Avant-propos du chapitre 5
p. 255-259
Texte intégral
Le procès venait d’entrer dans une phase où l’on n’avait plus le droit d’aider,
où il se trouvait entre les mains de cours de justice inaccessibles
et où l’avocat ne pouvait plus voir l’inculpé.
Un beau jour, en arrivant chez soi, on découvrait sur la table
toutes les requêtes qu’on avait rédigées avec tant de zèle et d’espoir ;
elles vous avaient été renvoyées comme n’ayant plus le droit de figurer
dans la nouvelle phase du procès. Ce n’étaient plus que chiffons de papier1.
1À l’image de K., les citadins de Maputo connaissent mal les institutions et l’espace public et s’en détournent. À Maputo, les trajectoires citadines exposent un canevas de pratiques sociales tissées à travers l’expérience des inégalités d’accès aux services urbains (voir chapitre 4). Des rapports sociaux se construisent dans la proximité spatiale, entre voisins, et plus largement entre des citadins aux profils socio-économiques différents, dans les pratiques quotidiennes de l’approvisionnement en eau potable. L’enchevêtrement de ces pratiques individuelles se réalise à l’échelle des espaces vécus, aux géométries variables, autour de contrats, dans des formes de solidarité ou des jeux de don/contre don, qui participent à une fabrique par le bas et inclusive de la ville, qui n’est pas sans limites. Dans les quartiers périphériques, la construction de ces rapports sociaux, leur renforcement comme leur rupture constituent pour la majeure partie des citadins des marqueurs de la fragilisation ou de la consolidation de leur parcours en ville. La praxis sociale des services urbains s’inscrit à une fine échelle, rarement à des échelles plus vastes. Dans le cadre de cette praxis sociale, ne pas avoir accès à l’eau potable constitue la norme sociale ou une régularité 2 avec laquelle il faut (re)composer au quotidien. Les situations spatiales et les trajectoires sociales qui déterminent l’accès à l’eau potable sont rarement associées à un sentiment d’injustice, alors même que la question du droit à être en ville se pose. Ce trait citadin interroge les lieux qui le constituent et l’entretiennent à Maputo. La praxis sociale des services urbains se structure à l’échelle de l’espace vécu, qui représente aussi les échelles privilégiées du politique en ville.
2Dans ce chapitre, j’interroge l’expérience politique des citadins, et plus largement des espaces publics, afin de dégager des pistes de réflexion sur la non-catégorisation des régularités de l’accès à l’eau potable dans les registres du juste et de l’injuste. Il s’agit d’éclairer le choix du silence lorsque des sentiments d’injustice surviennent. L’expérience politique des citadins interroge la fabrication de ce que Danny Trom et Bénédicte Zimmermann appellent les cadres de la mobilisation, qui renvoient à « la structuration du champ des problèmes légitimes » dans lequel se dessinent les « conditions de possibilité d’un engagement dans une plainte ou une mobilisation3 ». Selon ces deux auteurs, le croisement de la sociologie Goffmanienne à celle des mouvements sociaux permet d’aborder la constitution d’un collectif autour de ce qui pose problème par-delà la problématique des ressources et des opportunités politiques4. Interroger ces cadres focalise l’attention sur les moments où émergent l’indécision, le tâtonnement, le désaccord dans les espaces publics, les moments où les individus remettent en cause les problèmes légitimes existants, avant de formuler collectivement ce qui pose problème, de tenter de le transformer dans les registres légitimes et d’entrevoir leur participation dans la manière de le résoudre5. La place accordée aux temporalités des problèmes publics amène à analyser les lieux où les espaces publics se forment, se stabilisent et se pérennisent dans des pratiques sociales, qui soutiennent l’émergence de techniques contestataires situées6. La question des lieux où se fabriquent les espaces publics est centrale dans les contextes autoritaires où « les restrictions, plus ou moins accusées, rencontrées dans l’exercice des droits et des libertés entretiennent une citoyenneté passive marquée par le repli sur la sphère domestique et l’identification de la sphère publique au domaine de l’arbitraire et de la répression, voire de la corruption7 ».
3À Maputo, l’expérience du politique et des espaces publics s’inscrit dans un contexte plus large de transformation du pouvoir en ville, qui se caractérise par une restructuration des échelles d’exercice et de représentation politique, ainsi que le desserrement de la contrainte autoritaire dans les espaces publics liminaires8. Dans de nombreuses configurations politiques, la décentralisation et le multipartisme soutiennent en ville, via le jeu de la gouvernance urbaine, de nouvelles dynamiques d’accès à l’État et de captation de ses ressources par le bas, tantôt au profit des cadres locaux du Parti hégémonique, tantôt au profit des citoyens, sans que l’une ou l’autre de ces dynamiques ne s’excluent9. La multiplication des lieux et des acteurs de la gouvernance urbaine invite à étudier les réappropriations locales des (nouvelles) échelles de pouvoir au regard de leur capacité à offrir des espaces plus nombreux, quoique discontinus dans le temps, à l’expression et la constitution de publics10. À Maputo, le multipartisme et la décentralisation ont amené l’État à se départir d’une structuration scalaire qui enchevêtrait les fonctions d’encadrement politique du FRELIMO et celles d’administration publique, sans signifier l’ouverture de l’espace politique local. Dans cette configuration, il n’est pas sûr que la seule séparation de l’État et du Parti puisse offrir aux habitants la possibilité et la capacité de se saisir des échelles du Bairro et du Quarteirão et d’en faire le lieu de construction de problèmes publics. Si l’État a composé, brillamment, avec les injonctions internationales pour apparaître comme le « bon élève » du FMI entre la seconde moitié des années 1990 et le début des années 2010, il se distingua peut-être avant tout par sa capacité à masquer la permanence, à l’échelle locale, d’une confusion des structures de pouvoir publiques et partidaires11. Le maintien du personnel politique du FRELIMO aux échelles du Bairro et du Quarteirão, restructurées de façade pour répondre à la décentralisation, semble témoigner d’une instrumentalisation habile des manières de contrôler politiquement l’espace public. L’instrumentalisation ou la réappropriation partisane des réformes de la décentralisation appuie l’invisibilité du fait autoritaire en ville. Cet autoritarisme se caractérise avant tout par la permanence des « frontières du politique12 » à l’échelle de l’espace vécu des citadins.
