( – Le choix de l’excellence scolaire comme facteur prééminent du déplacement social… interdit de considérer les accidents et les phases extrascolaires de la trajectoire… dont l’expérience est susceptible de favoriser une disposition pour l’étude du symbolique et en particulier de la dimension performative du discours sur le monde social – )

1Plusieurs éléments biographiques permettent de comprendre une propension à détecter les biais synchronique et académique, mais aussi certaines de mes décisions universitaires. Redoublant les classes de cours moyen deuxième année (CM2) et de seconde, je n’ai à aucun moment pu me considérer comme un « bon élève ». À l’issue de ma première seconde, mon exclusion totale mais momentanée du système scolaire a été administrativement prononcée. Cet accident doit être considéré à la lumière des deux significations du vocable. La dimension objectivement arbitraire et donc violente du verdict professoral a constitué un évènement fortuit, inattendu qui a interrompu le cours probable de ma scolarité (formation à un métier manuel, d’employé dans le secteur tertiaire ou de la restauration). En son autre sens, le terme indique la gravité de la sentence qui allait créer un dommage apparemment irrévocable et une mort scolaire heureusement provisoire.

Verdict et sentence de mort

2De 1959 à 1964, une série de décrets et arrêtés sont promulgués pour organiser l’orientation scolaire des adolescents français. De la sixième à la première classe, les parents émettent des souhaits, et l’équipe pédagogique se réunit en fin d’année pour décider de l’orientation de l’élève. Toutes les voies sont envisageables, dont celle de la vie active (verdict énoncé par le Conseil d’orientation) qui signifie la fin de l’obligation scolaire pour les plus « mauvais » élèves. Cette décision déclenche non seulement la suppression de toute responsabilité de l’établissement fréquenté mais l’exclusion administrative hors du système scolaire dans sa globalité. L’adolescent n’est pas réorienté mais remis à sa famille à qui seule revient la charge de trouver une formation « sur le tas ». Certains parleront de sentence de mort institutionnelle1. C’est la décision dont j’ai été l’objet en 1976, lorsque j’avais près de 17 ans, à l’issue d’une seconde technique G22. L’équipe enseignante de mon lycée a jugé que mon trop faible niveau scolaire, en outre dans une filière dominée, m’interdisait non seulement de redoubler mais également de bénéficier d’une quelconque formation reconnue par l’État (CAP ou BEP). Après l’annonce du verdict, à la sauvette, debout dans un couloir du lycée, l’enseignante de Français qui faisait office de professeur principal me posa une première question dont l’énoncé demeure pour moi inoubliable : Yann, êtes-vous habile de vos mains ? L’imposition définitive de la sentence m’interdit d’émettre un « avis préalable, comme dans la situation de l’annonce d’une grave maladie3 ». Confrontée à mon évidente incompréhension, la professeure me suggéra de chercher directement un travail dans un garage de réparation automobile : Aimez-vous les voitures ?

3En 1982, Alain Savary, ministre de l’Éducation nationale, supprime cette procédure aboutissant à une sorte de bannissement scolaire, d’expulsion socialement infamante vers la vie active, et impose aux établissements d’offrir à l’élève une orientation scolaire et le droit systématique au redoublement4.

4Un des grands apports de Pierre Bourdieu a été de remettre en question la représentation de sens commun expliquant les inégalités scolaires par le seul facteur économique, pour souligner le rôle décisif du capital culturel. Certes, je n’ai bénéficié d’aucune ressource culturelle d’un membre de ma famille auquel j’aurais pu m’identifier en raison de sa réussite par des études supérieures. Il ne faudrait cependant pas commettre l’erreur inverse d’occulter le poids du capital économique5.

5D’une part, comparé aux « bons élèves » de milieux populaires, je n’ai jamais bénéficié d’une bourse de l’État. En effet, si l’unique salaire du foyer, celui de mon père sous-officier, était insuffisant pour financer mes études supérieures, il se révélait légèrement trop élevé pour déclencher l’obtention d’une aide étatique. Je me rappelle en particulier avoir été marqué par le contenu d’une lettre du Crous de Bordeaux (Centre régional des œuvres universitaires et scolaire), ville où j’envisageais un moment de faire mes études après le baccalauréat. Il indiquait l’impossibilité de bénéficier d’une chambre d’étudiant en raison des revenus trop importants de mes parents…! J’ai intégralement financé mes études à l’Institut d’études politiques en effectuant six jours par semaine un travail d’aide-cuisinier non déclaré dans un restaurant de couscous (« au noir » donc, et proposé par le Crous de Toulouse…) et en déchargeant l’été, des trains de marchandises dans le gigantesque entrepôt d’un hyper-marché.

