La boule suspendue, objet à comportements, d’Alberto Giacometti à Apichatpong Weerasethakul
p. 196-203
Texte intégral
Gwangju 2018
1La végétation l’a envahi. Rongé. C’est un endroit hanté. Nous sommes dans l’hôpital des forces armées coréennes à Gwangju. Cette année, la biennale a choisi d’inviter trois artistes à créer dans ce lieu. Nous visitons avec un masque sur la bouche. Il y a de la poussière partout, les bâtiments sont figés, ils se recouvrent peu à peu d’un linceul de poussière, quand ce ne sont pas des gravats qui tombent. Sans doute y a-t-il également de l’amiante. L’architecture est éventrée, les toits affaissés parfois, les sols jonchés de débris. Propre pourtant, pas de graffitis sur les murs : signe d’une surveillance. Le lieu n’est pas totalement abandonné, car il porte une mémoire terrible, et personne n’y viendrait de gaieté de cœur, ni d’ailleurs pour dégrader. Partout ailleurs dans le monde, un tel bâtiment aurait été graffité, envahi d’ordures. Mais pas ici, car on se souvient encore que lors de la manifestation du 18 mai 1980 contre la dictature militaire qui fut si sauvagement réprimée, des manifestants furent torturés en cette enceinte, puis froidement liquidés. Le lieu a ce souvenir sur le cœur, et la végétation de cette belle fin d’après-midi d’automne, qui rougeoie avant de s’assombrir, n’y change rien. Que serait-elle d’autre qu’un baume sur les murs, là où il n’y a même plus de plaies ? Le feuillage moule l’absence des corps disparus.
2Kader Attia a placé dans les cellules vides des poutres de bois de maisons coréennes. Peut-on réparer les plaies béantes ? Des agrafes de métal sont bien impuissantes à éviter aux crevasses du bois de s’élargir et à la poutre de se déliter. Dans la chapelle de l’hôpital, l’américain Mike Nelson a fait porter les miroirs qui ont été ôtés des murs des bâtiments. Suspendus dans l’espace, ils sont vides jusqu’à ce que votre reflet les remplisse, au moins partiellement, car jamais vous n’y verrez votre image entière. De quelle image prenons-nous la place, qui fut reflétée en mai 1980 ? De quelle absence le reflet passif des miroirs de l’hôpital est-il aujourd’hui le témoin muet ?
3L’artiste et cinéaste thaï Apichatpong Weerasethakul a, lui, investi le centre de loisirs de l’hôpital, plongé lui aussi dans un vertigineux silence, comme une cité recouverte de sable, emmurée à jamais dans son passé1. Des billards en file ont un gris de cendre sous la lumière qui flanche. Contrastant avec la grisaille épandue sur toute la salle, quatre boules de couleurs sont posées sur une des tables. Elles font le lien entre les deux époques, le trou où s’engouffre la vie dans la noirceur de la mort. Nous nous perdons dans les couloirs sombres. Dans une salle plus loin, au sol, une boule blanche s’anime. Elle parcourt environ un mètre, s’immobilise. Elle repartira quelques secondes, quelques minutes plus tard, selon une orientation différente. Soumise au terrain encombré, fragile, semblant hésiter. On ne voit rien, mais un courant magnétique enclenché, puis coupé, explique ces lignes d’erre. Comme si quelque joueur invisible avait frappé la boule.
APICHATPONG WEESARETHAKUL, Installation dans l’ancien Hôpital des forces armées, Séoul, Biennale de Gwangju 2018. Photographie : Patrick Nardin.

4Plus loin dans la salle de cinéma, deux cycloramas se déroulent et s’enroulent automatiquement, l’un représentant une rue, l’autre un paysage montagnard. Le temps d’une séance, magiquement raccourcie. Alternativement, le premier s’élève et le second s’abaisse. La scène est vide, il n’y a plus de sièges, et nous ne sommes pas les spectateurs. Une enfilade de pièces. Au loin, inaccessible, un cinéma d’ombres où passent des silhouettes qu’on n’identifie pas. Dans certaines pièces, des lueurs derrière les vitres forment comme un halo surréel dont la source est encore inconnue. La lumière est filtrée ; elle évoque l’éclairage de cinéma, mais elle dit aussi qu’une présence vient encore s’approcher des murs, et revient les habiter.
