Conclusion générale

Senhor Presidente, você está fora do controlo
Castel Nuno Branco1

1« Monsieur le Président, vous êtes hors de contrôle » ouvre une longue lettre de Castel Nuno Branco, adressée au président de la république Armando Guebuza. Cette lettre a été rendue publique, dans la presse écrite, par Canal de Moçambique et mediafax en novembre 2013. Castel Nuno Branco, économiste et figure intellectuelle du parti du FRELIMO dans les années 1980, accuse ; il met en avant l’existence de pratiques de pouvoir « fascistes » et une politique du ventre outrancière, qui se donnent à voir, à coup de Kalachnikovs, dans la réactivation des mémoires collectives de la guerre civile2. La mise à nue publique de l’autoritarisme politique, verrouillé depuis l’indépendance par le FRELIMO, constitue un crime dont dut répondre Castel Nuno Branco devant la justice mozambicaine. L’affaire Castel Nuno Branco a révélé la fébrilité du régime d’Armando Guebouza, mais a surtout représenté une rupture du cadre de l’expérience du politique à Maputo. Castel Nuno Branco a énoncé l’indicible.

2Cet ouvrage se détourne de la traduction des théories de la justice sociale au Mozambique pour analyser les inégalités spatiales d’accès aux services urbains à Maputo. Les théories de la justice spatiale soutiennent une approche distributive des injustices spatiales associées aux services urbains. La distribution de biens publics ou de biens communs joue un rôle clé dans la littérature sur le droit à la ville. La mobilisation de cadres théoriques fondés sur la discussion des normes, des mécanismes et des valeurs de justice, telles que la distribution de biens communs, s’appuient, cependant, sur l’analyse de l’espace public, dans lequel se forment des problèmes publics. Dans les contextes autoritaires, l’analyse des arènes et des forums publics se révèlent peu heuristiques3. Au Mozambique, en l’absence de politiques publiques orientées sur une redistribution juste des biens communs, les citadins de Maputo se murent dans le silence. L’identification des mécanismes de l’injustice sociale ou spatiale au Mozambique demeure ainsi à la charge du chercheur.

3Dans cet ouvrage, la place accordée à l’analyse de la quotidienneté a mis en lumière la nécessité de consolider les liens analytiques entre la citadinité et l’expérience de l’injustice en ville. Dans une ville post-socialiste et dans un contexte autoritaire, la justice et l’injustice spatiale ont été abordées de manière exploratoire, sous l’angle des rapports sociaux, des pratiques sociales, ainsi que les imaginaires politiques qui se forment autour de la quotidienneté des inégalités urbaines. La citadinité se donne à voir au quotidien, dans les multiples usages et réappropriations de l’espace urbain. La citadinité renferme les codes sociaux pour réussir en ville, mais aussi pour y devenir invisible4. Les services urbains sont au centre de la vie quotidienne, ils structurent des pratiques sociales et des rapports sociaux, qui s’insèrent dans une pluralité d’horizons en ville. À l’instar d’autres ressources urbaines dans les villes du Sud, les services urbains nourrissent ainsi des routines, stabilisées et résilientes, qui permettent d’atténuer, voire de contourner les effets de la matérialité urbaine des quartiers périphériques. Avoir l’eau au quotidien n’est pas un droit à Maputo, mais une pratique citadine, une compétence individuelle et collective qui permet de construire sa place en ville. La maitrise des contingences techniques du réseau, mais aussi sociales, celles du voisinage et du cercle familial, soutient la non catégorisation de la quotidienneté dans les registres discursifs de l’injuste. À Maputo, l’injustice se présente plutôt comme un sentiment de désarroi face à la perte de repères que constituent les séquences de la vie quotidienne : ce sentiment ne surgit pas lorsque la vie ou la présence en ville est menacée, mais sanctionnent une impuissance à agir. Le sentiment d’injustice accompagne une rupture de cadre de l’expérience : ressentir l’injustice interroge les raisons profondes d’endurer les routines construites en ville. Les routines sont, dans les représentations collectives, dissociées de l’expérience de l’injustice. Elles soutiennent des perspectives de droit à la ville en dehors de tout espace public, de tout processus de reconnaissance politique5. Le droit à être pauvre dans la ville ou le droit de revêtir toute autre identité urbaine que celles des élites, se construit par la citadinité, soit les pratiques sociales et les codes implicites qui permettent de reprendre le pouvoir sur l’espace urbain. La citadinité exprime à la fois une adaptation à la manière de cohabiter en ville, mais renvoie également aux pratiquées adoptées dans des situations défavorables d’informalité urbaine ou d’oppression politique6.