De l’exclusion… à Sciences Po : un prodige ?

6Sachant qu’en 1980, seul un quart des élèves de ma classe d’âge obtient le baccalauréat, mes chances de réussite à cet examen apparaissent encore amoindries en tant que multi-redoublant. Un succès au concours d’entrée en première année de l’Institut d’études politiques de Toulouse semble encore moins probable. En effet, si l’on admet les IEP dans la catégorie des Grandes écoles, comme le font certaines nomenclatures sociologiques ou économiques, le miracle paraît d’autant plus grand. Et « en termes de chances relatives d’accès selon son milieu social d’origine, la base sociale de recrutement des grandes écoles semble même se resserrer dans les années 1980 après avoir connu une relative démocratisation à l’image de l’ensemble de l’enseignement supérieur6 ». Facteur statistiquement aggravant, mon père est sous-officier de l’armée de terre. Or, seuls 2,3 % des enfants masculins de la génération née entre 1959 et 1968, dont le père appartient à la catégorie « Policiers et militaires (professions intermédiaires) », accèdent à « une grande ou une très grande école7 ».

7Entre le moment de l’élimination du système scolaire à l’issue de la première classe de seconde et celui de l’accès aux études dites supérieures, que s’est-il passé en l’espace de trois années ? Pourquoi « l’effet de destin exercé par les verdicts scolaires8 » ne m’a-t-il pas implacablement concerné ?

8À une échelle personnelle, s’est produit une succession d’évènements immédiatement postérieurs à mon éviction ; une suite de changements propices à une réintégration dans le système scolaire que j’ai vécue a posteriori comme miraculeuse. De la ville de Landau à l’Ouest de la République fédérale d’Allemagne (région du Pfalz ou Palatinat), mon père est affecté en Bretagne au moment précis de mon élimination du système scolaire.

1. Désormais domicilié à Rennes, ma situation est celle d’un jeune adulte totalement déscolarisé, désœuvré et dépourvu de projet de formation. Sans existence au regard de l’institution scolaire, je me trouve dans un état de démobilisation. C’est pourquoi je suis incapable, sur le moment, de percevoir le caractère crucial de l’intervention de ma mère auprès du proviseur du lycée Bréquigny. L’action maternelle dépasse ici largement le simple investissement pédagogique parental dont on connaît la force déterminante pour la réussite scolaire d’un enfant9. À ce moment précis, ma mère crée un carrefour existentiel, un moment fatidique au sens d’Antony Giddens10. Le chef d’établissement s’avère non seulement disposé à me donner une nouvelle chance en m’accordant un redoublement, mais propose également l’intégration d’une classe de seconde AB (économie) qui offre la possibilité d’accéder à un baccalauréat d’une filière générale dominante, au lieu d’une seconde technique dévalorisée.
2. Le déménagement en Bretagne déclenche, me semble-t-il, l’opportunité de me déprendre partiellement du regard professoral et social porté sur le passé de mes échecs scolaires. Comparé aux petits collèges et lycée précédemment fréquentés en Allemagne puis en Alsace, le lycée Bréquigny à Rennes (il rassemble 5 000 élèves de la classe de sixième à celle de terminale), me propose un climat scolaire paradoxalement favorable. Sorte de campus doté d’un immense parc et d’une architecture rappelant celle de l’université de Nanterre, ses alignements de classes toutes identiques et bordées d’interminables couloirs, m’offrent l’anonymat et le sentiment de liberté qui favoriseront ma renaissance scolaire.
3. Mais ces deux dernières pistes explicatives paraissent insuffisantes pour comprendre la possibilité d’un rétablissement dans le système scolaire, qui plus est, dans une filière générale socialement perçue comme noble. Apparaît une raison supplémentaire : le collège de Landau in der Pfalz (RFA) et le lycée de Wissembourg (Bas-Rhin), tous deux établissements de centre-ville, regroupaient une population scolaire dotée de ressources socio-culturelles relativement élevées. Il est par conséquent probable que j’ai en partie éprouvé, à ce moment, la condition des élèves « confrontés à l’expérience douloureuse du statut de minorité ou d’exception sociologique […], ces expériences éprouvantes ayant des conséquences très concrètes : démobilisation scolaire, éviction ou sortie volontaire de l’établissement initialement choisi11 ». Ma classe du lycée Bréquigny était au contraire caractérisée par une surreprésentation d’élèves populaires. Leur compagnie, que je recherchais, m’a sans doute procuré la possibilité d’une congruence entre ma position et mes dispositions. Les parents de Pascal, mon meilleur ami de classe jusqu’à la terminale, travaillaient à la chaîne comme ouvriers dans l’usine automobile Citroën qui occupait à l’époque 14 000 salariés. Ces relations amicales populaires m’assuraient en quelque sorte, la paix sociale intérieure dont bénéficie le fameux poisson dans l’eau, image si souvent convoquée par Pierre Bourdieu.

