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Frontières, marges et confins

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Corinne Alexandre-Garner

Écrire les marges de la ville

La ville des franges

Leila Wolf

Texte intégral

LA VILLE DES FRANGES, LA ZONE

1Le XXIe siècle a, certes, inventé le mythe de Paris mais aussi celui de la Zone.

  • 1 . Huysmans J. -K., À Paris, « Vue des remparts du Nord-Paris, 1880 », Paris, Bartillat, 2005, p. 53 (...)

Du haut des remparts, l’on aperçoit la merveilleuse et terrible vue des plaines qui se couchent, harassées, au pied de la ville. [...] La zone dénudée s’étend [...] le mendiant, le mendigo, comme l’appelle la mouche, retourne au gîte, suant, éreinté, fourbu, gravissant péniblement la côte, suçant son brûle-gueule pour longtemps vide, suivi de chiens, d’invraisemblables chiens superbes de bâtardises multipliées, de tristes chiens accoutumés comme leur maître à toutes les famines et à toutes les puces1.

  • 2 . Le tableau date de 1896. Il représente un « idyllique et paisible, peuplé de mères et d’enfants » (...)
  • 3 . Le tableau date de 1890. « l’arrière-plan du tableau on aperçoit en effet une partie des fortific (...)

2Merveilleuse, la zone du Douanier Rousseau dans sa « Vue des Fortifications2 » et dans l’« Octroi3 » est présentée comme un paysage verdoyant, paisible, presque idyllique.

3Terrible, rongée par l’alcool, la famine, les vices, l’incurable et le meurtrier, la zone est évoquée dans la littérature, dans la presse.

4Deux cent cinquante mètres, deux cent cinquante mètres sur trente-quatre kilomètres de circonférence : au-delà des fortifications, la zone à Paris.

  • 4 . L’enceinte de Thiers, fortification, limite militaire, a été bâtie entre 1841 et 1845. En 1860 de (...)

5À la fois merveilleuse et terrifiante, territoire de l’« entre-deux », sas entre Paris et la banlieue, la zone fut annexée à Paris après l’arasement de l’enceinte de Thiers4 (1920 à 1924) et à la suite des décrets du 18 avril 1929 et du7 juillet 1930 qui ont fixé les limites actuelles de la ville.

  • 5 Voir Pinçon Michel et Pinçon-charlot Monique, Sociologie de Paris, Paris, La Découverte, 2004, p. (...)

6En 1926 la zone comptait 42 000 habitants, selon une enquête du Préfet de la Seine5. Baraques de tôles, taudis.

  • 6 Voir Mairie de Paris, étude réalisée par la Direction de l’urbanisme : Le Patrimoine bâti des gran (...)

7Il est vrai que la ville s’est peu à peu constituée en « dépassant les bornes ». Elle s’est constituée par la transgression systématique de l’interdiction de bâtir au-delà des remparts et des murailles, justifiée pour des raisons liées au contrôle des mouvements extérieurs, ce qui exigeait un bon dégagement de la « campagne ». Mais cette interdiction a souvent été dérogée, le bornage de Paris a recommencé de nombreuses fois, des autorisations de construire étaient livrées à la demande du roi lui-même6.

8Mais pour le cas du territoire zonier, pas de dérogation : il faudra attendre la loi Lafay du 7 février 1953 qui définit les possibilités de construction pour pouvoir bâtir.

  • 7 Grangaud Michelle, Jour le jour, Paris, P.O.L., 1994, p. 88.

Boulevard de la Zone. La fillette d’environ dix ans, très maigre, type gitan et qui passe silencieuse, un papier à la main pour dire qu’elle mendie, on a l’impression de l’avoir vue des centaines de fois et que c’est toujours la même depuis des années7.

LA VILLE DES FRANGES, LE BOULEVARD PÉRIPHÉRIQUE

  • 8 . Maréchal Pétain, séance inaugurale de la Commission d’étude de la région parisienne, le 5 février (...)
  • 9 . Ibid.

9En 1943 Pétain et son administration inventent le boulevard périphérique (bâti entre 1963 et 1973), « nouvelle et dernière enceinte de Paris ». Paris, « préservé » de la banlieue par le périphérique ; la banlieue, « cette enceinte de misère et de laideur8 », « voici Paris, sans le confondre avec Levallois, Aubervilliers, Pantin, Vitry ou Malakoff9 ».

  • 10 . Éric Hazan parle de « de la limite » ; Voir Hazan Éric, L’Invention de Paris, Paris, Éditions du (...)

10Si, dans le centre de la Ville, les frontières qui délimitent les quartiers sont à la fois subjectives et consensuelles10, dans les franges de Paris, l’épaisseur brutale du boulevard périphérique matérialise un seuil dont le franchissement est chargé de signes.

  • 11 . Le tracé du périphérique est infléchi entre la Porte Maillot et la Porte d’Asnières ; voir La Vil (...)

