Des objets à comportements au comportement des choses : journal d’une enquête (presque une introduction)
p. 8-50
Texte intégral
I.
Sur scène, une chaise. Une simple chaise en bois, vide. Et face à elle, d’autres chaises en bois, vides. Je suis debout, derrière, je regarde de l’extérieur cet espace divisé en deux, d’un côté la scène, de l’autre la salle. En réalité, dans l’espace, il n’y a pas de véritable séparation, seulement une petite estrade, presque invisible : c’est surtout la disposition des chaises qui évoque une scène. Hésitant sur le seuil, plus tout à fait dehors, mais pas encore dedans, je suis seul, à part les chaises. Un silence prolongé renforce la sensation d’attente.
Quand la chaise sur la scène commence, avec un léger grincement, à se déplacer, je ne suis pas totalement surpris. J’attendais une action. La voici. Mais j’attendais quelqu’un, plutôt que quelque chose. Toujours seule face à l’assemblée de chaises vides, la chaise sur la scène vient vers moi puis se détourne, côté jardin. Les autres chaises semblent la regarder. Moi, je regarde les autres chaises qui la regardent. Quand, poussé par l’arrivée d’autres spectateurs, je franchis le seuil et rentre dans l’espace, j’ai l’impression que la chaise sur scène s’arrête, pour marquer le coup, montrer qu’elle m’a vu. L’immobilité des autres chaises se charge aussi d’une tension soudaine, comme si elles étaient aux aguets. Je suis pris par une sensation d’inconfort : suis-je un intrus ? Pourquoi ces objets, normalement inertes, passifs, disponibles, sont-ils animés par ces étranges comportements, vaguement menaçants ?
Ces chaises, attendaient-elles aussi une action – pas simplement quelque chose, mais quelqu’un ? moi ?
1Parmi les œuvres les moins connues de Céleste Boursier-Mougenot, recursivity 1997 m’a toujours fasciné. Sans la notice du cartel, la logique cachée du dispositif est difficile, voire impossible à saisir : tirée par des treuils connectés, une chaise se déplace devant d’autres chaises immobiles, répondant, grâce à des détecteurs de mouvement, au flux des voitures et des gens dans la rue extérieure à l’espace de présentation de l’installation. L’effet est troublant : inconscient, à l’extérieur de la salle, de son influence sur le mouvement de la chaise, puis dans un état de suspension et d’inquiétude à l’intérieur, face à l’étrange performance de la chaise, le spectateur demeure perplexe. À la fois émerveillé et inquiet.
CÉLESTE BOURSIER-MOUGENOT, recursivity, 1997. Technique mixte. Chaise d’église, corde, treuils électriques, commande électronique, microphone, détecteurs de mouvement, chaises d’occasion. Œuvre réalisée dans la chapelle de la Visitation lors du 9e Symposium d’arts plastiques de la ville de Périgueux, France.

© Céleste Boursier-Mougenot, Courtesy Xippas Paris. Photographie : © Serge Provost.
2Presque dix ans plus tard, l’artiste reprendra le même dispositif, dans rush 2006. Mais, à la place de l’assemblée de chaises, il installera la projection d’images filmées en caméra subjective – qui révèlent la « vision » de la chaise-performeuse, également absente. L’état de trouble pour le spectateur ne se résout pas, au contraire il se densifie dans une nébuleuse de questions : pourquoi cette chaise, cette chose, qui devrait être inerte, bouge-t-elle ? Est-elle vivante ? Comment est-ce possible ? Et à qui ce dispositif scénique est-il destiné ? Qui regarde qui ? Qui est le sujet et qui est l’objet de cette action ?
