Le Comportement des choses
|Vestiaire/bestiaire ou : quand les humains s’entraînent, les sacs dansent
Texte intégral
1 Un vestiaire est un sas entre la rue et la salle d’entraînement, la piscine ou le studio, un lieu banal de transit que l’on traverse sans y faire attention, où l’on s’attarde rarement. Son esthétique est souvent minimale et sa fonctionnalité maximale. Proportionnellement inverse à l’attention que l’on y porte, le vestiaire est symptomatique d’une société contemporaine où la pratique sportive et les pratiques corporelles en général sont à la fois considérées comme des lubrifiants sociaux et des catalyseurs de compétitivité. La fonction sociale du vestiaire dépasse de loin la fonction qui lui a été assignée et transcende sa pauvreté architecturale et/ou mobilière. Son exiguïté impose une promiscuité qui exacerbe les interactions entre corps excités, échauffés, fatigués ou dénudés. Son utilisation temporaire en fait un accélérateur relationnel. Penser aux vestiaires de notre jeunesse éveille une foule de souvenirs, qu’il s’agisse de perceptions sensorielles (odeurs de transpiration ou de spray déodorant, ruissellement d’eau, fermeture de zips, éclats de voix), d’événements (flirts, conflits) ou d’émotions (déceptions, liesse). Le vestiaire n’est pourtant pas que cela. Remue-ménage et va-et-vient incessants alternent avec silence et vide, marquant l’existence schizophrène de ce lieu pris entre hyperactivité et point mort.
- 1 Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 196 (...)
2Caractérisé par sa propre temporalité, par ses propres règles, à la fois séparant et prolongeant la société extérieure, le vestiaire est une hétérotopie foucaldienne. Dans une conférence donnée en mars 1967 au Cercle d’études architecturales de Paris, Michel Foucault propose le terme d’hétérotopie pour réfléchir à des espaces différents qu’ils soient initiatiques, transgressifs ou stimulants, qu’ils revêtent un caractère collectif ou individuel. « Il y a […] dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables1. » Ces lieux sont fondamentaux, où se jouent des appropriations et des inventions, collectives et individuelles aussi bien que des contestations (de l’institution et de ses représentations). On se saisit, même fugacement, de l’espace hétérotopique, on l’habite à la manière d’un résident en intermittence, qui reste toujours de passage.
3C’est au degré zéro de son activité que nous pénétrons le Vestiaire2013 de Delphine Reist. Personne n’occupe les lieux. Et dans un vestiaire vide, on se sent plutôt déplacé. C’est l’expérience esseulée du retardataire ou de l’intrus que nous fait revivre l’artiste, et non celle, partagée, du groupe. Deux doubles bancs à assise et dossier, surmontés de traverses où sont fixés des crochets, se font face et occupent le milieu de l’espace. Le mobilier sportif neutre, intemporel et international, fait de planches de bois marron clair et de cadres métalliques laqués gris, rend l’espace anonyme. Paradoxalement, une certaine familiarité s’en dégage, propice aux projections individuelles. Çà et là, huit sacs de sport colorés (noir, gris, rouge orangé, violet, mauve, bleu ciel, bleu roi) sont posés au sol, sur les bancs ou accrochés. L’un d’entre eux menace de tomber. Et pourtant, quelque chose cloche. Il manque des habits qui traînent, des chaussures délacées, des sacs béants, des odeurs.
- 2 Spinoza, L’Éthique, livres II et III, repris par Gilles Deleuze dans ses cours de décembre 1980 à m (...)
- 3 Robert Seyfert, « Atmosphären – Transmissionen – Interaktionen : Zu einer Theorie sozialer Affekte (...)