9À une échelle générationnelle, ce retournement radical d’une exclusion scolaire définitive vers un Institut d’études politiques, apparaîtra sans doute comme le produit d’une massification scolaire associé à un effet partiel de démocratisation. Mais ne serait-ce que dix années plus tôt, aurais-je obtenu mon baccalauréat ? J’ai probablement bénéficié d’une transformation du champ caractérisée par un double basculement des critères de sélection sociale, en gros de la propriété économique au diplôme, et du diplôme technique au diplôme adapté au secteur tertiaire12. Mon père en tant que petit fonctionnaire, sous-officier lui-même fils de sous-officier, m’a sans doute apporté une culture générale minimale bien adaptée à la demande de tertiarisation de l’économie française. Mon diplôme de l’Institut d’études politiques de Toulouse, répond de manière favorable à ces deux transformations principales des modes de reproduction de la société française de l’époque.

10Neuf années plus tard, mon expérience de jeune manager (fraichement diplômé de Sciences Po Toulouse, section Économie et finances), au sein d’une chaîne de grands magasins à Paris, Toulouse et Perpignan, me permet d’observer que plusieurs vendeurs dépourvus de diplômes, sont devenus « cadres » par le biais d’une promotion interne. Bref, l’observation rapprochée de transfuges sociaux ayant fait l’économie d’une grande réussite scolaire, conjuguée à l’éprouvé personnel d’un parcours chaotique, forme peut-être le terreau propice à la détection d’un biais en particulier académique.

Ni miraculé, ni oblat

Nous appellerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques.
Émile Durkheim
Les Règles de la méthode sociologique, 1894

11Le registre miraculeux est fréquemment convoqué pour désigner la condition de transfuge social. Tentant de qualifier les « “destins” scolaires atypiques13 », Didier Éribon parle de « miraculés du système scolaire ». De même, Bernard Lahire décrit la position de Martin Heidegger dans le champ universitaire, analysée par ailleurs par Pierre Bourdieu14, comme celle d’un « miraculé social au monde intellectuel15 ». D’un point de vue heuristique, le simple usage du terme miraculé paraît n’apporter que trop… ou trop peu. Soit un excès du point de sa charge significative latente. Soit un déficit au regard de son intérêt analytique.

12En effet, recourir au miracle sans en préciser les contenus implicites, c’est potentiellement introduire le biais supplémentaire d’une explication, me semble-t-il, quasi religieuse du déplacement en tant que « fait supposé étranger aux lois naturelles, où l’on croit reconnaître une intervention divine bienveillante », comme le précise le dictionnaire. Pierre Bourdieu élimine toute interprétation de cet ordre lorsqu’il évoque sa propre trajectoire. Son usage des guillemets signifie qu’il prend le point de vue du jeune élu éprouvant « la hauteur, l’assurance du “miraculé” incliné à se vivre comme “miraculeux”16 ».

13Toutefois, si parler de miraculé social en un autre sens n’a pour utilité que de designer la mobilité sociale comme une « chose étonnante et admirable qui se produit contre toute attente ; un évènement extraordinaire improbable17 », c’est alors prendre le risque de se priver de comprendre les causes de phénomènes non réductibles à des accrocs ou accidents qui se produisent dans « les mécanismes sociaux d’agrégation et de ségrégation scolaires18 ». Pierre Bourdieu, pourra sur ce point apparaître un peu plus ambigu quand il précise que « ce sont les innombrables stratégies de reproduction à la fois indépendantes, souvent en conflit, et orchestrées de tous les agents concernés qui contribuent, continuellement, à reproduire la structure sociale, mais avec des aléas et des ratés, issus des contradictions inhérentes aux structures et des conflits ou des concurrences entre les agents qui y sont engagés19 ». Dans cet extrait précis, ne tend-il pas, très paradoxalement, à affaiblir la possibilité d’une explication sociologique du déplacement social perçu comme hors du commun et hors de tout déterminisme, comme le produit du hasard (« aléa ») ou du dysfonctionnement (« raté »), lorsque les lois sociologiques « ordinaires sont suspendues » ?

