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Politiques de la distraction

 | 
Paul Sztulman
, 
Dork Zabunyan

Distraction et technologie

Le jeu vidéo à l’ère des voleurs de temps

Victor Moisan

Texte intégral

  • 1  Voir à ce sujet le passionnant dossier « Dans quel monde entrons-nous ? » paru dans les Cahiers du (...)
  • 2  Le binge watching d’une série consiste à regarder beaucoup d’épisodes d’une seule traite, à la faç (...)

1Sous couvert d’être les agents d’une distraction bienveillante, les interfaces de divertissement et les nouveaux médias se livrent une guerre de conquête domestique. Dans la sollicitation permanente des services de contenus ou des réseaux sociaux, dans le ronron d’algorithmes œuvrant au conditionnement de nos esprits voire à leur reprogrammation (« designing minds », selon le crédo de la Silicon Valley1), Amazon, Google, Netflix, YouTube, Facebook, Twitter et les autres se disputent désormais le temps éveillé de leurs utilisateurs. De l’aveu même des représentants de ces sociétés, le temps est envisagé comme un territoire à capturer, et la bataille est d’autant plus étouffante que ce territoire tend à se rapprocher d’un temps sans limites. Il n’y a plus vraiment de créneau journalier réservé à ces nouvelles distractions, qui tiennent autant du passe-temps que de l’information ou de la consommation culturelle, qui peuvent nous accaparer autant au travail que dans les transports ou à la maison, que nous soyons seuls ou en société, et qui bientôt ne manqueront pas de nous accompagner dans notre sommeil. À cela s’ajoute une prolifération des écrans, tendance croissante qui produit une distraction au carré, non plus aimantée par une seule image mais par une synchronicité d’événements voués à un remplissage simultané. Ainsi, on peut s’adonner au binge watching d’une série en même temps qu’on déroule un fil d’actualité, tandis qu’apparaissent puis disparaissent des notifications de messagerie, et tout en gardant un œil distrait sur un Let’s Play de jeu vidéo en arrière-plan2. Ce n’est plus un temps en tronçons que se disputent les applications (comme on calculerait des parts d’audience télévisuelle) mais un temps éclaté où l’utilisateur peut, à chaque instant, être en train de regarder plusieurs choses à la fois avec un degré d’attention (et donc de distraction) plus ou moins important, à la façon d’un ordinateur qui effectue plusieurs travaux simultanés avec une fluctuation en temps réel de la mémoire allouée à chacune de ses tâches.

  • 3  Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux [1963], Paris, Flammarion, 2017, p. 38.
  • 4  Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939] in Œuvres, t (...)
  • 5  La position de simple spectateur de jeu vidéo est confortable, et pas que financièrement, puisqu’e (...)

2Mis à mal par une telle concurrence, le jeu vidéo – qui est né et qui s’est développé dans la seconde moitié du xxe siècle – fait figure d’ancien modèle au même titre que le cinéma. Sa fonction distrayante circonscrit son activité à un temps priorisé, traditionnellement pris entre deux pôles : soit il est un passe-temps œuvrant à interrompre ou suspendre l’ennui en nous proposant une gymnastique mentale sans lendemain (exemple typique : Tetris), soit il recherche dans l’accaparement d’un temps plus long une immersion au sein d’un univers virtuel qui, à la manière dont on se plonge dans un livre, se substitue à notre réalité pour nous faire vivre une aventure imaginaire (cas classique : The Legend of Zelda). Dans les deux cas, le joueur-acteur fait « des choses qui ne servent à rien » comme le formule Jankélévitch dans sa critique de l’aventure esthétique3, mais il se trouve happé par une activité qui le délivre des angoisses du quotidien et certainement de la plus grande d’entre elles : le défilement inéluctable du temps réel. Cette catharsis du jeu vidéo (au mieux pure distraction pour ses détracteurs, il n’apporterait rien si ce n’est la satisfaction dans l’instant à effectuer des tâches futiles) est la raison pour laquelle on lui a longtemps refusé l’appellation d’objet culturel. Walter Benjamin nous dit cependant à propos du cinéma que la signification sociale de ce dernier provient précisément de son aspect cathartique qui rend possible « la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel4 ». Le jeu vidéo, devenu première industrie culturelle au monde après avoir dépassé celle du cinéma, a suivi un projet comparable mais il se trouve aujourd’hui concurrencé par d’autres façons de nous occuper, y compris issues de son propre camp puisqu’il est de plus en plus regardé joué sur Twitch et YouTube5.

  • 6  Kirk Hamilton, « The 16 Types of Video Game » paru sur Kotaku le 4 avril 2018 : https://kotaku.com (...)
  • 7  Les MMO sont des jeux en ligne massivement multijoueurs.