3Comme le suggère l’artiste Céleste Boursier-Mougenot : dès qu’un objet perd sa fonction habituelle et semble, au contraire, animé, dirigé par une force ou une intentionnalité interne, « émerge un sentiment trouble, l’introduction d’une autre logique qui pourrait relever du vivant1 ». Dans ses installations, où des aspirateurs s’allument tout seuls (harmonichaos 2006), où des pianos se déplacent librement dans l’espace d’exposition (off road 2013), l’artiste n’hésite pas à proposer la notion de techno-animisme. Notion paradoxale car fondée sur un oxymore qui renverse les principes fondamentaux de la technologie et notamment de la robotique. En effet, le roboticien Jean-Paul Laumond, qui a collaboré avec Céleste Boursier-Mougenot pour son projet rêvolutions (Pavillon français de la Biennale de Venise 2015), rappelle qu’animisme et technologie sont inéluctablement opposés : « Il n’y a pas d’errance des robots. En revanche, il est possible de programmer un robot pour que notre perception de cette machine considère qu’elle est en train d’errer2… » Du point de vue du roboticien, tout objet robotisé n’est qu’un artefact, le produit d’un artifice, s’il évoque une forme d’animisme, cela ne peut être que l’effet de la technique : une machination, une illusion d’optique, une projection psychologique, une surinterprétation, bref, un leurre. Pourtant, une fois lancé dans le monde, l’objet robotisé, comme la chaise de Céleste Boursier-Mougenot, réagit, s’adapte, trouve des chemins inattendus, est capable de nous surprendre. Par moments, il nous fait oublier son statut, il suggère d’autres possibilités. À défaut d’y croire, on commence à douter : un objet inanimé peut-il, à certaines conditions, s’animer ? Ses mouvements peuvent-ils, à certaines conditions, devenir des comportements ? En d’autres termes, l’artifice peut-il, à certaines conditions, devenir nature ?
4Toutes ces questions nous forcent à un renversement de perspective. C’est précisément ce qui est en jeu dans les installations de Céleste Boursier-Mougenot, ces écosystèmes complexes où le vivant et la technologie s’entremêlent dans des relations de résonance, de similitude, d’interdépendance et où il devient difficile de comprendre l’enchaînement des causes et des effets : un renversement subtil mais radical de l’anthropocentrisme. En interrogeant le comportement de choses, il s’agit d’envisager comment les choses nous interrogent.
II.
5La chaise qui se déplace de Céleste Boursier-Mougenot est un exemple de ce que Samuel Bianchini et moi avons appelé un Objet à comportements, dans le cadre du projet de recherche Behaviors, initié en 2012. Ce néologisme relève du paradoxe : en attribuant une dimension comportementale, qui caractérise le vivant, à un objet, c’est-à-dire à un artefact, nous en soulignons la nature ambiguë, contradictoire.
6Techniquement, les Objets à comportements sont des objets dotés de mouvements physiques (donc mécanisés ou robotisés) et dans certaines limites, autonomes (donc programmés). Mais il ne s’agit pas de machines qui accomplissent une fonction, ou exécutent une tâche (comme des robots), ni d’automates qui reproduisent les mouvements d’un être vivant (comme les automates de Vaucanson), ou encore de programmes informatiques qui traitent des informations (comme la machine de Turing). Les Objets à comportements sont plus que des machines ou des automates, car leurs mouvements sont interprétés comme des comportements, évoquant une forme d’autonomie, d’agentivité, d’intentionnalité. Ce sont des objets qui sont vus comme des sujets, des machines qui sont vues comme des êtres vivants.
7Pour compléter la définition de cette catégorie d’objets singuliers, il faut ajouter une triple négation : de forme, de fonction et de situation.
8D’abord, la forme : les Objets à comportements ne sont pas des objets anthropomorphes ou zoomorphes, dont l’aspect rappellerait immédiatement le vivant, mais au contraire des choses reconnaissables en tant qu’inanimés, soit par leur forme abstraite, élémentaire, primaire – des volumes géométriques simples comme la sphère en granite de Jeppe Hein (360° Presence 2002) – soit par leur forme concrète – des objets du quotidien comme la chaise de Céleste Boursier-Mougenot ou la table qui lévite de Roman Signer (Table 2009).
9Ensuite, la fonction : pour que leur mouvement soit interprété comme un comportement, comme l’indice d’une agentivité propre à l’objet, d’une apparente autonomie, voire d’une intentionnalité ou d’une personnalité, les Objets à comportements doivent se présenter comme non fonctionnels, c’est-à-dire se soustraire explicitement à toute logique fonctionnelle. L’objet abstrait doit se dégager du jeu des relations formelles (qui définit la composition) et l’objet concret de la logique instrumentale (objet d’usage ou fonction mécanique de la machine).