11Entre deux Portes, la Porte de Champerret et la Porte d’Asnières, le tracé des fortifications de Thiers et par conséquent le tracé du périphérique est infléchi11. C’est l’une des rares fois où le périphérique ne correspond pas à la limite administrative de Paris, Paris « déborde » vers la banlieue.

  • 12 . La construction de la portion de périphérique qui joint la porte d’Asnières à la porte Maillot ac (...)

12Le boulevard périphérique y est en partie couvert12. Il n’existe pas de frontière visible entre Paris et la banlieue.

  • 13 . 2 900 logements étaient prévus par la ZAC Champerret lancée en 1972 mais révisée à partir d’une e (...)

13L’une des couvertures atteint 500 mètres de longueur. Le périphérique n’y est perçu qu’en pointillé. Des squares, jardins, cours de tennis, talus plantés accompagnent son passage. Et des logements13. Les logements sont de type « grands ensembles », ils s’apparentent au secteur de rénovation de la banlieue voisine et n’ont rien à voir ni avec la trame ni avec l’échelle traditionnelles des quartiers de Paris.

14Le périphérique est couvert mais est-ce suffisant pour oublier son existence ?

15Excroissance ? « Externalité » ? Marges et confins ? Outsider ? Héritage imaginaire de la zone ? Ambivalence ?

16Comment l’idée d’appartenance à Paris est-elle forgée chez l’habitant de ce territoire de l’« entre-deux » ?

LA VILLE DES FRANGES, APPARTENIR À PARIS

  • 14 . Dans le découpage administratif de la Ville de Paris, chacun des vingt arrondissements porte un n (...)

17Dans les franges de la ville, le mythe de « Paris ville lumière » peut encore se faire présent dans l’imaginaire des habitants si l’on se reporte aux évocations de luxe et de sophistication que les noms des lieux, issus du découpage administratif évoquent : quartier de la « Plaine-Monceau », quartier « des Ternes »14.

18Mais l’appellation de « secteur zonier n ° 9 », issue du programme d’aménagement des années 1970 dévoile une réalité qui ne laisse pas de place au rêve.

19S’inscrire dans l’entre-deux, appartenir à Paris. Le hasard des rencontres indique des pistes.

20« - Vous sentez-vous à Paris ? »

21Le sentiment d’être en dehors, de ne pas être pris en compte, d’être méprisé par Paris.

22La banlieue, dédain et utilité.

23Une femme, cadre supérieur, la quarantaine :

24« - Je me sens une Parisienne de seconde zone, déclassée socialement. Ici, je ne suis pas à Paris, je suis en dehors.

25Je fais tout à Paris mais je promène mon chien à Levallois, je ne sais pas pourquoi, je marche, je fais des tours et je reviens. C’est la seule chose que je fais à Levallois. » Une femme, la quarantaine : « - On dit qu’ici on est dans le 17e mais. ce n’est pas la même chose qu’ailleurs. Je fais toutes mes courses à Levallois, j’y reviens, d’ailleurs, c’est à côté. » Le boulevard périphérique, absent/présent, invisible/visible, entre-deux.

26Le périphérique assigne à l’habitant le statut de « seconde zone », le sentiment d’être ailleurs qu’à Paris.

27Une femme, la quarantaine : « - Pas tout à fait, le périph nous coupe de Paris, même quand on ne le voit pas on sait qu’il est là. » Une femme, la soixantaine : « - Ici on est entre les deux, on est quand même séparé de Paris avec la nationale (au lieu de dire le périphérique), le petit commerce manque, Levallois est loin. Non, je ne me sens pas à Paris. » Une femme, âge moyen : « - Je fais les courses à pied à Levallois, je ne vais pas retraverser le périph pour faire les courses. » Un homme, 35 ans : « - Ici c’est quand même près de Paris et on a tout à notre disposition à Levallois... » Pouvoir profiter des deux villes, le sentiment d’ubiquité.

28Un homme, âge moyen : « - C’est un plus d’être entre les deux. Je suis content de profiter des deux. » Enfin, pour d’aucuns qui sont venus d’autres pays, « ici c’est Paris ». Paris protège, « accompagne », conforte le statut social souhaité.

29Une femme, la trentaine : « - Je me sens tout à fait à Paris. Je ne fais rien à Levallois. Paris m’accompagne. Depuis que je suis arrivée en France, il y a 17 ans, j’ai toujours habité à Paris ! » Une femme, la cinquantaine : « - J’habite là depuis 1974. Je me sens tout à fait à Paris. Levallois est là-bas et Paris est ici. »

LES LIMITES DE LA VILLE

30Dépasser les bornes, déplacer les bornes.

31Les fragments de discours dévoilent l’imaginaire spatial des habitants rencontrés. La perception des limites de Paris est à la fois subjective et diverse.

32À chacun sa limite.