3Il lui a donc fallu s’adapter en devenant omniprésent dans nos emplois du temps, à tel point que, pour établir une classification du jeu vidéo aujourd’hui, il serait tentant d’abandonner la nomenclature traditionnelle des genres en lui préférant – comme l’a fait non sans humour Kirk Hamilton du site américain Kotaku en 20186 – une nouvelle typologie définie par la place que ces jeux occupent dans nos vies. Hamilton compte seize groupes principaux, parmi lesquels on trouve des modèles traditionnels : « le régulier » auquel on s’adonne tous les soirs car il nous a fidélisé (par exemple, un MMO7 du type World of Warcraft), « le classique » qu’on refait par nostalgie tous les deux ou trois ans, ou encore « le nomade » qu’on emporte avec soi en voyage sur sa Switch ou sa 3DS. À cela s’ajoutent des usages plus modernes du jeu vidéo qui illustrent les stratégies de l’industrie pour entretenir avec ceux qui le pratiquent une relation de quasi-exclusivité. Ainsi, aux côtés des différentes variantes de jeu social, Hamilton cite « le faiseur d’actualité » auquel on joue simplement parce qu’il est dans l’air (constatation que la pratique s’accompagne désormais d’une actualité sans discontinu qui accapare le temps de lecture et de discussion des joueurs au point d’exercer une forme d’hégémonie informationnelle), ou bien « le trou normand », jeu court qu’on cale entre deux mastodontes pour se rincer le palais, ou encore « le plein de moral » qui, avec son abondance de stimuli et de récompenses (et de dopamine), produit l’effet d’un Prozac numérique. Pour résumer, le jeu vidéo occupe aujourd’hui autant nos routines que nos activités extraroutinières. Il peut être actif ou passif, social ou solitaire, impliqué ou distrait, productif ou vain, engageant ou trivial, punitif ou réconfortant, s’exercer par interaction directe ou par procuration, avoir un lieu propre d’exercice ou non, s’envisager comme du travail ou au contraire comme une échappatoire à ce dernier, être exclusif et intoxiquant ou passager et distant. Il démultiplie et fragmente les temps de distraction au moyen de son pouvoir d’accoutumance. C’est en définitive dans cette accoutumance, contrainte de choisir entre ses puissances d’émancipation et ses tentations aliénantes issues du capitalisme industriel, que se situe le devenir du jeu vidéo en tant que phénomène culturel de distraction.

L’investissement du présent

  • 8  Siegfried Kracauer, « Culte de la distraction. Les salles de spectacle cinématographique berlinois (...)
  • 9  Laura Tuillier, « Le jour et la nuit », in Cahiers du cinéma, n° 742, mars 2018.

4Si, pour Kracauer, les grands cinémas berlinois des années 1920 sont « des sanctuaires » ou « des palais de la distraction8 », c’est parce que le cinéma d’alors, qui n’est pas encore devenu un divertissement domestique, décrit une activité réservée à un lieu et à un temps privilégiés. Le dispositif traditionnel de la salle de cinéma nous retire du quotidien en demandant, comme l’écrit Laura Tuillier dans les Cahiers du cinéma, « une forme de concentration bien particulière, une concentration qui est aussi un abandon, abandon du quotidien qui appelle naturellement à une métamorphose de notre espace alentour pour que le film opère sur nous9 ». Dans le cas du jeu vidéo, c’est – depuis le déclin des salles d’arcade – l’activité qui doit s’adapter au quotidien, que cette activité soit pratiquée dans un salon ou dans les transports. Les écrans de jeux sont au mieux des « autels » de la distraction, car ils sont domestiques ou portatifs. Alors que la salle de cinéma exige un état de vacance où le spectateur se place dans une immobilité d’abandon afin de recueillir l’œuvre en lui, la console de jeux s’adapte à l’environnement familier du joueur, ce même environnement qui ne cesse de lui donner des occasions de se déconcentrer : luminosité du salon (contre l’obscurité de la salle de cinéma), présence d’un voisinage non joueur, proximité d’écrans qui suscitent d’autres activités, etc. En s’ajustant aux besoins et aux désirs du joueur, l’activité vidéoludique offre une maîtrise apparente sur le temps : il est permis de mettre une partie en pause quand nous le souhaitons, et c’est même à nous de régler les interruptions de son défilement en l’organisant en sessions de quelques minutes ou de plusieurs heures. Néanmoins, le jeu nous impose une concentration à chaque instant où nous le pratiquons, concentration qui constitue le cœur de son plaisir distrayant et qui se réalise au moyen de l’interaction. Or pour garantir une jouabilité acceptable, le temps de l’interaction doit être au présent. Dans un jeu de plateforme, par exemple, le fait d’appuyer sur la touche de saut ne saurait engendrer un retard ou une réponse asynchrone de l’action, ce qui n’aurait aucun intérêt ludique. La saisie impose au contraire une réaction immédiate, validant un rapport direct entre l’utilisateur et le système.

  • 10  Mihály Csíkszentmihályi, Flow : The Psychology of Optimal Experience, New York, Harper Collins, 19 (...)
  • 11  David Bordwell, Planet Hong Kong : Popular Cinema and the Art of Entertainment, Cambridge, Harvard (...)

5C’est pourquoi le joueur ne peut s’abandonner dans l’image comme il le fait au cinéma. Le jeu le ramène constamment à cette interaction au présent qui le « tient » via les feedbacks, c’est-à-dire les retours validant les inputs (saisies) du joueur, eux-mêmes sollicités par des prompts (signaux) qui lui disent d’agir. Ce bal de stimuli et de réponses est le squelette du média, il s’agit peut-être du seul élément commun à tous les jeux vidéo. La maximisation du plaisir, obsession du concepteur, s’articule autour de ce dialogue interactif qui doit être le plus fluide, le plus sensuel possible dans son rapport au temps. La manufacture d’un plaisir ludique optimal (et de son extension dans le temps) rejoint la fameuse théorie du flow définie par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi comme un équilibrage parfait entre anxiété et ennui, résultant en une forme de transcendance expérientielle10. Aujourd’hui, la recherche du flow est devenue la règle d’or de la conception vidéoludique, puisque le game over, c’est-à-dire l’éjection de la partie, n’existe pratiquement plus. À la place, les œuvres contemporaines célèbrent une difficulté engageante mais progressive où l’expérience est présidée par un souci de fluidité. Adieu les sessions courtes et punitives du temps de l’arcade qui avaient valeur de défi lancé au chaland. Les jeux de notre génération sont longs et déployés. Ils s’appuient sur une mise en scène stylisée de nos actions (voir les jeux d’action cinématographiques tels que Uncharted ou God of War, où on ne fait souvent qu’interagir avec l’état du jeu en regardant ce dernier suivre son cours). Afin de nous séduire, ils ont recours à une « amplification expressive » de nos actions (pour reprendre l’expression de David Bordwell11) qui flatte le joueur en permanence en sollicitant, par la distraction des signes et des événements audiovisuels qui l’entourent, qui lui répondent et l’invitent, une forme d’émancipation aussi engageante que bénéfique.