4Ce chapitre aborde le maintien des « frontières du politique » construites à Maputo sous le régime du Parti-unique et socialiste et leur rôle dans les possibilités d’émergence de cadres de la mobilisation dans les quartiers périphériques. Dans une première partie, après avoir brièvement exposé comment les institutions de l’eau potable en charge de résoudre les injustices se révèlent difficilement accessibles pour les habitants, j’aborderai l’expérience du politique à l’échelle du Quarteirão. La notion d’enclaves de pouvoir autoritaire appliquée à l’échelle de l’espace vécu des citadins est alors éclairante pour comprendre la méconnaissance des institutions et le détournement de l’espace public. Les enclaves autoritaires renvoient à une expérience politique caractérisée par le maintien des figures de la terreur, de certaines pratiques bureaucratiques et de rapports sociaux de domination associés à un régime autoritaire, tout en étant traversées par des dynamiques de démocratisation (extension des droits et des libertés individuelles, éligibilité des dirigeants, lutte contre la corruption ou promotion des droits de l’homme)13. Pour Olivier Dabène, une enclave de pouvoir autoritaire ne correspond pas nécessairement à un espace, mais désigne plutôt des acteurs qui instrumentalisent des positions de pouvoir pour résister à un changement de régime politique qui leur apparait défavorable14. À Maputo, si ces trois caractéristiques semblent présentes (cadres du FRELIMO comme représentants publics, bureaucratie dysfonctionnelle, rapports de domination basés sur l’information) aux échelles du Bairro et du Quarteirão, les mécanismes de l’oppression politique semblent toutefois se brouiller. Un détour par l’échelle locale amène à considérer la formation d’enclaves autoritaires comme la marque d’une marginalisation politique de la base partidaire du FRELIMO, plutôt que la marque d’une résistance politique à un changement de régime.
Notes de bas de page
1 Kafka Franz, Le Procès, Paris, Folio, 1925, p. 160.
2 Bourdieu Pierre, Choses dites, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 81.
3 Trom Danny, Zimmermann Bénédicte, « Cadres et institution des problèmes publics : le cas du chômage et du paysage », in Les Formes de l’action collective. Mobilisation dans les arènes publiques, Cefaï Daniel, Trom Danny (dir.), Paris, EHESS, 2001, p. 283-308.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 282.
6 Siméant Johanna, La Grève de la faim, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 142.
7 Camau Michel, Geisser Vincent, Le Syndrome autoritaire : politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 39.
8 Planel Sabine, Jaglin Sylvy, « Échelle, partage des pouvoirs et partage de l’espace », in La Justice spatiale et la ville : regards du sud, Gervais-Lambony Philippe, Bénit-Gbaffou Claire, Piermay Jean-Luc, Musset Alain, Planel Sabine (dir.), Paris, Karthala, 2014, p. 27-39 ; Benit-Gbaffou Claire et al., « Exploring the role of party politics in the governance of African cities », in Politics and Policies: governing cities in Africa, Bekker Simon, Fourchard Laurent (dir.), Cape Town, HSRC Press, 2013, p. 17-41 ; Hilgers Mathieu, « Contester en contextes semi-autoritaires : espaces publics en Afrique », in Alternatives Sud, vol. XVII, 2010, p. 205-219.
9 Benit-Gbaffou Claire et al., « Exploring the role of party politics in the governance of African cities », art. cit., p. 17-41.
10 Gervais-Lambony Philippe, « Démocratie locale et identités territoriales : décalage entre échelles ? Étude de deux circonscriptions d’Ekurhuleni (Afrique du Sud) », in Revue Tiers Monde, 2008/4, n° 196, 2008, p. 817-836 ; Benit-Gbaffou Claire, « Résistances quotidiennes à l’injustice en ville : contrôle social local, opportunités politiques et modes d’expression du sentiment d’injustice dans l’espace politique dans l’espace public urbain », in La Justice spatiale et la ville : regards du sud, Gervais-Lambony Philippe, Bénit-Gbaffou Claire, Piermay Jean-Luc, Musset Alain, Planel Sabine (dir.), Paris, Karthala, 2014, p. 223.
11 Ginisty Karine, Vivet Jeanne, « Territorialités d’un Parti politique en ville : l’exemple du Frelimo à Maputo, capitale du Mozambique », in L’Espace Politique [en ligne], 18 | 2012-3, mis en ligne le 22 novembre 2012.
12 Bayart Jean-François, Mbembe Achille, Toulabor Comi M., Le Politique par le bas en Afrique noire : une contribution à une problématique de la démocratie, Paris, Karthala, 1992, p. 50.
13 Dabene Olivier, « Enclaves autoritaires en démocratie : perspectives latino-américaines », in Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle : convergence nord-sud, Dabene Olivier, Geisser Vincent, Massardier Gilles (dir.), Paris, La Découverte, 2008, p. 89-112.
14 Ibid., p. 89.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.