5On peut considérer chacun des objets qui se meut ou s’intensifie, se signale, comme un « objet à comportements » ou attribuer ce terme à tout l’hôpital qui serait donc comme un domaine enchanté.
Paris 1930
6Notre faculté à attribuer une intentionnalité aux choses a été testée dans les expériences de psychologie collective des chercheurs américains Heider et Simmel 19442. Impossible, quand on regarde le petit film-test d’animation qu’ils utilisèrent, de ne pas doter de comportement conscient les deux triangles d’inégales grandeurs et le petit disque, qui semblent vivre une relation interpersonnelle à proximité d’un rectangle que nous identifions bien vite comme une maison. Le grand triangle ne cherche-t-il pas à s’emparer de la forme ronde ? Heureusement qu’à ce mâle brutal, les deux amoureux savent opposer la ruse, et se sauvent ensemble ! De dépit, le brutal détruira la maison.
7C’est du moins l’histoire que la plupart des testés ont vue, c’est-à-dire qu’ils ont projetée. Il aura suffi que le mouvement anime les formes – qui ne sont pourtant que géométriques, peu anthropomorphiques –, les rapproche, les affronte ou les éloigne, pour que le cinétique devienne un récit, et les trajectoires des comportements. Le plasticien John Baldessari a dit : « As soon as you put two things together, you get a story. »
8L’expérience scientifique de Heider et Simmel a été anticipée par les « objets mobiles et muets » du sculpteur Alberto Giacometti3. Boule suspendue (1930), qui se trouve aujourd’hui exposée parmi les objets et les œuvres qui figuraient dans l’atelier d’André Breton, rue Fontaine, en fut le prototype, et donc Breton le premier propriétaire, poussé à l’acheter par Dali. Dans son Histoire du surréalisme (1945), Maurice Nadeau en analyse la réception :
« Tous ceux qui ont vu fonctionner cette boule […] ont éprouvé une émotion violente mais indéfinissable, en rapport bien entendu avec les désirs sexuels inconscients. Cette émotion ne ressemble pourtant en rien à une satisfaction, mais bien plutôt à un agacement semblable à l’impression d’un manque, au sentiment de quelque chose qui ne peut s’accomplir, mais qui est toujours sur le point d’arriver, un peu comme l’asymptote des mathématiciens4. »
9La Boule suspendue de Giacometti inaugura ce que Dali appela « objets à fonctionnement symbolique » dans le 3e numéro de la revue Le Surréalisme au service de la révolution en 1931, et qu’il incita les surréalistes à produire. Selon le peintre catalan, leur force de potentialité (« affordance », si l’on reprend le terme utilisé en 1977 par James Jerome Gibson5) tenait à ce « minimum de fonctionnement mécanique », au moins potentiel puisque personne n’ose toucher en vrai : « Ces objets, qui se prêtent à un minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les fantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients. […] Les objets à fonctionnement symbolique ne laissent aucune chance aux préoccupations formelles. Ils ne dépendent que de l’imagination amoureuse de chacun et sont extra-plastiques6. »
10Dans le catalogue de l’exposition « Persona » (Paris, musée du quai Branly 2016)7, j’ai rapproché l’un des « objets à fonctionnement symbolique » des formes animées de Heider et Simmel. Homme, Femme, Enfant 1931 de Giacometti permet à trois formes distinctes de se déplacer sur un socle de bois horizontal en forme de place. Une manière de couteau métallique étiré en triangle tourne sur un plateau, sans pouvoir atteindre un cintre concave ajouré qui glisse sur une charnière en arc de cercle, alors qu’une petite boule engagée dans une rainure se déplace en ligne droite. Ces mouvements que je décris ne sont que « potentiels » : c’est moi qui, à la suggestion du titre donné par Giacometti, voit un homme menaçant un enfant que sa mère protège en tendant les bras. Mais qui me dit que la femme ne fait pas plutôt obstacle à ce que l’enfant, à sa gauche, ne devienne cet homme, à sa droite ?