Légendes, espace et automatismes

  • 12  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 286.
  • 13  On trouve malgré tout des tentatives réussies de plier les règles comme le font les lois obscures (...)

6Originellement une distraction amusante mais punitive, le jeu vidéo a évolué en une activité bienveillante pour s’immiscer dans notre aménagement du temps quotidien. Désormais, la réussite d’un jeu tient pour beaucoup à sa capacité à accompagner le joueur dans son monde, son système comme son histoire. Les règles arbitraires sont à proscrire car elles seraient un frein à l’immersion, terme ambigu qui n’est pas tant une affaire de liberté ou de cohérence qu’une question de représentation de la virtualité, cette dernière devant se plier le plus agréablement possible au regard décrypteur du joueur. Le logiciel nous oriente vers une lecture ponctuelle et efficiente, intéressée, du monde dans lequel nous sommes projetés. Le joueur intègre un regard déterminé, similaire à celui dont Walter Benjamin parle lorsqu’il analyse les photographies d’Atget, des pièces à conviction suscitant une traque d’indices, aux antipodes de la contemplation détachée. « Avec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première fois indispensable », écrit Benjamin12. Pareillement, la légende semble être indispensable en jeu vidéo, qu’elle intervienne à travers des invectives constantes, des marqueurs en surbrillance, des messages de tutoriels, des sources sonores, des chemins mis en évidence. La légende est une condition de notre accoutumance mais elle est aussi une limite à la portée artistique du média en ce qu’elle rend ses œuvres très peu ambiguës. Car l’ambiguïté n’a pas sa place dans un jeu vidéo où tout doit être clair, quantifiable, explicite et par-dessus tout équitable13. Assisté par un légendage, le joueur est bercé par la découverte, l’apprentissage puis la reconnaissance et la maîtrise des « mécaniques » rythmant son interaction. C’est une diction, qui nous fait basculer d’une simple distraction vers un apprivoisement profitable et nous accroche à l’envie de passer du temps à jouer, au risque de nous faire sombrer dans l’addiction.

  • 14  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 312.
  • 15  Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951.
  • 16  Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Poétique du récit, Paris, (...)

7Cet enjeu temporel ne peut être compris sans qu’on évoque la dimension spatiale, fondamentale à toute expérience vidéoludique. Qu’il s’agisse d’espace mental (créé par les mécaniques, les habitudes, les légendes) ou d’espace architectural (le game design est avant tout du level design, de la construction de niveaux), le virtuel est soumis à la même double réception que Walter Benjamin prête à l’architecture14. D’une part, le caractère graphique fortement exalté des jeux vidéo nourrit une réception visuelle, qui exige en premier lieu un effort d’attention, de localisation et de prise de repère par l’œil (ou l’oreille, ou la main) avant que, au gré des répétitions, cet effort ne cède la place à une « perception incidente » – c’est-à-dire qu’on va moins prêter attention à ce qu’on regarde, on ne va plus décrypter, puisqu’on sera de plus en plus un utilisateur en osmose. D’autre part, le « cercle magique15 » du jeu favorise une réception tactile par l’intermédiaire de l’avatar qui est « un niveau d’actions » pour le joueur au sens où Roland Barthes l’entend16 : à travers ses capacités et ses limites, ce véhicule entre le virtuel et le réel contient également une fonction spatialisante. Aussi la construction de l’environnement représente-t-elle le cœur du travail du concepteur, lequel doit s’assurer que le joueur s’y amuse et s’y abandonne. L’espace n’est pas seulement voué à être découvert ; il faut pouvoir le cartographier mentalement et s’y greffer. En ce sens, tout jeu vidéo est un jeu d’infiltration : si la vision d’un film permet, comme le disait Cocteau, une invasion, c’est-à-dire l’acceptation en soi d’un monde étranger, le jeu vidéo fonctionne sur le mode d’une infiltration, où c’est le joueur qui doit intégrer un univers virtuel, tant du point de vue spatial que du point de vue mental, en s’appuyant sur les automatismes qui organisent son rapport aux images, aux sons, et donc à l’espace du jeu.

  • 17  Robert Bresson, Notes sur le cinématographe [1975], Paris, Gallimard, « Folio », 1995.
  • 18  Un condamné à mort s’est échappé, 1956.
  • 19  Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit.

