1Les acteurs juridiques et les interprètes doctrinaux justifient des attributions de significations à des énoncés normatifs en produisant des argumentations qui ont pour ambition d’être à la fois cohérentes et fondées sur des principes généralement valides. L’impératif de justification des interprétations préconisées est effectivement opératoire dans des contextes où les acteurs politiques et juridiques ne recourent pas à la violence ou, alternativement, à la logique brute de nombres dans le jeu d’une procédure politique majoritaire, mais essayent de produire des effets de légitimation et des accords plus larges. Cet impératif est particulièrement puissant en ce qui concerne les juges, qui doivent motiver de manière plus ou moins détaillée leurs décisions. Il engendre certaines contraintes formelles qui ont surtout trait à l’exigence de fournir des justifications globalement cohérentes par l’invocation de principes moraux et politiques qui ne sont pas seulement valides pour des cas particuliers. Ainsi, l’acceptation par un acteur d’un principe général donné pour justifier un jugement relatif à un cas particulier contraint cet acteur, s’il veut soutenir ses prétentions interprétatives de façon logiquement conséquente, soit à appliquer le même principe dans d’autres cas qui se présentent comme identiques, soit à justifier la décision de ne pas l’appliquer en complexifiant son argumentation.

2À ces contraintes discursives formelles s’en ajoutent d’autres, consubstantielles, qui résultent pour l’essentiel de la structure plus large de l’espace argumentatif au sein duquel se déploient des stratégies de justification, ainsi que des attentes concrètes de l’auditoire auquel les argumentations sont adressées. Deux caractéristiques générales de l’espace public sont particulièrement pertinentes du point de vue de l’appréhension de la vie humaine anténatale. D’une part, se pose l’exigence de respecter une certaine version du principe de laïcité, en évitant d’avoir recours directement à des arguments religieux ou ouvertement métaphysiques afin d’étayer telle ou telle autre position normative particulière. D’autre part, les acteurs politiques et juridiques doivent également faire face au fait que les sociétés occidentales contemporaines sont des sociétés complexes et pluralistes. Celles-ci sont caractérisées par l’existence et la reproduction d’une pluralité de conceptions du bien humain, du sens de la vie humaine, des vertus et des vices. Dans ces conditions, toute invocation d’une doctrine particulière et compréhensive du bien est susceptible de se trouver sous les feux d’une critique consistant à prétendre que les acteurs qui l’invoquent veulent imposer par la contrainte étatique une conception morale ou philosophique à la fois partiale et partielle à tous les membres de la société, même si certains d’entre eux souscrivent de manière raisonnable à d’autres conceptions du bien ou du sens de la vie.

3Ces tendances générales sont cristallisées d’une façon particulièrement claire dans la structure des discours de justification qui prennent pour objet l’appréhension juridique de la vie humaine anténatale. À un premier niveau, relativement superficiel, les apories des discours juridiques donnent l’impression de résulter du fait que le couple conceptuel traditionnel personne/chose ne convient pas pour qualifier juridiquement les embryons/fœtus humains. Pour plusieurs acteurs, les embryons/fœtus humains ne sont ni des personnes juridiques, ni même des personnes humaines, mais ils ne doivent toutefois pas être considérés comme de simples choses.

4Le refus de qualifier juridiquement l’embryon/fœtus de personne reflète tout d’abord l’intuition morale selon laquelle la vie humaine avant la naissance n’a pas la même valeur que la vie humaine postnatale. Le fondement axiologique profond de ce refus se trouve dans le clivage entre deux modes indépendants d’attribution de valeur à la vie humaine. D’un côté, celle­ci est considérée habituellement comme ayant une valeur personnelle dans la mesure où elle est la vie de quelqu’un, c’est-à-dire d’une entité consciente d’elle-même. Dans cette optique, la vie humaine biologique n’importe pas en tant que telle, mais seulement dans la mesure où elle est le support biologique de la vie de l’individu conscient de lui-même, et dont la perspective subjective est irremplaçable. D’un autre côté, la vie humaine est souvent appréhendée comme ayant une valeur détachée ou sacrée, en vertu du fait qu’elle est vie humaine en tant que telle et sans autre spécification, c’est-à-dire en tant que vie humaine biologique simpliciter. La reconnaissance du caractère sacré de la vie humaine en tant que telle n’est pas nécessairement fondée sur un discours religieux orthodoxe, tel qu’il est articulé par les grandes religions monothéistes ; elle peut également résulter d’une attitude qui appréhende le sacré d’une manière plus ouverte.

5La mise en œuvre de ces catégories évaluatives crée des inconvénients argumentatifs lorsqu’il s’agit de conférer une valeur à la vie humaine anténatale. Tout d’abord, l’attribution d’une valeur personnelle à cette vie présuppose la possibilité d’établir une équivalence entre elle et la vie des personnes au sens psychologique sans le recours à des doctrines religieuses, arguant de la présence d’une âme rationnelle dès la conception. Aucune argumentation allant en ce sens n’a recueilli une adhésion large auprès des acteurs politiques ou des interprètes authentiques. La difficulté majeure que rencontre l’argumentation personnificatrice consiste dans le fait qu’elle repose très souvent sur des prémisses qui ne paraissent pas compatibles avec une image scientifique du monde, qui présuppose une forte relation entre structures cérébrales et phénomènes mentaux.

6Les acteurs politiques et les interprètes doctrinaux désireux de promouvoir le respect de la vie anténatale, conscients de ces difficultés, ont ainsi le plus souvent recours à l’attribution d’une valeur sacrée à la vie des embryons/fœtus. Ce type d’attribution de valeur se fonde sur le fait, scientifiquement constatable, que les entités anténatales sont des êtres humains au sens biologique. Pour ces acteurs, la vie humaine doit être juridiquement protégée parce qu’elle est une vie humaine en tant que telle, sans qu’elle soit nécessairement la vie d’une personne au sens psychologique. Or cette argumentation, tout en étant souvent acceptée par les acteurs juridiques, est relativement indéterminée et dépendante, quant à sa concrétisation, des intuitions morales et esthétiques fluctuantes et particulièrement profondes des acteurs. Cette dépendance ne permet pas de construire de consensus politiques suffisamment solides, surtout dans des contextes où il faut mettre en balance le caractère sacré de la vie humaine avec d’autres valeurs relatives au bien­être social. Il paraît alors que la difficile question du statut de la vie humaine avant la naissance va rester ouverte pendant longtemps.