11L’intégration du mouvement réel fait que la charge d’animation, si l’on peut dire, cesse de porter sur un instant et s’étend à tout un circuit, sur lequel le contrôle de l’artiste s’exerce pour tout ou parties. Alexandre Calder avait titré une de ses œuvres Circulation. Selon que les continuités et les discontinuités sont « sous contrôle » ou non, on pourra parler de « circuits faibles » ou de « circuits forts ». Dans Circuit 1931, Alberto Giacometti engage une boule dans une rigole creusée dans un plan de bois horizontal. La boule peut, si on la met en mouvement, décrire un trajet grosso modo circulaire même si un coude a été ménagé dans le tracé, faisant apparaître à qui regarde l’œuvre par en dessus une sorte de tête grotesque comme l’artiste les aimait. À l’écart de ce circuit contraignant, un trou ménagé dans la planche figure un but hors d’atteinte pour la boule, sauf si le spectateur l’« aide » et l’y place en la soulevant hors de sa prison circulaire. C’est un dispositif qui tente l’œil et la main : il semble que l’artiste nous frustre d’une bonne fin et que les supplices de Tantale ou de Sisyphe ont trouvé une expression surréaliste. Si la boule figure l’homme, machine célibataire, qui veut prendre le sexe de la femme – et Circuit est alors la mise à plat, la « chute sur un diagramme » de Boule suspendue 1930 à la boule entamée qui glisse sur l’arête d’un croissant –, le sadisme de l’artiste qui rend la jouissance impossible devient flagrant. Mais si la boule est un œil qui roule sur les courbes d’une féminité stylisée et s’y glisse avec délice, alors le remettre en place, à distance dans son trou, est un brutal retour à l’ordre, non moins sadique. Circuit figure également le retour des heures et des jours, ou encore le cycle de la vie qui recommence8.
12Devant les boules de billard colorées que le cinéaste thaï Apichatpong Weerasethakul avait posées sur la table-linceul, j’ai pensé à Boule suspendue (1930) et à Circuit (1931).
Objets à comportement poétique
13On sait que pour le philosophe Bergson, l’humour est produit par « de la mécanique plaquée sur du vivant ». Giacometti semble partager son avis lorsqu’en 1929, il écrit : « Je pense bien que toute l’activité humaine n’est qu’une masse de mouvements de réactions mécaniques, automatiques, aussi aveugle ou aussi peu aveugle que le mouvement, que la réaction d’une feuille, d’un atome de pierre9. »
14L’ambiguïté de l’objet « à fonctionnement symbolique », qui peut être considéré comme l’émule de l’« objet à comportements », est inscrite dans celle du terme « réaction » utilisé deux fois par Giacometti. Il l’associe de façon quelque peu contradictoire soit à la machine (« masse de mouvements de réactions mécaniques ») soit à de l’organique (« réaction d’une feuille »), avant de la qualifier tout aussi contradictoirement d’« aussi aveugle ou aussi peu aveugle ». Ce qui réagit peut-il être totalement dépourvu de conscience, ou bien le niveau de l’automatisme n’est-il pas révélateur d’une sorte d’impulsion primordiale, dans la plante, dans la pierre, dans l’atome ? Le mot de Giacometti n’est pas sans faire penser à l’expression d’« objet à réaction poétique » employée en 1935 par Le Corbusier10, très probablement sous l’influence des « objets à fonctionnement symbolique » surréalistes. L’exposition que l’architecte et artiste organisa en 1935 au 24 rue Nungesser et Coli, « Les arts primitifs dans la maison d’aujourd’hui », rapprochait des objets d’époques et de cultures différentes issus de la collection du marchand Louis Carré – des bronzes du Bénin, une poterie péruvienne, un marbre grec, un moulage du Moscophore que Le Corbusier avait peint lui-même, disant que « jamais cette sculpture n’a été blanche », et des œuvres contemporaines. Dans une niche, à côté d’un bronze africain, il y avait un galet breton appartenant à cet ensemble de bois flottés, coquillages et autres pierres ramassées dont l’artiste s’inspirait. C’est ce galet qu’il qualifie d’objet « à réaction poétique » – préfiguration de l’Art Brut de Dubuffet. Le Corbusier, fasciné par l’aviation et notamment par les hélices, ne pouvait qu’avoir goûté le rapprochement inévitable entre objet à réaction et avion à réaction.