14Avant d’y réfléchir, je parlais spontanément d’aberration statistique pour souligner le caractère improbable du parcours scolaire d’exception d’un enfant de milieu populaire. Mais cette désignation m’est rapidement apparue inadéquate. Une aberration forme en effet un artefact qui doit être éliminé des résultats de l’analyse. Or, j’avance l’hypothèse que loin d’être une anomalie, la trajectoire d’un transfuge social ne constitue pas une pure singularité accidentelle : Y a pas de miracle !

15Le caractère statistiquement exceptionnel du phénomène ne s’expliquerait-il pas par la trame complexe d’une multitude de fils de causalité ? Sans doute. Mais l’invocation trop appuyée d’un faisceau singulier de facteurs propres à chaque parcours me paraît sociologiquement infructueux. Chantal Jaquet soutient que le déplacement social ascendant, en tant que processus de non-reproduction, est le produit « d’un agencement particulier de causes multiples dont la résultante est une trajectoire. À cet égard, aucune cause, à elle seule, n’est décisive20 ». L’insistance portée sur la configuration unique du cocktail causal ne tend-t-il pas à exclure toute idée de régularité au profit de celle de la singularité de chaque biographie ? Cet effet apparaîtrait méthodologiquement restrictif. L’usage par Chantal Jaquet du terme de complexion paraît potentiellement conduire à cette réduction. Il désigne l’ensemble des déterminations morphologiques et physiologiques comme la carnation, la texture ou le teint de la peau, pour ensuite décrire « la chaîne de déterminations qui se nouent pour former la trame d’une vie singulière21 ». Bernard Lahire paraît adopter une attitude semblable.

Certains enfants de milieux populaires semblent avoir précocement intériorisé la « réussite scolaire » comme une nécessité interne, personnelle. Il faut pour cela une complexion psychique particulière (liée à une économie socio-affective particulière que l’analyse sociologique des relations d’interdépendance permet de reconstruire, qui ne constitue pas sans doute le cas le plus fréquent22.

16Décrire l’existence d’une infinité de singularités produites chacune par la constellation personnelle unique de déterminations, n’aboutit-elle pas à l’abandon de toute compréhension sociologique du déplacement social ? Il n’y a aucune raison, me semble-t-il, d’éliminer par principe l’hypothèse de conditions régulières de possibilité d’une irrégularité statistique telle que la mobilité sociale.

17D’autres chercheurs, par exemple Ludivine Balland23 ou Julie Pagis et Paul Pasquali24, associent et assimilent implicitement les deux vocables miraculés et oblats. Pierre Bourdieu en fait de même…

Si l’École peut user de son autonomie relative pour imposer des hiérarchies qui ont pour couronnement la carrière universitaire et pour détourner à son profit quelques adolescents issus des milieux les moins disposés à reconnaître ses verdicts, elle ne réussit complètement que lorsqu’elle prêche ces convertis que sont les fils d’enseignants ou ces sortes d’oblats, voués dès la prime enfance à une École à qui ils ne peuvent rien opposer, puisqu’ils lui doivent tout en attendent tout, à savoir les « miraculés » issus des régions dominées du monde social25.

18Puis-je me reconnaître dans la figure agrégeant les oblats de l’Université, tels ceux qui « voués et dévoués à l’Église dès leur prime enfance, investissent totalement dans une institution à laquelle ils doivent tout ; qui sont disposés à tout donner à une institution qui leur a tout donné, sans laquelle et hors de laquelle ils ne seraient rien26 » ? Impossible. Mon parcours scolaire d’enfant et d’adolescent a été jalonné de trop nombreux soubresauts pour éprouver une forte redevabilité à l’égard d’une institution dont plusieurs représentants ont prononcé des verdicts aveugles et donc inconséquents.

Le spectre et le zombie

19Parmi l’ensemble des enfants français issus des classes populaires nés entre 1960 et 1964 (je suis né en 1960), seuls 4 % obtiendront au moins une licence27. De plus, si l’on considère les écarts de réussite entre enfants de milieux populaires et supérieurs qui concernent spécialement la filière droit et sciences politiques28, il semblait statistiquement quasi impossible que je parvienne à « faire Sciences Po ». De ce point de vue, bien que peu fréquente même pour les élèves de milieu populaire, ma (brève) mort scolaire survenue dans ma dix-septième année, sous la forme d’une exclusion administrative me remettant à ma famille sans aucune formation professionnelle à venir, n’apparaît pas a posteriori improbable ou tout au moins incohérente.

