L’art à l’épreuve de la fiction
p. 149-156
Texte intégral
Notes sur le séminaire « les institutions de l’art »
I
1La fiction, c’est la partie de vérité qu’il existe en chaque mensonge.
2Stephen King
II
3Depuis 2016, je dirige à l’université Paris 8 un séminaire consacré à l’analyse des Institutions de l’art. Il s’inscrit dans le cursus du Master « Projet culturel artistique international », et est ouvert à des étudiants du parcours « Études théâtrales ». L’objectif du séminaire est de familiariser des étudiants qui ont des formations différentes avec le fonctionnement du monde de l’art contemporain.
4Dans une structure en cercles concentriques, le séminaire envisage six « figures » comme des institutions, des instances capables d’instituer l’art : le musée, l’exposition, l’œuvre, le commissaire d’exposition, l’artiste, le spectateur. De chacune de ces institutions, nous essayons d’analyser les formes, les discours, les rituels, l’évolution historique et la situation actuelle, en visant au-delà de ces formes et de ces discours, l’horizon de valeurs qui s’impose.
5Après deux ans de cours, dans lesquels j’ai pu multiplier les études de cas et constituer un large répertoire d’exemples significatifs, j’ai décidé de renverser la perspective et de soumettre ces mêmes institutions à l’épreuve de la fiction.
III
« No more reality » – affiché sur les pancartes d’un groupe d’enfants manifestant dans la rue.
Philippe Parreno, No More Reality II, La manifestation, 1991
IV
6Dans le séminaire, les études de cas réels ont été remplacées par des études de cas fictionnels.
7Que des faux. Il ne s’agit pas tant – ou pas seulement – d’investiguer sur les régimes de vérité, de mener une enquête philosophique, que de mettre à l’épreuve d’une simulation les modes d’existence et de fonctionnement de l’art contemporain – en s’attaquant à ses institutions. Il s’agit d’envisager la fiction comme une méthode. Notre recherche s’inscrit alors dans le sillage de la critique institutionnelle, des artistes mêmes, qui opère par un déplacement de la perspective : par le détour de la fiction, poser les fondations pour un retour au réel.
8Aujourd’hui cette voie est de plus en plus empruntée par la recherche et la création et devient souvent le moyen privilégié de démarches expérimentales qui se situent entre la recherche et la création, entre la théorie et la pratique.
V
9Dans le contexte du séminaire, mes présentations s’articulent autour de parcours historiques – par lesquels je présente un certain nombre de pratiques artistiques basées sur la fiction – en partant par exemple des installations narratives de Ilya Kabakov, Paul Thek, Gregor Schneider ou Janet Cardiff. Souvent ces œuvres demandent au spectateur une activité imaginative : pensées dans la perspective d’une scénarisation de l’expérience, ces installations se présentent souvent comme des sets théâtraux, des scènes abandonnées, dans lesquels le spectateur est invité à déambuler à la recherche d’indices afin de reconstruire une histoire. Dans ces cas, la dramaturgie de l’espace-temps implique un effort performatif de la part du spectateur, qui est obligé à assumer une posture inhabituelle, à jouer un rôle, tout en gardant sa distance critique. Par l’immersion fictionnelle, ces œuvres poussent le spectateur vers un dédoublement paradoxal : en le mettant au centre de l’œuvre, elles lui proposent l’expérience d’un décentrement.
10C’est cette même stratégie paradoxale qu’œuvre dans la mise en épreuve de la fiction.
VI
La réalité actuelle se reproduit à travers la circulation d’une énorme quantité de fictions quotidiennes. […] Les « faits » et les « données » sont précisément ce que nous dit l’étymologie : des facta et des data, soit des « choses qui ont été faites » et des « choses qui ont été données » – faites et données par quelqu’un, dans un certain but, sur la base d’une certaine sensibilité, à partir d’une certaine perspective, au sein d’un certain contexte, […] « construites » selon une certaine grammaire, un certain vocabulaire, une certaine sémantique, une certaine axiologie qui leur donnent le sens que nous y trouvons. […]
Aux facta, « choses qui ont été faites » par un travail de sélection et d’isolation au sein de ce que « donne » à percevoir le monde actuel (avec toutes les histoires qui le structurent et le travestissent incessamment), on opposera les ficta, définies comme des « images qui ont été fabriquées » parce que le monde actuel ne fournit pas par lui-même des présentations qu’il suffirait d’enregistrer pour les mettre en circulation. Le latin fingere (dont dérivent ficta et fictio) désigne en effet le geste de « fabriquer, façonner, forger », tel que l’illustrent le peintre ou le sculpteur qui donnent forme à une matière visible (pigments, plâtre, granit) pour présenter une réalité invisible (Apollon, la Victoire, la colère). Les ficta sont toujours de nature allégorique : ils montrent quelque chose (de visible) pour faire percevoir autre chose (d’invisible comme tel).1
VII
11Nous partons de l’exemple des artistes.