15La possibilité de bouger les objets, leur remuement virtuel tentent le spectateur et le prennent la main dans le sac d’avoir prêté des intentions aux éléments du dispositif. Ce dernier fonctionne comme un test, encore qu’il ne fasse pas correspondre nécessairement une seule réponse à chaque question.
16Les « objets mobiles et muets » ou encore « objets à fonctionnement symbolique » annoncent la participation du spectateur à ses risques et périls, que la génération des années 1960-1970 mettra à l’honneur. Le théoricien de l’art Frank Popper (1918-2020) ne disait-il pas avec raison que la perception constitue « le premier stade de l’engagement du spectateur11 » ? De même dans un entretien daté du 6 décembre 1988, Tinguely exprimait clairement sa volonté de produire un effet sur son public, de le faire réagir. Il définit le but de son travail comme étant « d’ébranler quelque chose de profond chez le spectateur, […] je veux qu’il cesse de penser qu’une œuvre d’art et, en particulier, un Tinguely, peut se regarder en toute innocence12 ».
Notes de bas de page
1 On pense à l’univers de son film : Apichatpong Weerasethakul, Cemetery of Splendour, film 35 mm, 122 minutes, 2015.
2 Fritz Heider, Marianne Simmel, « An Experimental Study of Apparent Behavior », The American Journal of Psychology, vol. 57, n° 2 (avril 1944), p. 243-259.
3 Cf. Thierry Dufrêne, Le Journal de Giacometti, Paris, Hazan, 2007.
4 Cf. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1945, p. 215.
5 James J. Gibson, « The Theory of Affordances », in Robert E Shaw, John Bransford, Perceiving, acting, and knowing : toward an ecological psychology, Hillsdale (N.J.), Lawrence Erlbaum Associates, 1977, p. 67-82.
6 Cité par Thierry Dufrêne, « L’œuf, l’œil et le cerveau. Dali artiste neuronal », in Thierry Dufrêne, Jean-Hubert Martin, Montse Aguer, Jean-Michel Bouhours (dir.), Salvador Dali, catalogue de l’exposition, MNAM-Centre Georges-Pompidou, Paris/Museo Reina Sofia, Madrid, 2012, Paris, Éditions du Centre Pompidou, p. 22-29.
7 Thierry Dufrêne, Emmanuel Grimaud, Anne-Christine Taylor, Denis Vidal, « Qui est là ? Présences-limites et effets de personne », texte introductif, in Persona. Étrangement humain, catalogue de l’exposition, Paris, musée du quai Branly, Arles, Actes Sud, 2016, p. 11-17, et Thierry Dufrêne, « Au jeu de la présence-absence dans l’art », in ibid., p. 22-25.
8 Dufrêne, Le Journal de Giacometti, op. cit., p. 84-88.
9 Alberto Giacometti, Écrits, présentés par Michel Leiris et Jacques Dupin, Paris, Hermann, 1991, p. 124.
10 Le Corbusier, Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture, 1943, cité par Jean-Louis Cohen, « L’École des beaux-arts, de Paris à Marseille et à la Prusse orientale », in Architecture et urbanisme dans la France de Vichy, Paris, Collège de France, 2020, p. 165-182.
11 Cf. Frank Popper, Art, action et participation. L’artiste et la créativité aujourd’hui, Paris, Klincksieck, 1980, p. 196.
12 Jean-Denis Bonan, Tinguely, documentaire, 30 min, FR3, 1988.
Auteur
-
Thierry Dufrêne
Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Paris Ouest Nanterre. Spécialiste de l’histoire de la sculpture moderne et contemporaine, il a été, dans ce domaine, commissaire d’expositions et auteur d’un grand nombre d’essais dans des catalogues, d’articles et de livres, dont La poupée sublimée (Skira, 2015), L’invention de Morel ou la machine à images (Xavier Barral, 2018). Il vit et travaille à Paris (France).
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