8« Les 9/10e de nos mouvements obéissent à l’habitude et à l’automatisme. Il est antinature de les subordonner à la volonté et à la pensée », écrit Robert Bresson dans Notes sur le cinématographe pour théoriser son travail avec les « modèles17 ». L’habitude par l’automatisme, c’est justement ce que le jeu vidéo cherche à mettre en place, et cela exige un temps de jeu long, accaparant, parce qu’on ne peut s’accoutumer à rien si l’on n’y consacre pas son temps. Celui qui pratique le jeu vidéo ressemble souvent au condamné à mort du film de Bresson18 qui se distrait de la solitude et de l’ennui de sa cellule en planifiant son évasion : il prend corps au sein de l’architecture, se représente l’espace mentalement à défaut de pouvoir s’en dessiner une carte, gagne une connaissance des lieux en ritualisant ses sorties (chaque jour un peu plus loin), puis envisage des solutions. Le cinématographe de Bresson s’organisant lui-même en un travail conjoint d’indices sonores et visuels, son personnage est comme un joueur qui observe les rituels du microcosme qu’il habite (rondes des gardes), anticipe les changements d’état, traque les bruits, regarde par la lorgnette (l’œillet, le radar, la lunette sont également des gimmicks du jeu vidéo), emploie des mécaniques d’association et d’adaptation et, en somme, s’habitue à son environnement. Chez Bresson, ce personnage est l’avatar du metteur en scène, de la même façon que l’utilisateur de jeu vidéo bénéficie d’un rapport intuitif à l’espace virtuel grâce à son véhicule, le personnage qu’il dirige machinalement en oubliant l’existence de la manette, comme par la pensée. « Entre eux et moi : échanges télépathiques, divination », écrit Bresson à propos de ses modèles19. C’est ainsi que le jeu vidéo nous happe, nous intoxique. Longtemps après avoir éteint la console, nous continuons à parcourir en souvenir ou en anticipation les couloirs de ses niveaux. Pendant des heures, nous nous sommes accoutumés aux manoirs de Resident Evil ou aux châteaux de Dark Souls, si bien que l’expérience perdure au-delà du temps effectif de jeu, engendrant un nouveau temps, mnésique celui-là, qui nous hante pendant nos journées et nous confère un don d’ubiquité. L’œuvre-jeu dans son intégralité émerge du dialogue entre ces deux temps, elle est en mouvement et se forme au fil des expériences.

Temps allongé et vertus du jeu vidéo

  • 20  Steven Poole, Trigger Happy : Video Games and the Entertainment Revolution, New York, Arcade Publi (...)

9L’espace virtuel interactif évolue en fonction du temps et de l’action du joueur. Il ne reste jamais figé, il est par nature voué à la manipulation. Il décrit une « architecture liquide », comme le dit Steven Poole20, un monde toujours en mutation et disponible à l’émergence d’apparences nouvelles. Ce degré « liquide » se trouve de plus en plus exalté depuis que les moteurs de jeu sont capables de faire évoluer en temps réel toutes les composantes d’une œuvre vidéoludique. En parallèle, l’essor des jeux communautaires en ligne confirme la puissance du jeu vidéo comme art de la création de mondes. Plus encore, l’emploi croissant du procédural illustre une tentation de l’infini, la quête d’une géographie totalisante et en permanente expansion qu’on retrouve aussi dans les mondes ouverts. De par son caractère évolutif, dynamique et actif, l’espace d’un jeu vidéo est assimilable à une image-temps deleuzienne. Il n’est pas seulement le lieu de l’action et du mouvement, mais contient toute l’histoire (passé, présent, futur) de l’œuvre. On est donc bien loin de l’idée du jeu vidéo comme simple passe-temps (soit le sommeil de l’intellect). Le jeu vidéo permet au contraire une réévaluation positive du temps : si la durée de vie est depuis longtemps une qualité fondamentale dans l’appréciation d’un jeu, c’est parce qu’elle est un marqueur de l’accoutumance et par extension du plaisir de jeu. Le divertissement est plaisant car il est tissé de mécaniques d’apprentissage. Il instruit une familiarisation graduelle qui tend vers l’infini, qui étire le temps et qu’on veut faire durer.

  • 21  Le HUD (head-up display) est l’ensemble des informations affichées à l’écran, généralement à sa pé (...)
  • 22  Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001.
  • 23  Dork Zabunyan, « Le cinéma régénéré par le jeu vidéo », artpress2, n° 28, 2013, p. 11.

10Le jeu vidéo tire ses qualités de cette nature de simulateur formatif. Jouer, c’est avant tout aller à la rencontre d’un monde, c’est-à-dire se placer dans une disposition de curiosité qui exalte la découverte et le regard, que ce dernier se pose sur un territoire fabuleux consacré aux épiphanies (The Legend of Zelda : Breath of the Wild, réinvention phénoménologique du jeu en monde ouvert) ou sur une représentation hyperréaliste (Red Dead Redemption II, en s’écartant des clichés cinématographiques du premier opus, produit l’effet d’une vertigineuse machine à remonter le temps qui nous projette dans l’Amérique de 1899). Une telle présence de l’individu dans la virtualité nourrit des effets positifs dans notre propre rapport à la réalité. On peut citer par exemple les bienfaits du jeu vidéo sur le sens de l’orientation : visitant Florence pour la première fois, celui qui a navigué dans la modélisation de la ville pendant de longues heures en jouant à Assassin’s Creed II n’aura aucun mal à savoir dans quelle direction marcher pour atteindre le Ponte Vecchio ou la cathédrale Santa Maria del Fiore. Cette capacité organique du joueur à se situer dans l’espace, à prêter attention aux indices de son environnement, est le fruit d’un travail intensif de l’image vidéoludique sur le regard, engendrant une hyperacuité et la formation d’une perception accrue. Un écran de jeu avec son HUD21 se présente souvent comme un agencement de fenêtres ouvertes simultanément pour que l’œil aille les consulter au besoin. C’est là qu’advient le jeu pour notre organe de vision : le concepteur pose les outils nécessaires à sa concentration, la stimule et laisse l’œil organiser sa traque pour instruire une distraction active de tout instant. Ainsi, le jeu vidéo opère ce que Lev Manovich définit comme du « montage spatial22 », un terme qui renvoie aussi à certaines opérations stimulantes de l’image cinématographique (on songe par exemple aux plans-séquences de Hou Hsiao-hsien où le cadre permet au spectateur, qui accompagne par le regard la minutie des actions et des déplacements des personnages, de déterminer son propre montage). Il y a, comme le note Dork Zabunyan, « une formation, voire une autoformation du regard » par l’activité vidéoludique, laquelle n’est pas seulement utilitaire mais s’accompagne de vertus poétiques : « C’est dans ce décalage perceptif avec le réel que le jeu vidéo fascine ; entre ressemblance et dissemblance, l’univers vidéoludique nous invite à faire surgir l’extraordinaire dans le plus ordinaire : le vent dans les arbres, la fourrure d’un animal, un morceau de bitume dans une mégalopole américaine23… », autant de choses que l’on ne remarquerait pas avec tant d’assiduité sans l’ostensible illusion de la simulation.