12Comme Marcel Broodthaers qui, en 1968, présente son fantomatique Département des aigles : « un musée imaginaire est une fiction permettant de saisir la vérité et en même temps ce qu’elle cache. » À l’occasion de la reconstruction de cette œuvre/exposition/musée à la Monnaie de Paris, en 2015, nous avons pu discuter avec les commissaires et en faire une étude de cas saisissante. Cette proposition conceptuelle questionne la manière dont le contexte institutionnel définit les objets qu’il rassemble – selon quel critère, quelle logique, avec quelle valeur ? Dans le Département des aigles, chaque objet est présenté avec son cartel numéroté, avec la mention « ceci n’est pas une œuvre d’art ». Mais si tel est le cas, de quoi s’agit-il ? Et, est-il vrai qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre d’art ? Comme dans le célèbre tableau de Magritte, on se pose la question sur la Trahison des images – ou des codes, des discours proposés par l’institution. Dans la discussion, les étudiants prennent position : faut-il croire aux institutions ? Les institutions nous protègent-elles ? ou nous trahissent-elles ? Et qui sommes-nous, dans les institutions et en dehors des institutions ?
13Ou comme Mathieu Briand, qui, avec le projet tentaculaire et radical Et in Libertalia, Ego (2008-2015), installe son atelier et ensuite un musée d’art contemporain sur une minuscule île à Madagascar, pour un public local composé d’une seule famille d’habitants, qui ne connaît ni l’histoire ni les codes de l’art contemporain. Que se passe-t-il lorsque l’on déracine de son terreau une institution, qui s’est construite comme une ramification d’une tradition culturelle ? Quel effet produit l’art en dehors des institutions ? Et, d’ailleurs, est-il possible de concevoir et faire l’expérience de l’art en dehors de celles-ci ?
14Ou comme Joan Fontcuberta, qui, avec ses faux musées de science et d’histoire naturelle, échafaude des dispositifs fondés sur une parodie qui dissimule une dimension critique. « Le simulacre, dit-il, est une apparence sensible qui se donne pour la réalité. Au sein de ce dispositif, tout repose sur les formes données à cette réalité. » La parfaite reconstruction des codes patrimoniaux et scientifiques cautionne la fausse démonstration. En impliquant le spectateur au titre de complice de la supercherie, l’artiste remet en cause l’autorité de l’institution muséale comme instance de validation des savoirs. Comme l’explique l’artiste : « la mise en question de toute forme d’autorité est le premier devoir de l’artiste : pour que celle-ci ait un sens et soit prise au sérieux, l’artiste doit commencer par mettre en doute l’autorité qui lui est la plus proche, celle des institutions artistiques elles-mêmes (l’Académie, le musée, la galerie, la collection, l’histoire de l’art, le discours critique, etc.). » C’est l’invitation que l’artiste nous fait et que les étudiants accueillent. Déconstruire et défier l’autorité (aussi celle de l’historien de l’art et du professeur).
VIII
15Deux perspectives guident l’enquête : d’un côté, il s’agit de comprendre quel est le potentiel de la fiction, déployée par les artistes ou d’autres acteurs institutionnels de l’art, comme les curateurs ou les directeurs de musées, à nous aider à saisir le réel ; et d’autre part, d’envisager la spécificité des discours artistiques – dans leur dimension à la fois conceptuelle et contextuelle – comme les discours d’un milieu, d’un écosystème, qui se cristallisent dans des codes linguistiques et comportementaux, qui se sédimentent dans des rituels et dans des formes de contractualisation sociale, en imposant un horizon de valeurs, qui révèlent l’interdépendance du cercle de l’art avec d’autres cercles qui l’entourent et le traversent, l’économie, la politique, etc.
16La fiction comme méthode permet d’entrevoir, à contre-jour, la méthode comme fiction.
17Certes, aujourd’hui, la fiction est très prisée, notamment en France, comme outil de recherche et critique (aussi institutionnelle) : dans des perspectives différentes et dans des domaines différents, Pierre Bayard, Pierre Cassou-Noguès, Bruno Latour et Frédérique Aït-Touati, le peuple qui manque (Kantuta Quirós et Aliocha Imhoff), Tiphaine Kazi-Tani, entre autres, nous ont proposé des exemples exceptionnels et puissants de dispositifs fictionnels qui touchent au cœur du réel, qui ne visent pas seulement son analyse mais sa transformation : pour utiliser une expression d’Yves Citton, des « contre-fictions » qui deviennent des « modes de combat »2.
18Mais inscrire cette méthode dans le quotidien – même dans la banalité – d’un cours université, produit d’autres résultats, plus insidieux.