4L’adoption d’une posture théorique normative peut s’accommoder du silence en ville et interroger la manière dont se vit le droit à la ville en l’absence d’espace public7. À Maputo, les scènes de la quotidienneté des services urbains constituent la norme de la quotidienneté, le cadre de l’expérience de la ville dans lequel chacun se projette et y construit son horizon. Ce cadre de l’expérience s’apparente à ce qu’Erving Goffmann nomme « un cadre de l’expérience primaire », que l’on pourrait définir comme un paysage de la quotidienneté naturalisée. Ainsi, cela signifie que ce qui est vu autour de soi, tant en termes de matérialité que de pratiques des services urbains se rattache à un univers de sens, plus large, vécu (type d’expériences possibles) et connu (les horizons qui s’y rattachent). Le cadre de l’expérience de la quotidienneté et l’identification des séquences de rupture de cadre ont structuré les pistes de recherche pour comprendre la production de la justice et l’injustice spatiale à Maputo. Ainsi, la matérialité des services urbains ne soutint pas, en dehors des jeunes urbains, la catégorisation des scènes du quotidien dans les registres de l’injuste. La constance de ce résultat, transcendant toutes les catégories d’âges et de genre et toutes les trajectoires sociales et spatiales à Maputo a conduit à explorer, par l’interdisciplinarité, les acteurs de cette impuissance publique, incarnée dans le dernier chapitre par les autorités locales.

5À Maputo, la justice et l’injustice spatiale renvoient à une expérience du politique, celle du FRELIMO dans la ville. Comprendre comment se fabrique l’invisibilité de l’injustice par la pratique, la représentation et la matérialité de l’espace conduit à travailler le politique en ville et son caractère autoritaire. Tout d’abord, il revenait de s’intéresser à l’espace politique visible, celui qui dispose d’un fort pouvoir d’action sur la matérialité des services urbains. À l’instar des autres villes du Sud, Maputo n’échappe pas à l’emprise des sphères institutionnelles transnationales qui œuvrent à la circulation, voire l’imposition de référentiels du développement dans les sphères de construction de l’action publique. À Maputo, l’émergence d’un espace politique local, la municipalité, a soutenu le retour de la problématique de la justice spatiale pour penser la Cidade et les quartiers périphériques, disparue depuis la fin des années 1980. Cette résurgence a été réalisée dans le cadre de la circulation d’un référentiel développementaliste, libéral, au sein de l’action publique. Lors du projet AGRESU, cette réappropriation du référentiel, par les agents publics, s’est construire autour d’un principe de responsabilisation financière de la municipalité. Le sens de la taxe des déchets est, paradoxalement, celui d’une action de justice spatiale. Cette taxe, introduite du jour au lendemain, a renforcé la représentation citadine d’un ordre politique implacable, opaque, difficile à saisir. Cependant, elle représente, à l’échelle municipale, la possibilité de construire du pouvoir politique en vue de déjouer les normes pratiques d’une action publique détournée de ses publics. L’introduction de cette taxe des déchets est la preuve que les pratiques de pouvoir autoritaires peuvent cessées, de l’intérieur, à l’initiative d’acteurs de pouvoir légitimes, à défaut de mettre en faillite le régime politique qui les soutient. L’analyse de l’espace politique municipal conduit à conclure également que les sentiments d’injustice spatiale peuvent côtoyer, de manière simultanée et sur un même objet de pouvoir, des actions de justice spatiale. Le cas du service des déchets est assez illustratif. Par-delà la problématique de l’invisible, soit des réalités quotidiennes ou institutionnelles indicibles dans l’espace public, cette coexistence de la justice et l’injustice spatiale, sur un même objet de pouvoir urbain, renseigne sur la nécessité d’interroger le politique de manière pluriscalaire.