10Enfin, la situation : les Objets à comportements doivent être présentés dans un cadre neutre, déliés de toute relation qui pourrait induire des connexions causales, des chaînes réactives. C’est un face-à-face qu’ils mettent en scène – face à l’observateur humain. Le cadre neutre n’implique pas qu’ils restent inertes, mais, au contraire, que la cause de leur mouvement reste cachée, comme s’ils étaient dotés d’autonomie. En plus, ce cadre est le cadre typique de l’art, le white cube. Et, en effet, tout en étant des produits de l’ingénierie, les Objets à comportements sont conçus comme des œuvres d’art.
11Par cette triple négation, l’attention de l’observateur est focalisée sur la capacité des objets à bouger, se déplacer, agir et interagir. En mettant en scène, par leur étrangeté, une suspension entre l’animé et l’inanimé, l’organique et l’inorganique, l’artificiel et le naturel, la machine et le vivant, les Objets à comportements sont des objets troublants parce qu’ils semblent des sujets. Leur énigme nous fait face, en évoquant la possibilité du comportement des choses – d’un monde habité par d’autres sujets que les humains.
III.
12Dans d’autres textes, j’ai essayé de mettre la notion d’Objet à comportements à l’épreuve de l’histoire de l’art et du design, d’en identifier différentes occurrences et typologies, d’interroger les conditions de leur émergence, de rappeler quelques épisodes de leur généalogie complexe, qui fait remonter à la surface des pulsions souterraines et des controverses enflammées.
13Dans ce texte et dans cet ouvrage, le lecteur suivra une autre voie, plus symptomatique que systématique – en affrontant une constellation de récits, parfois stratifiés, de gloses, commentaires, et citations, qui s’enchaînent moins comme le développement d’un raisonnement ou le déploiement d’une hypothèse que comme les étapes d’une divagation à plusieurs voix. L’enchaînement de ces épisodes épars compose une narration parcellaire et incomplète, où l’apparition récurrente d’objets qui se déplacent ou s’animent, qui transgressent leur nature d’artefacts inertes, sont les indices de la persistance d’une inquiétude, d’une hantise qui traversent l’histoire.
14Ainsi, ce premier texte ouvre une voie. Il ne vise pas l’élaboration d’une théorie des Objets à comportements, mais il commente quelques sources de l’enquête historique qui m’a occupé ces dernières années. Composé d’une suite de courtes entrées, comme des annotations d’un journal, il revendique un statut partiel, fragmentaire, résolument subjectif. Prologue hésitant, pensif, il s’articule autour de questions qu’il laisse ouvertes. Il envisage la généalogie des Objets à comportements comme l’histoire d’une suggestion, d’une fascination. Progressivement, il cède la parole, et, comme dans un fondu enchaîné, laisse la place aux autres textes, aux autres témoignages qui composent ce livre, résolument polyphonique, qui étend l’enquête sur le comportement des choses au-delà des frontières de l’histoire – et du réel.
IV.
15À bien y regarder, une histoire des Objets à comportements existe déjà. Même si ce terme n’y apparaît pas, l’ouvrage visionnaire Beyond Modern Sculpture : The Effects of Science and Technology on the Sculpture of This Century, publié en 1968 par l’artiste et historien de l’art américain Jack Burnham (1931-2019) retrace la généalogie d’un modèle d’œuvre artistique qui s’approche de manière vertigineuse de notre définition.
16Dans son ouvrage, Burnham retrace l’histoire de la sculpture occidentale à partir d’une pulsion mimétique originaire, qui vise la simulation du vivant. À contre-courant de l’historiographie traditionnelle, il trace une ligne qui, en suspens entre art et science, remonte à l’ancienne tradition des automates et aboutit aux machines cybernétiques dont la diffusion commence dans les années 1950. Sur fond de débat entre pensée vitaliste et mécaniste, Burnham décrit comment la sculpture moderne, en abandonnant progressivement les stratégies de simulation formelle, s’affranchit peu à peu de son statut d’objet pour devenir système. Dans une déclinaison matérialiste du dicton thomiste « ars imitatur naturam in sua operatione », on passe d’un art cinétique – où la simulation du vivant procède par l’introduction du mouvement – à un art cybernétique (ou cyborg, selon ses termes) – où le mouvement devient comportement. Grâce aux apports de l’électronique et de la robotique, les sculptures assument l’allure de machines adaptatives et responsives, en interaction avec leur environnement, « des systèmes artificiels connectés à des organismes vivants au travers des processus de feedback réciproques3 ».