19Très concrètement, la mise en épreuve des institutions de l’art dans notre séminaire par la fiction ne peut pas faire l’économie d’un travail collectif et individuel d’invention et d’expérimentation. Au lieu d’analyses trop souvent didactiques et peu engagées, les étudiants sont invités à produire des fictions : inventer la biographie d’artistes imaginaires, décrire des œuvres inexistantes, promouvoir des musées impossibles. Obligés de déplacer leur point de vue, d’abandonner la fausse neutralité de l’objectivité académique (qui n’est rien d’autre qu’une autre fiction institutionnelle), ils libèrent leur inventivité et arrivent plus rapidement à assumer des postures critiques.
IX
Fiction is evolutionarily valuable because it allows low-cost experimentation compared to trying things for real…
Dennis Dutton3
X
20Les exercices de fiction sont en partie inspirés par les protocoles expérimentés par ce que l’on a appelé « design critique », ou spéculatif, une approche de design, à la convergence de l’art conceptuel et des sciences sociales, qui a été développée par les designers anglais Anthony Dunne et Fiona Raby au Royal College of Arts de Londres et que j’ai étudiée de près dans le cadre de mon enquête pour le livre Strange Design4.
21Ces designers, au lieu de produire des objets fonctionnels, des objets de design, présentent des scénarios de « design-fiction », qui mettent en scène les usages, les comportements et les valeurs véhiculés par ces objets. Ces scénarios fictionnels ont la même fonction que ceux de la science-fiction : en fonctionnant comme des cautionary tales, ils nous aident à questionner les dérives de la science ou du design, et d’en anticiper les dangers.
22Projeter dans le fictionnel, se projeter dans le fictionnel, comme une méthode déconstructive mais aussi constructive, expérimentale.
23La fiction est l’expérimentation appliquée au réel.
XI
24La mise en épreuve par la fiction des institutions de l’art révèle, à la fin du parcours, l’institution qui manque : l’art en tant qu’institution.
XII
[…] c’est que nos étudiants ne se donnent pas le droit, l’enseignement ne jouant pas pleinement le rôle de désacralisation qui devrait être le sien, d’inventer des livres. Paralysés par le respect dû aux textes et l’interdit de les modifier, […] trop d’étudiants perdent leur capacité intérieure d’évasion, et s’interdisent de faire appel à leur imagination, dans des circonstances où celle-ci serait pourtant le plus utile. […] Quel plus beau présent peut-on faire à un étudiant que de le sensibiliser aux arts de l’invention, c’est-à-dire de l’invention de soi ? Tout enseignement devrait tendre à aider ceux qui le reçoivent à acquérir suffisamment de liberté par rapport aux œuvres pour devenir eux-mêmes des écrivains et des artistes.5
Notes de bas de page
1 Yves Citton, « Contre-fictions : trois modes de combat », Multitudes, Éd. Inculte, 2012, p. 72-78.
2 Ibid. Citton définit une « contre-fiction » comme « un récit fictionnel visant à transformer la réalité actuelle dans un projet de lutte contre la reproduction d’un donné perçu comme mutilant » (p. 72).
3 Cité dans Julian Bleecker, Design Fiction : A short essay on design, science, fact and
fiction, 2009, en ligne : http://www.nearfuturelaboratory.com, p. 4.
4 Jehanne Dautrey, Emanuele Quinz (dir.), Strange Design. Du design de l’objet au design des comportements, Éditions It, 2014 ; Anthony Dunne & Fiona Raby, Speculative Everything. Design, Fiction, and Social Dreaming, MIT Press, 2013.
5 Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Éditions de Minuit, 2007, p. 161-162.
Auteur
Historien de l’art et du design, et commissaire d’exposition indépendant. Maître de conférences HDR à l’université Paris 8 et enseignant-chercheur associé à l’EnsadLab, École nationale supérieure des arts décoratifs. Ses recherches explorent les convergences entre les disciplines dans les pratiques artistiques contemporaines : des arts plastiques à la musique, de la danse au design. Il est l’auteur de Le cercle invisible. Environnements, systèmes, dispositifs (Les presses du réel, 2018), et a dirigé ou codirigé plusieurs ouvrages dont Digital Performance (Hyx, 2002), Strange Design (avec J. Dautrey, it : éditions, 2014), Esthétique des systèmes (EUR ArTeC/Les presses du réel, 2015), Behavioral Objects I (avec S. Bianchini, Sternberg 2016), Uchronia (avec F. Apertet, A. Vigier, Sternberg 2017), Le comportement des choses (EUR ArTeC/Les presses du réel, 2021). Il a été commissaire d’expositions internationales comme Invisibile (Sienne, 2004), et, avec L. Marchetti, Dysfashional (Luxembourg, 2007 ; Lausanne, 2008 ; Paris 2009 ; Berlin, Moscou 2010, Jakarta 2011), Basic Instincts (Berlin 2011, Arnhem, Shenzhen 2012).
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
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Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
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