Avant-propos de la deuxième partie

1Le moment de l’accès aux études supérieures constitue intuitivement le premier seuil significatif à partir duquel devraient être analysés les décisions disciplinaires, thématiques et méthodologiques successifs de tout universitaire. C’est précisément la méthode adoptée par Pierre Bourdieu qui affirme, dès la première page de son Esquisse pour une auto-analyse, la nécessité d’examiner d’abord « l’état du champ » au moment où il y accède. Puis, ajoute-t-il, de se remémorer « l’état des sciences sociales » de son point de vue de jeune chercheur.

Pour reconstituer l’espace des possibles qui s’offrait à moi, il faut commencer par décrire l’état des sciences sociales tel qu’il m’apparaissait, et en particulier la position relative des différentes disciplines ou spécialités1.

2Il paraît effectivement judicieux de considérer le poids des représentations du chercheur qui, à chaque moment de son parcours universitaire, orientent ses décisions et pratiques académiques. Mais la mise en œuvre des recommandations auto-analytiques du sociologue paraît extrêmement ardue. Du reste, Pierre Bourdieu semble ne les avoir jamais véritablement appliquées pour son propre compte. Elle implique d’emblée une difficulté considérable, ainsi qu’une limite relevant probablement d’un biais académique sur lequel portera l’essentiel de la partie présente.

3La difficulté repose sur l’écart temporel séparant le statut du chercheur confirmé du moment de son accès au champ universitaire. Pour ma part, il me semble impossible, à près de quarante années de distance, de dresser, seul, un état suffisamment précis des sciences sociales en France, afin d’estimer ma position au sein de la configuration complexe des relations constitutives du champ. L’obstacle paraît plus insurmontable encore s’il s’agit de s’engager dans une reconstitution de ma propre représentation du champ lorsque j’y ai accédé. Rétrospectivement, cette dernière apparaît proprement irréalisable en raison des propriétés de l’élève que je fus avant et après l’obtention de mon baccalauréat. N’ayant jamais bénéficié de l’opportunité de parler à seul un étudiant avant d’en obtenir le statut moi-même, j’étais à peu près totalement dépourvu de représentations du monde universitaire. Tout ceci me paraît aujourd’hui irréel : je ne dispose d’aucun souvenir d’un professeur de collège ou de lycée, d’un conseiller d’orientation ou d’un parent évoquant devant moi la possibilité d’effectuer des études supérieures. Seul me reste en mémoire, le contenu d’une brochure de l’ONISEP (Office national d’information sur les enseignements et les professions) distribuée à chaque élève, sans doute en classe de troisième. Je me vois encore, seul, considérant avec perplexité les différents compartiments des filières post-baccalauréat représentées sous forme de grandes colonnes ascendantes, colorées et fléchées, pointées jusqu’à la partie supérieure extrême d’un document dépliable, édité sur papier glacé. Nulle trace non plus d’un désir d’université qu’aurait pu susciter une information véhiculée par les médias, essentiellement la télévision. En classe de terminale, dans ma vingtième année et doté d’un faible capital culturel, j’ignorais les possibilités offertes par cet univers moins mystérieux qu’inexistant. Ce n’étaient guère des représentations précises et encore moins des stratégies qui m’animaient, mais de puissants et vagues sentiments associés au prestige du vocable magique Sciences Po. Telle était la formation du jeune professeur d’économie stagiaire à l’éloquence éblouissante qui, deux ans plus tôt, le temps de sa très courte formation dans notre classe de seconde (durant un mois peut-être), avait subjugué tous les élèves. Lorsque je me suis inscrit au concours d’entrée de l’Institut d’études politiques de Toulouse, je n’avais qu’une très vague idée de ce qui pouvait s’y enseigner.

4En outre, la démarche préconisée par Pierre Bourdieu, centrée sur la période universitaire, tend à négliger la scolarité du jeune élève, du collégien ou du lycéen. Or, ne considérer que la phase ultérieure au baccalauréat constitue, me semble-t-il, une erreur. Me concernant, cela reviendrait à faire l’impasse sur un passé de double redoublant, administrativement exclu du système scolaire à l’issue de sa première classe de seconde, obtenant à près de 20 ans un baccalauréat avec la mention passable, à un âge où les élèves en réussite s’apprêtent à intégrer leur troisième année d’études supérieures.

5Cette focalisation du regard de Pierre Bourdieu sur la période universitaire, m’apparaît caractéristique d’un ancien (très) « bon élève ». Elle semble relever d’un biais académique que je vais maintenant tenter de définir.