17Ce sont les machines produites par des scientifiques, comme Norbert Wiener ou William Grey Walter, et non des œuvres d’art, que cite Burnham comme exemples de sculptures du futur, « des systèmes tridimensionnels qui fonctionnent selon des principes cybernétiques4 ».
18L’exemple le plus connu est sans doute la Machina speculatrix, réalisée à la fin des années 1940 par William Grey Walter, communément appelée « the Tortoise » (la Tortue). Dans sa description de cette machine, Burnham souligne une dimension fondamentale pour notre définition d’Objet à comportements : l’absence d’une ressemblance formelle avec le vivant. Comme le rappelle Burnham, Grey Walter ne souhaitait pas « préserver des apparences anthropomorphiques5 ». Cela ne veut pas dire qu’il souhaitait dépasser la dimension imitative de ses expériences. Bien au contraire, la dimension de simulation du vivant, le zoo- ou anthropomorphisme, ne devait pas passer par l’aspect des machines mais par leur comportement.
19Si, d’un côté, en s’approchant de Marvin Minsky, Burnham évoque la notion d’intelligence artificielle (qui pourrait permettre de dépasser les technologies encore rudimentaires comme les servomécanismes utilisés par Grey Walter ou Gordon Pask, et, avec l’aide de l’informatique, « simuler la reconnaissance de pattern, le comportement adaptatif, la prise de décision, la formulation de concepts formulation, et d’autres phases de l’action cognitive6 »), de l’autre, il insiste sur la dimension matérielle, incarnée, située, des machines. À contre-courant d’une interprétation de la cybernétique qui procède par « l’effacement de l’incorporation [embodiment], de manière à ce que l’intelligence devienne une propriété de la manipulation formelle de symboles plus qu’une forme d’enaction dans le monde humain et vivant7 », l’intelligence pour Burnham correspond aux capacités réactives et adaptatives d’un organisme dans un environnement donné : l’intelligence c’est le comportement.
20Dotés d’organes de perception, de mouvements et d’autonomie, ces œuvres ne devraient plus demeurer confinées dans l’espace protégé de l’art, mais évoluer dans le monde extérieur. Véritables créatures artificielles, elles devraient acquérir le statut d’éléments naturels, intégrer l’écosystème dans lequel vivent l’homme et les autres êtres vivants. Par l’intégration progressive de formes d’intelligence artificielle, le processus mimétique aboutira à rendre la différence entre vivant et non-vivant, entre le biologique et le technologique, de plus en plus imperceptible, jusqu’à disparaître8.
21D’autre part, en reprenant la perspective non seulement mécaniste mais aussi physicaliste de la vulgate cybernétique, dont il se fait le porte-parole dans le milieu réfractaire de l’art américain des années 1960, Burnham affirme « qu’il n’y a pas de différences physiques qualitatives entre matière vivante et matière non vivante ; les deux catégories représentent simplement une échelle croissante de complexité dans l’organisation de la matière9 ».
22À la fin de l’ouvrage, l’analyse de Burnham assume un ton prophétique. Si le but de l’art est la « recréation d’une vie intelligente par des moyens non biologiques10 », l’avènement de « l’organisme cybernétique comme forme d’art » ne constitue pas seulement « le prochain et peut-être le dernier stade de la sculpture »11, mais aussi l’accomplissement de l’art – c’est-à-dire sa dissolution dans la nature.
23Relisons les derniers paragraphes de l’ouvrage, au ton sombre :
« Il existe de nombreuses preuves que l’ère moderne de l’expression artistique par le biais d’objets sculptés touche à sa fin. Dans la voie tracée jusqu’à présent, il serait logique de spéculer sur la nature quasi biologique de l’art futur. Une telle possibilité dépend d’un réalignement radical de la psyché humaine avec la sophistication et l’autonomie croissante de nos systèmes techniques. Elle implique également une élimination progressive, ou obsolescence programmée, de toute vie organique naturelle, en substituant des formes de vie beaucoup plus efficaces à nos formes de vie “inférieures” et imparfaites. Serait-ce l’art tel que nous le connaissons ou l’aboutissement de ce que les futurologues appellent l’impulsion faustienne, la grande illusion d’une société convaincue de sa toute puissance scientifique ?
