude des stéréotypes dont la femme noire est l’objet ?
8Dans sa pratique scientifique, le chercheur tente généralement d’accroître la validité des résultats issus de ses enquêtes. Une réflexion portant sur les conditions de scientificité vise en particulier à réduire les biais méthodologiques et interprétatifs liés pour certains au parcours et à la position du chercheur dans le champ scientifique. L’exigence de l’objectivation participante s’inscrit dans ce cadre d’une libération que l’on pourrait qualifier de socio-épistémologique. L’objectivation de l’objet mise en œuvre par le scientifique constitue pour Pierre Bourdieu la plus minimale des exigences.
9Le chercheur ne peut non plus se contenter d’objectiver son point de vue sur l’objet (y compris son propre univers social). En effet, le processus doit en outre mettre à jour l’inconscient historique dont le scientifique est le dépositaire, et qui est susceptible de déterminer ses décisions académiques (méthodologiques, thématiques, etc.). La démarche consiste à questionner non seulement
[…] le passé réactivé, mais tout le rapport à ce passé qui, lorsqu’il agit inconsciemment, peut être au principe d’une distorsion systématique de l’évocation et, par-là, des souvenirs évoqués. Seule une véritable socioanalyse de ce rapport, profondément obscur à lui-même, peut permettre d’accéder à cette sorte de réconciliation du chercheur avec lui-même, et avec ses propriétés sociales, que produit une anamnèse libératrice8.
10Cet inconscient historique est cognitivement structuré et partagé par un ensemble de scientifiques bénéficiant de socialisations similaires dans une culture nationale et un champ académique donnés. Le chercheur doit en particulier comprendre, au sein du champ spécifique considéré, quels sont ses propres intérêts à l’objectivation. Ainsi, Pierre Bourdieu propose plus généralement tout un « programme d’anthropologie cognitive réflexive9 ».
11La perspective de cette entreprise donne le tournis. Il conviendrait que le chercheur pense, par exemple, non seulement son rapport à l’École développé en tant qu’élève, mais aussi le rapport actuel qu’il entretient à ce rapport passé au système scolaire.
12À l’issue de ce travail réflexif portant sur les déterminations sociales de mes propres orientations académiques, je pense pouvoir en discerner deux effets fructueux.
13D’une part, il m’incite à rester vigilant quant aux biais méthodologiques repérés mais aussi à d’autres biais dont je pourrais être l’objet. Ma prédilection pour le symbolique expliquée par une sensibilité liée à l’expérience juvénile du pouvoir performatif de la parole professorale, s’accompagne, me semble-t-il, d’un biais intellectualiste ou idéaliste accordant systématiquement dans mes recherches et mes enseignements, la primauté chronologique au stéréotype. Comme si le racisme ne pouvait trouver sa source que dans la transmission de représentations se traduisant dans un second temps sous forme de préjugés et de discriminations. Plus largement, cette remise en question ouvre la voie qui me reste à approfondir : celle de l’étude de l’incorporation et de la manifestation du racisme faisant l’économie de sa représentation.
14D’autre part, c’est à l’occasion de ce retour sur soi, que j’ai pu proposer des hypothèses relatives aux conditions de déplacement dans l’espace social. Les nouvelles pistes de réflexion intéressent les trois clivages de positions, de l’habitus et du moi, qui permettent au transfuge la poursuite de l’actualisation d’une impulsion hors de son milieu d’origine. Elles apparaîssent indissociables de la compréhension de ma propre trajectoire et sans doute des dispositions sociales qui l’ont entravée.
Que serait une socioanalyse efficace, et sous quelles formes ?
15Une des limites de la conception bourdieusienne de la socioanalyse au début des années 1980, semble résider dans la primauté excessive accordée au pouvoir émancipateur de la conscience. La connaissance de nos entraves sociologiques ne suffit pas à nous en libérer. Un travail supplémentaire est nécessaire. Pierre Bourdieu ne l’évoque pas.
[…] c’est en élevant le degré de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde social, que la science donne plus de liberté. Tout progrès de la nécessité est un progrès dans la liberté possible. […] Une loi ignorée est une nature, un destin (c’est le cas de la relation entre le capital culturel hérité et la réussite scolaire) ; une loi connue apparaît comme la possibilité d’une liberté10.