  • 24  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 308.
  • 25  Kracauer, « Le culte de la distraction », art. cit.
  • 26  Martin Lefebvre, « Asphyxiante culture » (expression empruntée à Jean Dubuffet) paru sur Merlanfri (...)

11Le mouvement ininterrompu qui traverse les images de jeu vidéo, mais qui décrit également la forme plus générale de ces œuvres, y rend impossible toute manière de recueillement. En définitive, on ne peut s’y « abîmer dans la contemplation24 » et c’est en cela que le jeu vidéo dispose d’un réel pouvoir de subversion, que ce soit dans sa façon de raconter des histoires (elles deviennent interactives, non linéaires, à fins multiples) ou dans sa propension à désacraliser les représentations (l’ultraviolence, le jeu avec la mort, la monomanie et la parodie sont autant de tropismes qui ont longtemps conduit les élites à ranger le média du côté des formes impures). Enraciné dans la culture populaire, il rassemble « un public cosmopolite homogène25 » et fuit, souvent grâce à l’épouvantail de ses excès les plus cancres, l’emprise de « l’asphyxiante culture26 » – laquelle tente désormais de se l’approprier au moyen d’étiquettes telles que pop culture et serious games qui le rendent plus fréquentable.

  • 27  Le battle royale est un mode de jeu qui fait s’affronter cent compétiteurs sur un territoire qui r (...)

12On a donc reproché au jeu vidéo d’être abêtissant, avilissant et aliénant, en oubliant la nature profane de son activité qui ne s’accompagne d’aucune règle de conduite et s’ouvre à toutes les formes d’exercice possibles. Cette souplesse de la pratique conjuguée au mouvement interactif du jeu vidéo lui confère d’immenses vertus sociales : il est avant tout un lieu d’échanges et de discussions, ces échanges ayant lieu localement (dans un salon entre amis) ou en ligne (les youtubeurs parlent-ils pendant qu’ils jouent, ou bien jouent-ils pendant qu’ils parlent ?). Même le cinéma, avec sa cohorte de spectateurs silencieux rivés sur le même objet, semble rigoureusement hermétique à ce détachement fructueux. Fortnite, le jeu phénomène auprès des adolescents, ne doit pas prioritairement son succès à sa qualité ludique de battle royale27, ni même à sa gratuité, mais au fait qu’il constitue un espace social où, le soir, des bandes de collégiens peuvent se retrouver pour discuter, traîner, prolonger dans le virtuel les délassements potaches de la cour de récré. Le fait qu’on s’adonne simultanément à une activité de jeu, souvent de façon distraite, constitue un prétexte agréable pour passer du temps ensemble.

  • 28  Voir Victor Moisan, « Du conformisme à l’expertise, un E3 qui innove à la marge » paru sur Gamekul (...)
  • 29  On peut citer l’exemple du récent Sekiro : Shadows Die Twice, jeu d’action à la difficulté intimid (...)

13La principale force d’émancipation du jeu (et par extension du jeu vidéo) se situe justement dans cette aisance avec laquelle il nous fait accomplir un travail qui, transmué par le plaisir ludique, rend ses efforts inconscients et indolores, agréables même. Pourtant, l’exercice ludique peut être fructueux et profitable – tant du point de vue cognitif que du point de vue intellectuel – puisque sa logique de simulation favorise la planification, la souplesse conceptuelle, le sang-froid, la communication : autant de qualités qui conditionnent aussi notre réussite dans le quotidien. À cela s’ajoute la spécificité du jeu vidéo qui est une forme en mouvement et dont la nature technophile lui confère un impératif d’innovation constante. Il ne faudrait pas voir dans l’apparente redondance de ses mécaniques (tuer, courir, sauter, customiser) et la stagnation thématique de ses univers (fantasy, science-fiction, zombies, superhéros) les signes d’une faiblesse ou, pire, d’un média arrivé au terme de son histoire. Au contraire, le jeu vidéo semble plus que jamais être un art de l’itération, c’est-à-dire une forme dont les œuvres capitalisent sur les acquis et les percées de leurs prédécesseurs en essayant sans cesse de les dépasser28. Il semble donc impossible d’assimiler le temps de jeu à du temps fondamentalement vide, gâché et répété, puisque la pratique du média se situe dans une quête de perfectionnement, un exercice exigeant qui vise par l’accoutumance à transcender certaines de nos capacités29. Pour toutes ces raisons, le jeu vidéo décrit un temps nécessaire d’apprentissage et d’exercice renouvelé parmi nos activités de divertissement modernes – dont il constitue l’une des pratiques les plus enrichissantes. Ce travail du jeu via ses distractions ouvre cependant la porte à de nombreuses dérives contemporaines.

Le divan du conditionnement

  • 30  RPG est l’anagramme de role playing game, le jeu de rôle.
  • 31  Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, op. cit., p. 89.