Un scénario alternatif devrait être proposé. L’augmentation considérable de la connaissance générale des systèmes pourrait bientôt nous convaincre que nos technologies ne sont pas valables pour des raisons qui sont au cœur de notre culture. Peu à peu, nous pouvons réinterpréter le désir de nous transcender physiquement et intellectuellement à travers des systèmes formels comme un simple désir de mort à grande échelle. Avec toutes nos spécialisations et nos automates super-intelligents, ne serait-il pas ironique que la vie organique et l’“intelligence” soient la même chose, c’est-à-dire qu’elles ne puissent s’exprimer que par les mêmes étapes éternelles ? Dans ces circonstances, les limites les plus extérieures du raisonnement tomberaient éternellement à l’intérieur des limites de la vie. À ses niveaux les plus bas, la logique serait “inorganique”, et indépendamment des vitesses de calcul accrues de nos automates, les buts de la logique ne pourraient être que l’existence de la vie telle que nous la connaissons. En fin de compte, l’art est peut-être simplement le plan par lequel nous recherchons une telle sagesse12. »
V.
24« Dans le sens le plus profond, la sculpture a toujours été anthropomorphe13 » – proclame, vox clamans in deserto, dans Beyond Modern Sculpture, Jack Burnham.
25À partir de cette perspective, l’histoire des Objets à comportements qu’il dessine se présente comme une contre-histoire, où la sculpture, dans son passage à l’époque moderne, ne renie pas sa matrice mimétique, mais, bien au contraire, inscrit ses fondations au-delà de la forme – au risque de retrouver où l’on s’y attend le moins, à savoir dans la technique, une persistance de zoomorphisme et même d’animisme. En d’autres termes, si l’on suit Burnham, la sculpture serait l’expression d’une pulsion enfouie et souvent refoulée de l’homme à vouloir fabriquer un autre – non pas un objet, mais un sujet. Mais qui est cet autre, produit de l’homme, qui lui fait face et le défie ? Comme dans le mythe du Golem, un double ?
26Ou, au contraire, cette pulsion mimétique qui se transforme en pulsion productive, qui passe de l’imitation à la création, n’est-elle pas le signe de la volonté de l’homme de dominer la nature, d’en devenir non seulement le maître mais aussi l’auteur ?
27En effet, Burnham parle d’impulsion faustienne, de tentation démiurgique. En lisant ses derniers chapitres, où il peint le « futur biologique de l’art », on est saisi d’un vertige – non pas parce que cette vision semble irréelle, mais parce qu’on la reconnaît, dans ce qui nous entoure aujourd’hui, à travers les développements de la robotique, de l’intelligence artificielle, et la menace de la singularité (au sens de Ray Kurzweil). Malgré son engouement, Burnham perçoit l’hybris que sous-entend sa vision – d’un artifice qui devient nature, et, par ce même mouvement, d’une nature qui devient définitivement artifice.
28Prenant peur, dans ses textes suivants, Burnham reniera cette vision. Est-ce qu’à la mimesis répond toujours une némésis ?
VI.
29À bien des égards, les machines cybernétiques décrites par Burnham anticipent la définition que nous avons donnée des Objets à comportements. Plusieurs points ont été précieux pour mon enquête : d’un côté, l’analyse de Burnham déplace l’axe du mimétisme de la forme à la fonction, de l’apparence au comportement ; de l’autre, elle insiste sur les dimensions matérielles des machines (comme incarnation du destin de la sculpture) au moment où la simulation, avec l’avènement de l’informatique, tend à se dématérialiser pour assumer la forme d’un programme et devenir conduite computationnelle, algorithme.
30Avec une précision étonnante, la prophétie de Burnham anticipe les enjeux et les méthodes de ce domaine de recherche interdisciplinaire qui sera nommé Artificial Life, théorisé par le computer scientist Cristopher Langton à la fin des années 1980 : une approche, qui, en déjouant les frontières entre art et science, fonde l’expérimentation robotique sur la notion de comportement émergent (c’est-à-dire la dynamique d’un système complexe, dont le comportement émerge par l’interaction d’un ensemble d’unités plus simples). Dans cette approche, qui est redevable des notions de système et d’interdépendance explorées par la cybernétique, l’artificiel, selon les termes posés par Herbert Simon dans son célèbre The Science of the Artificial (La Science de l’artificiel, 1969), indique davantage les composantes matérielles que le processus émergent – le comportement – qui serait lui naturel, effet réel d’une interaction réelle : « vraie vie », même si « d’une matière différente de celle qui s’est développée sur la terre »14.