4Quelque chose manque, mais il semblerait en contrepartie qu’il y ait quelque chose de trop. Après quelques secondes d’attention, l’image fixe de ce paysage gymnastique s’anime : quelque chose remue, ou plutôt : « ça remue dans les sacs », de manière discrète et très légèrement perceptible – visuellement et acoustiquement. Il ne s’agit ni de secousses, ni de soubresauts, mais de frottements, de glissements, de vibrations, de frémissements ou de chuintements. Les toiles synthétiques cirées rendent plus fluides les mouvements qui les sous-tendent. Ils évoquent tantôt une respiration, tantôt une pulsation, tantôt un gonflement turgescent – dans tous les cas, ils semblent être les signes de la présence d’une vie organique dans les entrailles des sacs. Le visiteur est perturbé, pris entre léger malaise et inconfort amusé. Loin du caractère menaçant que peuvent revêtir certains mouvements clairement mécaniques à l’œuvre ailleurs dans le travail de Delphine Reist (comme dans les rotations infinies de fauteuils de bureau dans Cent fleurs épanouies ou du martèlement des bottes de caoutchouc dans Parade), les mouvements de Vestiaire séduisent en même temps qu’ils repoussent, invitant à s’approcher des sacs, à leur tourner autour, voire à les toucher pour les identifier. Les divers mouvements décelés puis interprétés provoquent successivement attirance, amusement, inquiétude, gêne, voire dégoût. Chaque sac s’anime de manière particulière et par intermittence, selon un rythme propre qui demeure imprévisible. Cela aiguise la curiosité et les sens déjà à l’affût du visiteur. Et accroît la sensation d’autonomie des sacs, qui, d’objets, deviennent peu à peu des entités, voire des créatures mystérieuses. Delphine Reist joue avec nos sentiments, nos émotions et nos représentations – elle nous fait passer de l’une à l’autre, nous rappelant notre existence d’« automates spirituels2 », sièges de la succession bousculée et continue d’idées et d’affects, augmentant ou diminuant en nous notre puissance d’agir ou notre force d’exister ainsi que nos liens, nos branchements avec le monde. En réalité, elle met en place un agencement qui nous affecte, dans le sens où il ébranle nos conceptions anthropocentriques et propose de nouvelles relations ou liaisons entre corps humains et non humains, entre espaces intérieurs et espaces extérieurs, ce que Seyfert définit comme « interactions affectives3 ».
- 4 Madeleine Akrich et Bruno Latour, « A Convenient Vocabulary for the Semiotics of Human and Nonhuman (...)
5Ce qui se cache en dessous des zips est un dispositif simple et efficace. L’artiste a rempli les sacs de divers matériaux de rembourrage, comme des mousses, des boules de PVC, du papier bulle, ou des bouteilles de plastique vides. Elle y a également placé des appareils de massage shiatsu à deux têtes qu’elle a simplement branchés au courant électrique et assortis de minuteurs, construits à partir de mini-circuits électroniques Arduino. Elle n’a pas cherché à camoufler outre mesure l’alimentation électrique, aisément identifiable. Mais l’œil choisit de la négliger, préférant la suspension du doute à l’observation analytique. La dimension critique de l’œuvre n’en est que redoublée, fouettant le visiteur comme un retour de lame. Delphine Reist effectue un travail de « de-scription4 » des dispositifs de fitness et de bien-être. À l’inverse du processus d’« inscription » par l’ingénieur ou le designer des objets (proche du concept de « script » chez Roland Barthes), consistant à inscrire dans le design d’objets certains usages, et certains profils d’usagers futurs et du coup, en quelque sorte, à les prescrire, la de-scription suit le chemin inverse, de la chose au script, décodant la prétendue neutralité des processus de fabrication et de mise en circulation des objets manufacturés. Ce décodage est rendu possible grâce aux modifications que l’artiste fait subir aux objets, qui touchent leur aspect, leur fonctionnalité et leur efficacité, les deux dernières étant réduites à néant. Delphine Reist prélève dans les circuits de production, d’utilisation ou de consommation des machines électroportatives et des objets mécaniques habituellement manipulés ou manutentionnés par des humains – mais auxquels ceux-ci ne prêtent pas attention. Dans ses installations cependant, elle les rend à nouveau visibles, alors que les humains, eux, ont disparu. Les appareils sont non seulement seuls, mais ils s’animent tout seuls. Ils fonctionnent pour la plupart selon leur mécanisme d’origine (les bottes le demeurent, ainsi que les chaises ou les sacs de sport) mais ils tournent en roue libre, de manière exagérée, survoltée, hystérisée.
DELPHINE REIST, Vestiaire I, 2013. Bancs de vestiaire sur lesquels remuent des sacs de sport. Mobilier de vestiaire, sacs de sport, moteurs, minuteurs. Vue de l’exposition Body Building, Delphine Reist & Laurent Faulon, Stadtgalerie Saarbrücken, 2013. Courtesy Delphine Reist.
- 5 Simon Graf, dans « Leistungsfähig, attraktiv, erfolgreich, jung und gesund : Der fitte Körper in po (...)