16Le sociologue ajoute qu’un agent social populaire est mal à l’aise (« dans ses petits souliers ») dans l’interaction avec un dominant (syndicaliste et patron) « par ce qu’il ne dispose que d’instruments d’analyse, d’auto-analyse, trop généraux et trop abstraits, qui ne lui donnent aucune possibilité de penser et de contrôler son rapport au langage et au corps11 ». Cette proposition laisse dubitatif. La prééminence ici accordée au pouvoir de l’idée et de la conscience du dominé, occulte par exemple le désir d’ascension sociale qui construit véritablement la possibilité du contrôle langagier et corporel. Afin de résister et contrer toute l’assurance incorporée du patron, comment le syndicaliste pourrait-il, par une simple volonté consciemment stratégique, modifier son habitus (gestes, postures, paroles), s’il ne possède pas de motivations profondes, sociales et affectives pour transformer « ses » schèmes ?
17Par ailleurs, dans un passage tout aussi étonnant, Pierre Bourdieu paraît faire l’apologie d’une identité quelque peu essentialisée.
Ce qu’il faudrait divulguer, disséminer, c’est le regard scientifique, ce regard à la fois objectivant et compréhensif, qui, retourné sur soi, permet de s’assumer et même, si je puis dire, de se revendiquer, de revendiquer le droit à être ce qu’on est. Je pense à des slogans comme « black is beautiful » des Noirs américains et la revendication du droit au « natural look », à l’apparence « naturelle », des féministes12.
18Autant la pleine assomption d’une peau foncée, la revendication d’une coiffure afro ou celle de poils sur les jambes et aisselles d’une femme, me semblent clairement constituer une émancipation au regard des modèles esthétiques dominants, autant m’échappe le sens de la revendication d’un habitus en tant que dispositions socialement construites. Comment le « regard à la fois objectivant et compréhensif […] retourné sur soi », permettrait-il aux transfuges qui ont éprouvé l’entre-deux du déplacement social, de revendiquer le « droit à être ce qu’on est » et d’« offrir la possibilité d’assumer leur habitus sans culpabilité ni souffrance13 », alors que précisément ce regard révèle tout l’arbitraire de la construction des habitus de classe ? En d’autres termes, que représente l’état d’« être ce qu’on est » lorsque, ayant traversé l’espace social, on a vécu le caractère éminemment relatif et relationnel des manières d’être et de se comporter pour soi et pour les autres ?
19Dans ses derniers écrits, réalisant l’excès de son optimisme émancipateur, Pierre Bourdieu paraît ouvrir la voie vers des moyens plus interventionnistes.
Il est évident qu’il ne suffit pas de prendre conscience de ces structures ; il faut transformer profondément les dispositions acquises, par une sorte de rééducation, celle qui est nécessaire pour perdre un « mauvais pli », une mauvaise tenue de raquette, un mauvais accent, etc., et on sait combien c’est long, et difficile, parfois et, inséparablement, il faut changer les conditions de production de ces dispositions, de ces structures incorporées, et il faut donc changer l’ordre symbolique. La prise de conscience étant indispensable pour mettre en marche le processus de transformation et pour lui assigner ses fins14.
20Quelles formes une intervention socioanalytique pourrait-elle prendre ?
Le cabinet du socioanalyste
21Le point de vue sociologique n’interdit pas de considérer la difficulté et la restriction que représente une séparation étanche entre socioanalyse et psycho-analyse.
Chacun de nous, ce n’est un secret pour personne, est encombré d’un passé, de son passé, et ce passé social, quel qu’il soit, « populaire » ou « bourgeois », masculin ou féminin, et toujours étroitement entrelacé avec celui qu’explore la psychanalyse, est particulièrement pesant et embarrassant quand il s’agit de faire des sciences sociales15.