33Un homme, 70 ans, retraité :

34 « - Quand je suis arrivé dans le quartier, le périphérique n’était pas couvert. Si, je me sens à Paris mais je regrette qu’ils aient clôturé le petit jardin, là, en bas de mon immeuble ; cette clôture m’a fait me sentir un peu éloigné de Paris. Non le périphérique. » La requalification urbaine, les aménagements en pieds d’immeubles, la pose de grilles-obstacles supplémentaires-effets des travaux de « résidentialisation » à visée sécuritaire, jouent dans ce cas un rôle de limite.

35Une femme, la quarantaine :

36« - Je me sens à Paris, tout à fait, d’autant plus qu’on a maintenant le bus 94 qui vient jusqu’ici, le terminus est à deux pas, à Levallois (ligne 94, Levallois/Montparnasse). Et j’ai beaucoup milité pour ça. » La limite de Paris, dans ce cas, est inscrite à l’intérieur de la banlieue elle-même. Paris commence (ou finit ?) à l’arrêt de bus, à Levallois. Paris déborde.

37Une femme, cadre supérieur, la quarantaine : « - Pour moi, Paris va des boulevards extérieurs (dits boulevards des Maréchaux) vers l’intérieur, le centre. Ici on est dehors. » La limite est située par rapport au sentiment de frustration vis-à-vis du désir d’ascension sociale, par rapport au sentiment d’être « déclassée socialement », se sentir « en dehors »...

***

38La vie des franges, le sentiment d’être loin de Paris mais à Paris quand même. L’entre-deux, c’est Paris et la banlieue proche, mais il évoque également, dans l’imaginaire des habitants, l’existence de deux Paris. L’entre-deux Paris. L’un, réel (« Paris est ici, Levallois est là-bas... »), l’autre, imaginaire, qui exclut, qui « déclasse » (« On dit qu’ici on est dans le 17e mais. ») mais qui, en même temps, protège, « accompagne », enveloppe (« Paris m’accompagne ! »).

39Ombre et lumière ?

40On est dedans et dehors à la fois : la ville des franges.

Notes

1 . Huysmans J. -K., À Paris, « Vue des remparts du Nord-Paris, 1880 », Paris, Bartillat, 2005, p. 531-532.

2 . Le tableau date de 1896. Il représente un « idyllique et paisible, peuplé de mères et d’enfants ». Voir le catalogue de l’exposition Le Douanier Rousseau-Jungles à Paris, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2006, p. 73.

3 . Le tableau date de 1890. « l’arrière-plan du tableau on aperçoit en effet une partie des fortifications, aux abords de la capitale, qui étaient devenues un lieu de détente prisé des travailleurs citadins. » ; voir le catalogue cité, p. 73.

4 . L’enceinte de Thiers, fortification, limite militaire, a été bâtie entre 1841 et 1845. En 1860 des communes périphériques incluses dans l’enceinte de Thiers (Belleville, Auteuil, Batignolles, la Villette, Charonne.) ont été annexées à Paris portant de douze à vingt le nombre des arrondissements parisiens ; voir Hillairet Jacques, Connaissance du vieux Paris, Paris, Payot & Rivages, 1993.

5 Voir Pinçon Michel et Pinçon-charlot Monique, Sociologie de Paris, Paris, La Découverte, 2004, p. 101.

6 Voir Mairie de Paris, étude réalisée par la Direction de l’urbanisme : Le Patrimoine bâti des grands boulevards, février 1998, ronéo.

7 Grangaud Michelle, Jour le jour, Paris, P.O.L., 1994, p. 88.

8 . Maréchal Pétain, séance inaugurale de la Commission d’étude de la région parisienne, le 5 février 1942 ; voir Damisch Toma et Fonty Nicolas, « extraordinaire », in Tomato architectes, La Ville du périphérique, Paris, éditions du Moniteur, 2003, p. 21.

9 . Ibid.

10 . Éric Hazan parle de « de la limite » ; Voir Hazan Éric, L’Invention de Paris, Paris, Éditions du Seuil, 2002.

11 . Le tracé du périphérique est infléchi entre la Porte Maillot et la Porte d’Asnières ; voir La Ville du périphérique, op. cit.

12 . La construction de la portion de périphérique qui joint la porte d’Asnières à la porte Maillot achevée en 1973 est la dernière étape de sa réalisation, celle qui ferme la boucle.

13 . 2 900 logements étaient prévus par la ZAC Champerret lancée en 1972 mais révisée à partir d’une enquête publique en 1977. 1 700 logements étaient déjà construits lors de la révision du projet. Voir la revue Paris Projet n ° 21/22, Atelier Parisien d’Urbanisme, 1982.

14 . Dans le découpage administratif de la Ville de Paris, chacun des vingt arrondissements porte un nom ; et chaque arrondissement est divisé en quatre quartiers qui portent eux aussi des noms différents. Il y a donc quatre-vingts quartiers à Paris, chaque quartier a un numéro et un nom. Le 17e arrondissement se nomme « Batignolles-Monceaux ». Le quartier de la Plaine Monceau est le n ° 66 et celui des Ternes, le numéro 65.

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