6Dans Vestiaire cependant, l’artiste attribue aux sacs de sport, contenants habituellement immobiles et mutiques, des mouvements et des sons qui leur sont a priori étrangers : elle les augmente. Par là, elle convoque le perfectionnement (dans le sens de « enhancement ») sans relâche des corps pris dans les boucles du fitness et du body building, de la cosmétique et du bien-être, dont les sacs et les appareils de massage sont les accessoires, les outils (et les produits de consommation). Les tissus des sacs de sport colorés rappellent les tissus techniques des habits de sport en vente partout. Les appareils de massage shiatsu recyclés – massivement achetés et très peu utilisés – réinvestissent leur fonction de « rétablissement de la circulation énergétique », mais hors du corps humain, créant en fait de simples boucles électriques. La promesse d’une libération des corps, à l’arrivée dans les années 1970 en Europe de pratiques corporelles comme celles du fitness, de la relaxation ou du yoga, s’est en réalité soldée par une intensification de leur mise au travail et de leur marchandisation, sous les atours d’une compensation réparatrice (en fait : consommatrice). Fitness signifie toujours à la fois « être en forme » et « rester en forme », impliquant un travail perpétuel et une attention sans fin à soi et à son corps5. Le corps en forme – présent en négatif dans l’installation – n’est donc pas qu’un état physique, mais symbolise toujours aussi la volonté de travailler sur soi pour le demeurer. Même pendant l’entraînement, la présentation joue un rôle central, à travers les vêtements cités plus hauts, moins conçus pour le confort que pour leur mise en valeur et leur esthétisation du corps sportif. Le fitness, à la différence d’autres sports collectifs où le respect mutuel et le plaisir du jeu sont centraux, est une pratique corporelle inscrite dans des dispositifs de normalisation relative non seulement à la santé et au bien-être mais aussi à l‘authenticité, à l’autodiscipline, à l’attractivité, et à la jeunesse. Il participe à la construction d’un idéal corporel dominant – celui du corps flexible, performant et en forme – que l’industrie du fitness consolide.
- 6 Comme le décrit Paul B. Preciado dans son ouvrage Testo-Junkie : Sex, Drugs, and Biopolitics in the (...)
- 7 « Nos machines sont étonnamment vivantes, et nous sommes effroyablement inertes », Donna Haraway, A (...)
7Les têtes de massage de Vestiaire semblent s’être retournées contre leur détermination de prothèses dynamisant les tissus meurtris et fatigués, refusant la manipulation des corps humains et réclamant leur propre plaisir. Si la technologie et la performance contrôlent et normalisent les corps dans nos sociétés, les pénétrant et les rendant transparents6, les corps des sacs acquièrent ici une épaisseur, une opacité supplémentaire. Ils deviennent des objets désirables mais surtout : désirants. Le vestiaire de Delphine Reist s’assume comme un lieu de désir (scopique, sensuel ou existentiel), mais loin de tout anthropocentrisme. Les sacs, ces corps autres, roulent des mécaniques et se tendent sans s’exhiber. Ils sont animés d’une mystérieuse libido et sont pure puissance, sans être genrés – pas de principe féminin ou masculin en eux. Ce ne sont plus les humains qui désirent les objets mais les objets qui désirent. Leur désir nous est-il adressé ? Rien n’est moins sûr, puisque notre présence ne semble en rien les affecter. Et c’est ce retournement cocasse qui fait toute la puissance de cette installation. « Our machines are disturbingly lively, and we ourselves frighteningly inert7. »
Notes
1 Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, p. 46-49, republié in Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, Quarto, 1984, p. 1571.
2 Spinoza, L’Éthique, livres II et III, repris par Gilles Deleuze dans ses cours de décembre 1980 à mars 1981 à l’université de Vincennes, http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/rubrique.php3?id_rubrique=6
3 Robert Seyfert, « Atmosphären – Transmissionen – Interaktionen : Zu einer Theorie sozialer Affekte », Soziale Systeme 17, 2011, Heft 1, p. 73-96.
4 Madeleine Akrich et Bruno Latour, « A Convenient Vocabulary for the Semiotics of Human and Nonhuman assemblies », in Wiebe E. Bijker et John Law (dir.), Shaping Technology/Building Society, Studies in Sociotechnical Change, Cambridge [Mass.], MIT Press, 1992, p. 259-260.
5 Simon Graf, dans « Leistungsfähig, attraktiv, erfolgreich, jung und gesund : Der fitte Körper in post-fordistischen Verhältnissen », in Bodypolitics, Zeitschrift für Körpergeschichte, Heft 1 – Jahrgang 1, 2013, parle de « fit sein » et « fit bleiben » comme les deux dimensions inhérentes au fitness.
6 Comme le décrit Paul B. Preciado dans son ouvrage Testo-Junkie : Sex, Drugs, and Biopolitics in the Pharmacopornographic Era, New York, The Feminist Press at CUNY, 2013.
7 « Nos machines sont étonnamment vivantes, et nous sommes effroyablement inertes », Donna Haraway, A Cyborg Manifesto. Science, Technology and Socialist-feminism in the Late Twentieth Century, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016, p. 11.
Table des illustrations
Titre | DELPHINE REIST, Vestiaire I, 2013. Bancs de vestiaire sur lesquels remuent des sacs de sport. Mobilier de vestiaire, sacs de sport, moteurs, minuteurs. Vue de l’exposition Body Building, Delphine Reist & Laurent Faulon, Stadtgalerie Saarbrücken, 2013. Courtesy Delphine Reist. |
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