6Les coulisses institutionnelles des services urbains ne sont pas déconnectées de la formation des imaginaires politiques dans la vie quotidienne. Le défaut de transparence des arènes publiques en ville (transparente pour les acteurs internationaux seulement) alimente des imaginaires politiques dans lesquels le cadre de l’expérience urbaine est inaltérable. De ce point de vue, dans le rapport des citadins à l’espace public n’interroge pas tant l’autocensure que l’intériorisation du caractère primaire du cadre de l’expérience de la quotidienneté. À Maputo, la construction du rapport à l’espace public interroge deux processus différents : le contrôle politique (les pratiques de pouvoir du FRELIMO) et la projection de soi dans un espace socialement et spatialement construit (le caractère citadin des horizons). À l’indépendance, le FRELIMO a exercé un contrôle politique de l’espace public afin d’entraver toute velléité d’opposition politique et toute expression sociale potentiellement porteuse d’une critique de l’État. Ce contrôle s’appuya sur les modes de gouvernement de l’État-Parti : la police politique, les organisations de masse du Parti, mais surtout leur enchevêtrement à la structuration scalaire du pouvoir d’État. Particulièrement poussé en ville, ce contrôle permit au personnel politique du FRELIMO de repousser les « frontières du politique » et de légitimer un droit de regard du Parti sur les espaces domestiques, là où se construit de façon privilégiée l’intime. Toutefois, ces pratiques n’ont plus cours et le rapport des jeunes à la figure du politique en est une illustration. Ils se moquent des réunions tenues par des illettrés tant qu’ils sont « indépendants », célibataires, chez les parents, car ils aspirent à une ascension sociale rapide, par l’argent. Une fois installé, en couple, avec des enfants en bas âge, il en est souvent autrement. Rien n’est figé à Maputo. Tout évolue constamment en l’absence de filets sociaux et le poids des cercles sociaux de dépendance, en constante redéfinition. Dans ce cadre, les pratiques de pouvoir locales du FRELIMO n’ont que peu d’emprise sur la marchandisation des biens et les stratégies à adopter pour y faire face. Cependant, le silence demeure. Il faut donc remonter le temps pour comprendre ce trait citadin à Maputo. La production de la mémoire urbaine éclaire la formation des registres de l’indicible à Maputo. À l’indépendance, écrire l’histoire des inégalités urbaines à Lourenço Marques et à Maputo participa à un projet d’affaiblissement de la légitimité des autres forces politiques anticolonialistes qui constituaient le paysage politique d’alors. L’analyse des discours publiés dans la revue Tempo a révélé que la citadinité demeura indicible, car pervertie, dans le projet de la société post-coloniale du FRELIMO. Demeure donc en creux la question du poids des héritages, soit ici les construits sociaux de la mémoire impliqués dans la catégorisation, l’expérience et l’énonciation du juste et de l’injuste. La difficulté de saisir les héritages de l’expérience de la ville socialiste tient à l’entreprise de réécriture des réalités urbaines dans la presse écrite à cette époque. Les effets de l’autoritarisme furent bien masqués par la mise en scène de la révolution et de sa « lutte juste ».

7L’autoritarisme influence la fabrique du fait citadin et celle du cadre de l’expérience de la quotidienneté. À ce titre, changer d’espace ne modifie pas la manière de construire des rapports sociaux ancrés dans un rapport intime à la ville. Un exemple intéressant est l’investissement des Mozambicains de Johannesburg, étudié par Dominique Vidal. Il s’est interrogé sur les raisons de la distanciation des rapports sociaux entre migrants du Mozambique et la faible visibilité du politique dans la manière de se raconter des histoires, celles du passé comme celles de l’avenir8. Changer d’espace ce n’est pas changer de citadinité, qui s’ancre dans le cadre de l’expérience de ses horizons, construits parfois en d’autres temps et lieux. À Maputo, les temporalités de construction de ce cadre de l’expérience de la ville sont floues. En effet, l’autoritarisme des dominés, tel qu’il est explicité par Vincent Geisser, dépasse le cadre d’analyse des rapports sociaux de domination et d’oppression dans une société marquée par un régime autoritaire. L’exercice du pouvoir des cadres locaux du FRELIMO, bien que dénués de toute puissance politique, réactive les cadres mémoriels d’une ville désormais disparue, dans laquelle n’existait aucun espace public. À ce titre, le cas des jeunes urbains démontre d’une plus grande distanciation à l’égard de ce cadre de l’expérience de la ville, intériorisé dans leur enfance. À la différence de leurs parents, leur imaginaire libre est libre des héros de la révolution, qu’ils n’ont jamais soutenus, de gré ou de force. Aucun cadre de l’expérience de l’injustice, spatiale ou sociale, n’est inaltérable.