31Cette relation complexe entre artifice et nature est au cœur aussi de l’ouvrage La scoperta dell’artificiale (La Découverte de l’artificiel, 1998) de l’historien des sciences Roberto Cordeschi (1946-2014). Dans son texte, Cordeschi retrace la même histoire que Burnham, en partant de la même pulsion mimétique, mais du point de vue de la science et, plus précisément, de la robotique.
32En allant lui aussi à l’encontre des récits traditionnels de sa discipline, il focalise son attention sur les machines qui « simulent le comportement adaptatif et différentes formes d’appréhension associative des organismes vivants15 », en remplaçant une simulation de la forme par une simulation du comportement. Cordeschi identifie l’origine de cette méthodologie simulative en amont de la cybernétique, dans les recherches sur les comportements des animaux du début du XXe siècle, comme celles de Jacques Loeb (1859-1924) et Herbert Jennings (1868-1947). En passant par des figures oubliées comme Clark Hull (1884-1952) ou Kenneth Craik (1914-1945), dont les modèles théoriques ont fortement influencé les premiers prototypes de machines cybernétiques.
33Comme Burnham, Cordeschi inscrit l’origine et les enjeux de cette stratégie simulative dans les controverses philosophiques entre des modèles mécanistes et vitalistes de la nature. Il est impossible ici de rappeler les termes de cette polémique, extrêmement complexe, qui traverse comme une tension souterraine toute l’histoire de la philosophie occidentale, et dont les termes se réactualisent avec la cybernétique, et de nouveau aujourd’hui, avec le débat autour de la vie et de l’intelligence artificielle. Limitons-nous à quelques esquisses.
34« Toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles » : dans la célèbre Ve partie du Discours de la méthode 1637, Descartes évoque des automates, ou machines mouvantes, que « l’industrie des hommes peut faire16 », et invite à envisager le corps des animaux mais aussi l’humain comme une machine. Et il ajoute : « S’il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure extérieure d’un singe ou quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux17. » Dans la vision mécaniste, le rapport entre machines et corps vivants n’est pas de similitude mais d’identité : le même principe les régit, la différence n’est que quantitative, liée à une complexité que les évolutions technologiques pourraient tôt ou tard combler. Cependant, pour Descartes, cette vision matérialiste demeure encore compatible avec un fondement théologique, et postule une différence ontologique entre la res cogitans et la res extensa, entre l’esprit et la matière. Progressivement, la pensée mécaniste s’est attachée à dépasser cette dichotomie, à effacer le privilège métaphysique de l’homme, en étendant le principe mécanique de l’animal à l’homme, de la matière à l’esprit (redéfini comme intelligence).
35Dans l’Homme-machine 1747, La Mettrie conteste le dualisme cartésien et propose une théorie de l’organisation moniste où la physiologie se pose comme le principe mécanique universel. Or, ce principe implique que ce qui est dans la nature mécanique peut être reproduit par l’artifice – comme voulait le démontrer Jacques Vaucanson avec la fabrication de ses automates. Dans ses machines devient visible, façonné par les dispositifs de l’art, ce que le mécanisme se représentait à travers la phénoménalité des corps vivants. « Fascinant effet de miroir, où l’art reflète la nature, sans qu’on sache finalement ce qui reflète et ce qui est reflété. L’automate ne mime pas le vivant, il en exhibe la vérité. Puisque le vivant était représenté depuis un siècle et demi comme Machine, la machinerie de l’automate, au lieu de copier le vivant, le réalise18. » Pas de simulation, mais une recréation : « Le vivant apparaît dans et par la machine19. » Dans cette vision, la nature est elle-même automate et le mouvement n’est que cet artifice qui renvoie à la fois l’homme et la machine à leur nature, à la nature. Même s’il poursuit le réalisme dans ses statues vivantes, qui reproduisent les formes humaines ou animales, Vaucanson, avec l’assistance d’un chirurgien, Jean-Baptiste Le Cat, vise surtout la création d’une « figure automate capable d’imiter dans ses mouvements les opérations animales20 », en reproduisant les fonctions vitales comme la respiration, la digestion, la circulation. Son Canard digérateur n’exhibe pas seulement une motricité mais aussi un système digestif. Mais, afin d’étendre le principe mécaniste jusqu’aux limites de l’humain, le but final est la production d’un automate parleur – la parole étant le lieu de la distinction cartésienne entre homme et animal. Si l’on regarde bien, ces mêmes objectifs sont repris, à la lettre, par la cybernétique des années 1950 et plus récemment par certaines recherches en robotique et en intelligence artificielle.