22Comment l’analyste, au cours du travail de la cure, pourrait-il faire abstraction de la dimension sociale de l’existence de son patient par exemple surdiplômé ? Cela reviendrait par exemple à négliger sa position dans le champ social tandis qu’il exprime un ressentiment et une souffrance liés à l’occupation durable d’un emploi subalterne16. Dans l’autre sens qui nous intéresse ici davantage, une libération d’ordre psychanalytique peut advenir par surcroît, grâce à la sociologie en tant qu’« instrument que les gens peuvent s’appliquer à eux-mêmes à des fins quasi cliniques17 ». Pour certains chercheurs, elle accompagne explicitement le travail de libération socio-épistémologique. Cette dernière est décrite par Pierre Bourdieu comme « une sorte de lent parcours initiatique, convaincu que l’on connaît de mieux en mieux le monde à mesure qu’on se connaît mieux, que la connaissance scientifique et la connaissance de soi et de son propre inconscient social progressent d’un même pas18 ».
23Des sociologues ouvriront ils un jour des cabinets de socioanalyse ? :
J’ai là une utopie : fonder une sorte de Société mondiale pour la socioanalyse, comme cela existe déjà pour la psychanalyse. Au cours de mon travail, j’ai de plus en plus souvent constaté que de nombreux drames personnels à cause desquels les gens consultent des psychanalystes, pourraient au moins en partie être traités par des sociologues19.
24J’en possède également l’intime conviction. Une autre forme d’intervention socioanalytique paraît pouvoir être engagée à plus court terme : le séminaire socio-épistémologique.
Un séminaire socio-épistémologique
25Le travail qui s’y développerait, apparaîtrait comme une des traductions de l’intellectuel collectif cher à Pierre Bourdieu, dans le cadre méthodologique et épistémologique d’une formation universitaire. Vertigineux et peut-être chimérique dans ses ambitions lorsque le chercheur tente de le mener à bien par ses seuls moyens, le projet de socioanalyse que j’appelle de mes vœux, serait organisé en mêlant les étudiants dès le master 2 aux collègues confirmés dont les connaissances des différents états du champ académique au moment où les plus jeunes y ont accédé, seraient très utiles. Il supposerait bien entendu l’établissement d’un climat de confiance minimale entre les participants. Ce travail devrait contourner les écueils d’une socioanalyse sauvage par déficit de connaissance ou par empressement. Le sociologue éviterait ainsi d’exposer sa biographie et sa propre personne à une « fragile omnipotence ». Son parcours personnel serait appréhendé en respectant le temps nécessaire pour découvrir les ressorts de réalités parfois fort peu recevables, comme une tendance peu consciente au misérabilisme ou au populisme20 voire un mépris sexiste ou de classe occultés car sublimés dans l’investigation intellectuelle et scientifique socialement valorisée.
Notes de bas de page
1 Florence Weber, « Journal de terrain, journal de recherche et auto-analyse », art. cit., p. 144.
2 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 72.
3 Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Marseille, Éditions Agone, 2003.
4 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 47.
5 Gérard Mauger, « Sur “l’idéologie du don” », Note de recherche, in Savoir/Agir, vol. III, n° 17, 2013, p. 33-43.
6 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 47.
7 Raphaël Desanti, Lire Bourdieu de l’usine à la fac. Histoire d’une « révélation », Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2017.
8 Pierre Bourdieu, « L’objectivation participante », art. cit., p. 56.
9 Jacques Bouveresse, « La connaissance de soi et la science », in Actes de la recherche en sciences sociales, vol. V, n° 150, 2003, p. 59-64.
10 Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 44-45.
11 Ibid., p. 43.
12 Ibid., p. 42 (je souligne).
13 Ibid., p. 42.
14 Pierre Bourdieu, « Nouvelles réflexions sur la domination masculine », in Cahiers du genre, vol. II, n° 33, 2002, p. 225-233.
15 Pierre Bourdieu, « L’objectivation participante », art. cit., p. 55.
16 Je pense en particulier au témoignage d’une étudiante docteure en mathématiques, contrainte en France d’effectuer une série de petits boulots ne requérant aucune qualification particulière, à l’issue d’un prestigieux contrat d’enseignante invitée dans une université nord-américaine.
17 Pierre Bourdieu, Réponses, op. cit., p. 171.
18 Pierre Bourdieu, « L’objectivation participante », art. cit., p. 53.
19 Pierre Bourdieu, entretien à Wochen Zeitung, 11 mai 2000. http://www.woz.ch. Une entrevue avec Stefan Keller et Verena Mühlberger.
20 Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Éditions du Seuil, 1989.
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