14Aujourd’hui, le RPG30 a infiltré pratiquement tous les genres du jeu vidéo, avec deux conséquences. D’une part, le chiffrage constant de nos actions, la complexification des interfaces et des modes de progression rendent le squelette apparent : ainsi, le calcul et l’optimisation sont exaltés. D’autre part, l’apprentissage est redoublé : on n’améliore plus seulement son adresse ou sa qualité de joueur, mais on s’améliore aussi à travers l’expérience du personnage, c’est-à-dire le temps qu’on a passé à s’occuper de lui. Dans les cycles de rituels qui mesurent la progression d’une partie, c’est désormais la tâche (aussi appelée mission ou quête) qui fait office de véritable métronome. Davantage qu’un simple aménageur de l’environnement virtuel, le game designer devient un planificateur de tâches, seul garant d’une bonne interaction dont la fonction consiste à anticiper, guider et moduler le raisonnement du joueur. Or si le plaisir d’être bercé par des cycles et des rituels qui nous donnent l’impression d’apprendre et de progresser peut offrir l’occasion d’une émancipation, il est tout aussi facile pour ces habitudes d’engendrer un conditionnement improductif, ce contre quoi Jankélévitch nous met justement en garde : « L’homme est fait pour s’allonger sur le divan de la continuation, de l’imitation et de ses automatismes inertes ; il s’abandonne paresseusement au radotage et à la loi d’économie ; les habitudes qui le dorlotent, les petits trafics et les grandes affaires qu’il reconduit de jour en jour, et qui sont une forme de bégaiement, le préparent mal à s’élever sur la cime impalpable du presque-rien31. »

  • 32  Les free-to-play sont des jeux gratuits dont l’économie repose généralement sur des systèmes de mi (...)
  • 33  Voir Victor Moisan, « Qui est vraiment Jonathan Blow ? » paru sur Gamekult le 25 janvier 2016 : ht (...)
  • 34  Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, op. cit., p. 165.
  • 35  Ibid., p. 54.

15Pour Jonathan Blow, auteur du superbe jeu à énigmes The Witness, les jeux contemporains sont remplis de procédés d’asservissement qui proviennent pour l’essentiel des MMO ou des free-to-play sociaux32. En comparant les mécaniques vidéoludiques de jeux comme Destiny ou Diablo à l’expérience de la boîte de Skinner, célèbre dispositif d’étude du conditionnement opérant chez le rat, Blow explique que les développeurs mettent en place des moyens redoutables pour nous détourner de principes foncièrement ennuyeux. Alors que, dit-il, « l’ennui possède une valeur de survie », le plaisir de jeu devient un leurre pour masquer un intérêt vide33. En endormant l’ennui à force d’enjolivements (progression récompensée, objectifs creux, feedback, etc.), ces jeux ne font que nous voler notre temps dans la mesure où ils ne produisent rien, si ce n’est la trace de tâches accomplies qui en appellent inéluctablement de nouvelles. Pourquoi veut-on masquer l’ennui ? Parce que c’est « le temps en désordre », comme le dit Jankélévitch34. En remettant de l’ordre dans le temps, on structure le jeu et sa progression qui deviennent quotidiens, s’installant parmi les « compartimentages de la vie urbaine » qui sont pourtant, selon le philosophe, ce que l’aventure cherche à fuir35.

  • 36  Le farming consiste à répéter les mêmes actions en boucle dans un jeu afin d’amasser de l’argent, (...)
  • 37  Laurent Braud, « Travail vidéo » paru sur Merlanfrit le 13 février 2014 : http://merlanfrit.net/Tr (...)

16Le jeu vidéo parvient donc à rendre plaisant notre rapport aux tâches, ce même rapport qui alourdit tant notre vie moderne. Walter Benjamin attribue à l’art le pouvoir d’imposer des tâches nouvelles et essentielles à l’individu qui s’y déroberait si elles n’étaient pas habillées par la distraction, mais les tâches offertes par le jeu vidéo semblent loin d’être les plus difficiles et les plus importantes pour les masses. Au contraire, elles se rapprochent étrangement de la forme moderne du travail et semblent héritées du modèle de la productivité capitaliste, comme l’analyse Laurent Braud en 2014 : « Le farming36 et ses variantes offrent le confort, la facilité, tout en nous gratifiant d’une récompense assurée. Ce qui rappelle le pacte social de l’économie moderne : asservissement (relatif) contre sécurité (relative)37. » L’organisation des rituels de jeu réalise même le tour de force de s’assurer notre assiduité tout en restant parfaitement improductive.

Travail et jeu vidéo

  • 38  Kracauer, « Le culte de la distraction », art. cit.
  • 39  Martin Lefebvre, « One More Time », paru sur Merlanfrit le 6 octobre 2015 : http://merlanfrit.net/ (...)

17Si, pour Kracauer, « la forme du divertissement correspond nécessairement à celle de l’entreprise38 », la pratique du jeu vidéo se rapproche de plus en plus du travail moderne, avec ses relents boulimiques. Travailler pour faire progresser son personnage se dit grinder, terme anglais qui signifie à la fois « broyer » et « exercer un boulot pénible ». On grinde pour obtenir le droit, par exemple, de se payer un meilleur équipement avant de repartir à l’assaut de nouvelles tâches. C’est en spirales que s’exerce l’accoutumance : le temps hors du jeu est occupé à prévoir les tâches de la session du soir, la partie s’infiltre dans le temps de vie. Le grind permet la personnalisation d’un avatar dont l’apparence et les statistiques constituent la preuve de centaines d’heures de jeu. Dynamisant cette routine du désir, les tâches ne sont pas source d’anxiété comme dans la vie réelle. Elles deviennent de simples soucis, au sens où Jankélévitch l’entend, des antidotes à l’angoisse de l’existence que l’ennui révélerait. C’est également ce que dit Martin Lefebvre lorsqu’il écrit sur Destiny en 2014, jeu qu’il voit comme « une sorte de villégiature virtuelle, où passer une heure ou deux par jour – ou parfois beaucoup plus –, le temps de se déconnecter du réel, ou plutôt de s’y connecter d’une manière différente, comme aplatie. Ce genre de jeux en ligne opère en effet par la magie d’une réduction maximale des enjeux et des problèmes que l’on rencontre dans la vie courante. Adieu les demi-teintes, les aléas, les dilemmes : tout est clair, net, précis, manifeste en un mot. Une mission là, un assaut ici, on prend la récompense, on coche la case, c’est sans ambiguïté39. » En effet, l’absence d’ambiguïté inhérente au jeu vidéo est une brèche pour le capitalisme, capable d’instrumentaliser les paradigmes vidéoludiques pour nous vendre une très illusoire utopie, un monde aux rouages parfaits.