20L’orientation en vie active soudainement annoncée en fin d’année scolaire, a eu l’effet d’une sentence fulminatoire et excommunicatrice. Au sens religieux de ces deux qualificatifs, j’ai été foudroyé29 et exclu de la communauté scolaire mais aussi du sentiment de communauté juvénile dans ce qu’il peut porter d’insouciance et d’irresponsabilité relatives. La sentence est aussi un verdict au sens premier de véritablement dit et disant le vrai. L’efficience du jugement est d’autant plus forte qu’il est le fait d’un professionnel de l’Éducation nationale détenant une autorité institutionnelle par délégation de l’État.

21Lorsque je considère la potentialité prédictive de ce verdict, dont la valeur est exactement opposée à celle que décrit Pierre Bourdieu à propos des jugements énoncés à l’égard des « bons élèves30 », je suis saisi : comment la sentence fulminatoire n’a-t-elle pas imprimé la puissance inéluctable d’une prophétie auto-réalisatrice ? Et pourquoi, au contraire, ai-je développé l’intuition, puis une certaine lucidité quant au pouvoir performatif des représentations ?

22Évalué en classes de quatrième et troisième parmi les élèves les plus faibles, je me rappelle très bien le sentiment de menace permanente d’une éviction des filières générales. Au cours de mon parcours scolaire, en particulier dans le collège français de la ville ouest-allemande de Landau, je vois par anticipation les belles filières m’échapper dans le discours des enseignants : trop faible en français pour intégrer une seconde A littéraire, bien trop faible en mathématiques pour imaginer un accès aux classes scientifiques C ou D. La seconde T (technologique) me paraît très prestigieuse mais réservée aux meilleurs des élèves (masculins) de milieux populaires, forts en mathématiques. Je développe un court instant le scénario rêvé mais complètement chimérique d’une formation de masseur-kinésithérapeute.

23Lors de ma première seconde (technique G2), à Wissembourg en Alsace, j’ai le souvenir précis de me trouver dans état de sidération scolaire. Je fais sans doute partie des élèves ayant développé l’intuition « que l’orientation scolaire les a placés en un lieu de regroupement des plus démunis ; que le diplôme qu’ils préparent est un titre au rabais31 ». La classe de seconde technique mentionnée par Pierre Bourdieu pour décrire ces élèves qu’il qualifie d’exclus de l’intérieur (« “Je prépare un p’tit G2”, dit par exemple l’un d’entre eux ») constituera précisément le contexte d’une éviction mais pour ma part radicalement extérieure. Cette filière dominée est dépréciée par tous les protagonistes.

– Les profs eux-mêmes ne considèrent pas les G comme de vraies classes ;
 – Ils considèrent ça comment ?
 – Poubelle ! Pour eux, ce sont toutes les personnes qui, en 3^e, n’ont pas voulu s’arrêter et en seconde n’ont pas obtenu d’assez bonnes notes pour aller dans les S… enfin, dans les autres sections. On sait pas quoi en faire, alors on les met là-dedans32.

24Mais je ne peux aujourd’hui pleinement m’identifier à ces élèves par ailleurs si justement décrits par le sociologue.

Le système scolaire « garde en son sein ceux qu’elle exclut, se contentant de les reléguer dans des filières plus ou moins dévalorisées. Il s’ensuit que ces exclus de l’intérieur sont voués à balancer, en fonction, sans doute, des fluctuations et des oscillations de ses sanctions, entre l’adhésion émerveillée à l’illusion qu’elle propose et la résignation à ses verdicts, entre la soumission anxieuse et la révolte impuissante33. »

25En effet, je ne me rappelle pas avoir éprouvé une quelconque « illusion » ou « révolte impuissante » à l’égard de l’Institution scolaire. J’éprouvais la peur diffuse et quasi physique de l’enfermement dans un destin social, de ruiner un avenir professionnel et un avenir tout court. Une crainte sans doute soutenue par les souvenirs d’une misère économique vécue dans l’après-guerre par la branche maternelle de ma famille. Ailleurs et nulle part, j’étais surtout absent psychiquement, fantomatique par anticipation.

26Dans ces conditions, sept années après mon exclusion de tout établissement scolaire ou de formation, l’obtention non seulement d’un titre scolaire supérieur mais du diplôme de l’Institut d’études politiques de Toulouse (section Économie et finances), prend effectivement toutes les apparences du miracle34. Cependant, comparé aux « bons élèves » de milieu populaire, je me perçois a posteriori moins comme un miraculé qu’un ressuscité. Une sorte de revenant, de mort-vivant, un zombie revenu des limbes après une existence scolaire spectrale35.