  • 40  Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983, trad. d’ (...)
  • 41  Isabelle d’Artagnan, « Les dessous de l’addiction », paru sur Merlanfrit le 18 janvier 2017 : http (...)

18Ces jeux perpétuent ce que voit Adorno lorsqu’il dit que le capitalisme fait de l’amusement « le prolongement du travail », plus encore parce qu’ils permettent au labeur de passer de façon subreptice dans le domaine du temps libre40. Ce dernier devient alors une suite implicite du travail. En faisant travailler le joueur à vide, on crée une dérive productiviste, une forme d’absurde parodie du taylorisme qui se sert cyniquement de l’addiction. Décryptant le jeu Hearthstone, Isabelle d’Artagnan explique que l’habitude manufacture une addiction par des stratégies d’attraction internes ou externes calquées sur les modèles capitalistes : logique événementielle qui fait de chaque travail un défi unique et éphémère, paliers qui débloquent du contenu et dont la ritualisation s’intègre à nos réflexes, stratégie de personnalisation qui pousse à rester parce qu’on a déjà investi beaucoup de temps dans le jeu, etc.41 Ainsi, le but à atteindre n’est plus une fin planifiée et définitive mais devient un état permanent de désir entretenu par le travail.

  • 42  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 296.
  • 43  Stendhal parle dans Le Rouge et le Noir de « cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe (...)
  • 44  Une loot box est un assortiment de récompenses virtuelles au contenu aléatoire et imprévisible.

19Le jeu vidéo est désormais si pointu, si spécialisé, que le travail qu’il impose permet à tout un chacun de devenir « un expert en sa matière », comme l’écrit Benjamin42, mais il semble difficile de voir ce phénomène d’un œil aussi optimiste que le penseur allemand tant la possibilité de devenir l’expert d’un jeu, ou d’un type de jeu, sert essentiellement à se l’approprier, à se le rendre personnel. Avec son fétichisme exacerbé, sa personnalisation ergonomique et ses récompenses virtuelles, le jeu vidéo d’aujourd’hui a tendance à exalter le désir de possession. Or cela nourrit un plaisir ambivalent, car si on se plaît à désirer, on en vient à redouter une victoire trop complète43. Les jeux vidéo ont trouvé la solution à ce problème en injectant de l’aléa dans les récompenses afin de rendre notre désir perpétuel : ce sont les fameuses lois du RNG (génération aléatoire de nombres) qui engendrent par exemple la démocratisation des loot boxes44, rapprochant le jeu vidéo du jeu d’argent.

Pour une immersion qui détourne du désir de possession

20Si le jeu vidéo exauce la légitimité de l’individu à être le héros de ses propres fictions, il fait également du joueur un propriétaire susceptible. Un jeu vidéo est une acquisition collective mais présentée illusoirement comme une aventure personnalisée. Or le droit à la propriété du joueur est pareil à celui du fan qui le revendique et souhaite un rapport d’exclusivité avec une œuvre dont le prétendu « apolitisme » ne fait que le flatter. Il semblerait en effet que, par un détournement capitaliste, la flatterie soit en train de prendre le dessus sur le rôle de subversion culturelle du média. De concert, le marketing et les systèmes vidéoludiques font croire au joueur qu’il est le propriétaire exclusif de son aventure. Cette dernière ne décrit plus une terre inconnue mais devient une zone de confort, un jardin dédié au plaisir du joueur qui s’attend à ce qu’on lui tende le miroir de ses exploits. Sans l’inconfort de l’inconnu, la portée esthétique de la distraction se trouve limitée et nous assistons, au contraire, au triomphe de la propriété.

21Ce constat rejoint le phénomène commun à tous les services de contenus qui se disputent le temps du consommateur et l’accaparent au moyen d’un conditionnement imparable. Concurrencé et ultra capitaliste, le jeu vidéo n’est pas différent. Cependant, sa chronophagie peut être émancipatrice dès lors qu’elle sert une accoutumance qui vaut la peine, c’est-à-dire qui enrichit le regard, questionne l’égo, s’ouvre sur les ambiguïtés du monde. Le mot d’immersion qui semble valider la réussite d’un récit vidéoludique dès lors que son voyage nous transporte est trop souvent envisagé comme la propension d’un jeu à placer le joueur en son centre et à plier le virtuel à ses désirs (voire à ses caprices). Il paraît donc urgent de rappeler que l’immersion est tout le contraire de la possession. C’est l’abandon à la découverte et à la connaissance, la rencontre approfondie et prolongée avec un monde étranger. Afin de ne pas céder à l’appel des voleurs de temps, le jeu vidéo doit désormais privilégier la voie d’un conditionnement non aliénant, d’une distraction non instrumentalisée pour laquelle une critique encore naissante jouera le rôle d’annaliste.

Notes

1  Voir à ce sujet le passionnant dossier « Dans quel monde entrons-nous ? » paru dans les Cahiers du cinéma n° 750 en décembre 2018.

2  Le binge watching d’une série consiste à regarder beaucoup d’épisodes d’une seule traite, à la façon d’un marathon. Un Let’s Play est une série de vidéos commentées par quelqu’un qui joue à un jeu dans son intégralité.

3  Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux [1963], Paris, Flammarion, 2017, p. 38.

4  Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939] in Œuvres, tome III, Gallimard, « Folio », 2000, trad. de Maurice de Gandillac revue par Rainer Rochlitz, p. 276.

5  La position de simple spectateur de jeu vidéo est confortable, et pas que financièrement, puisqu’elle dispense des principaux efforts d’immersion exigés par l’activité de jeu.

6  Kirk Hamilton, « The 16 Types of Video Game » paru sur Kotaku le 4 avril 2018 : https://kotaku.com/the-16-types-of-video-game-1824989601

7  Les MMO sont des jeux en ligne massivement multijoueurs.

8  Siegfried Kracauer, « Culte de la distraction. Les salles de spectacle cinématographique berlinoises » [1926], in Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1996, trad. de Sabine Cornille.

9  Laura Tuillier, « Le jour et la nuit », in Cahiers du cinéma, n° 742, mars 2018.

10  Mihály Csíkszentmihályi, Flow : The Psychology of Optimal Experience, New York, Harper Collins, 1991.

11  David Bordwell, Planet Hong Kong : Popular Cinema and the Art of Entertainment, Cambridge, Harvard University Press, 2000, p. 232.

12  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 286.

13  On trouve malgré tout des tentatives réussies de plier les règles comme le font les lois obscures de Dark Souls, lesquelles s’éclairent néanmoins par le biais de discussions sur les espaces sociaux d’Internet.

14  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 312.

15  Johan Huizinga, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951.

16  Roland Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits », in Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977.

17  Robert Bresson, Notes sur le cinématographe [1975], Paris, Gallimard, « Folio », 1995.

18  Un condamné à mort s’est échappé, 1956.

19  Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit.

20  Steven Poole, Trigger Happy : Video Games and the Entertainment Revolution, New York, Arcade Publishing, 2000.

21  Le HUD (head-up display) est l’ensemble des informations affichées à l’écran, généralement à sa périphérie, donnant des informations utiles au joueur telles que la barre de vie ou le nombre de munitions restantes.

22  Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001.

23  Dork Zabunyan, « Le cinéma régénéré par le jeu vidéo », artpress2, n° 28, 2013, p. 11.

24  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 308.

25  Kracauer, « Le culte de la distraction », art. cit.

26  Martin Lefebvre, « Asphyxiante culture » (expression empruntée à Jean Dubuffet) paru sur Merlanfrit le 3 octobre 2016 : http://www.merlanfrit.net/Asphyxiante-culture

27  Le battle royale est un mode de jeu qui fait s’affronter cent compétiteurs sur un territoire qui rétrécit au fur et à mesure de la partie. Avec Fortnite notamment, il a connu un succès retentissant en 2018.

28  Voir Victor Moisan, « Du conformisme à l’expertise, un E3 qui innove à la marge » paru sur Gamekult le 18 juin 2018 : https://www.gamekult.com/actualite/du-conformisme-a-l-expertise-un-e3-qui-innove-a-la-marge-3050806603.html

29  On peut citer l’exemple du récent Sekiro : Shadows Die Twice, jeu d’action à la difficulté intimidante où le joueur est amené à maîtriser des techniques de combat complexes et se surprend à dépasser des obstacles qui lui semblaient de prime abord insurmontables.

30  RPG est l’anagramme de role playing game, le jeu de rôle.

31  Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, op. cit., p. 89.

32  Les free-to-play sont des jeux gratuits dont l’économie repose généralement sur des systèmes de micropaiements facultatifs mais fortement incitatifs.

33  Voir Victor Moisan, « Qui est vraiment Jonathan Blow ? » paru sur Gamekult le 25 janvier 2016 : https://www.gamekult.com/actualite/cahier-qui-est-vraiment-jonathan-blow-158517.html

34  Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, op. cit., p. 165.

35  Ibid., p. 54.

36  Le farming consiste à répéter les mêmes actions en boucle dans un jeu afin d’amasser de l’argent, des objets ou de l’expérience.

37  Laurent Braud, « Travail vidéo » paru sur Merlanfrit le 13 février 2014 : http://merlanfrit.net/Travail-video

38  Kracauer, « Le culte de la distraction », art. cit.

39  Martin Lefebvre, « One More Time », paru sur Merlanfrit le 6 octobre 2015 : http://merlanfrit.net/One-More-Time

40  Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1983, trad. d’Éliane Kaufholz, p. 145.

41  Isabelle d’Artagnan, « Les dessous de l’addiction », paru sur Merlanfrit le 18 janvier 2017 : http://www.merlanfrit.net/Les-dessous-de-l-addiction

42  Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », art. cit., p. 296.

43  Stendhal parle dans Le Rouge et le Noir de « cet état d’étonnement et de trouble inquiet où tombe l’âme qui vient d’obtenir ce qu’elle a longtemps désiré. Elle est habituée à désirer, ne trouve plus quoi désirer… »

44  Une loot box est un assortiment de récompenses virtuelles au contenu aléatoire et imprévisible.

Auteur

Écrit sur le jeu vidéo et le cinéma. Il a participé aux revues Carbone, Games, JV et a publié de nombreux articles sur le jeu vidéo pour les sites Merlanfrit, Gamekult, Chro ou encore La rubrique Pixels du Monde. Issu d’une formation cinéphilique, il défend une écriture critique qui intègre les expériences vidéoludiques à une histoire esthétique des formes culturelles et artistiques. Depuis 2013, Victor Moisan enseigne et vit à Kyoto. Il est l’auteur des ouvrages La Saga Yakuza. Jeu vidéo japonais au présent (Third, 2020) et The Legend of Zelda. Le jardin et le monde (Façonnage, à paraître fin 2021).

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

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