36Au-delà des formes qu’elle assume dans le temps, la progression historique de l’épistèmè mécaniste transforme le statut de la technique, qui, pour faire face à la nature et au vivant, devient artifice. Dans l’artifice, la technique fusionne avec l’art, l’une se dépasse dans l’autre.
VII.
Il pose sur le sol une machine, il la laisse évoluer, l’observe. Il regarde les mouvements, il cherche à repérer des patterns, à reconnaître des séquences. Cette machine le fascine. Même si c’est lui qui l’a conçue et assemblée, elle n’arrête pas de l’étonner. C’est une chose de modéliser un comportement par des diagrammes ou de le décrire, c’en est une autre de le voir « en vrai ».
Dans son laboratoire, parfois même dans le salon de sa maison, Grey Walter passe des heures à regarder ses tortues électromécaniques. Il s’amuse à les soumettre à des épreuves toujours plus ardues, à les provoquer avec des obstacles ou d’autres surprises, afin d’être lui-même surpris. Un jour, il décide de placer un miroir sur le chemin d’une des tortues. La machine, dotée d’une lampe, capte sa propre lumière dans la glace, s’attarde devant le miroir, clignotant, « hésitant comme un Narcisse maladroit ». Grey Walter lève la tête et s’adresse à nous : « Le comportement de la créature, fascinée par son propre reflet, est tout à fait singulier. Sur une base purement empirique, si le même comportement était observé chez un animal, il pourrait être accepté comme la preuve d’un certain degré de conscience21. »
37Lorsque, dans The Living Brain 1958, Grey Walter témoigne des longues séances d’observation de ses Tortoises, il s’interroge sur les enjeux de ces artefacts robotiques, et, plus généralement, sur la pulsion de l’homme (et notamment des scientifiques) à vouloir imiter la nature et reproduire la vie.
38Certes, il y a une différence entre « l’imitation magique et scientifique de la vie » : « Si la magie copie les apparences, la science s’intéresse à la performance et au comportement […]. Jusqu’à l’ère scientifique, ce qui semblait le plus vivant pour les gens était ce qui ressemblait le plus à un être vivant. La vitalité accordée à un objet était une fonction primordiale de sa forme22. »
39Mais, avec les évolutions techniques de la modernité, la science peut s’affranchir de cet illusionnisme formel et se tourner vers des dimensions plus complexes :
« Ce n’est pas dans l’apparence, mais dans l’action, que le modèle doit ressembler à un animal. Il doit donc posséder ces attributs ou une certaine mesure de ces attributs : exploration, curiosité, libre arbitre dans le sens de l’imprévisibilité, recherche d’objectifs, autorégulation, vision, mémoire, capacité de faire des choix, d’éviter les problèmes, d’apprendre et d’oublier, d’associer des idées, de reconnaître des formes et les éléments qui sont à la source des adaptations sociales. Telle est la vie23. »
40Le fait de fonder l’approche simulative sur la performance, relevant d’une interaction dynamique et imprédictible avec l’environnement, plus que sur l’apparence, établie a priori et immuable, distingue les machines cybernétiques des automates traditionnels, dont les conduites sont prescrites par un programme, dans une forme de « prédestination24 ».
41Comme un naturaliste, Grey Walter se livre à un classement des machines cybernétiques (qu’il nomme Machinae, en leur attribuant des noms scientifiques en latin, dans la tradition de Linné). À côté de sa tortue, qu’il appelle Machina speculatrix, il mentionne la famille des machines « basée sur un but et autorégulées » [goal-seaking and self-regulating] comme les Machinae Labyrintheae, dont l’objectif est de s’échapper d’un labyrinthe, de celle produite par Thomas Ross en 1938 à celle plus célèbre de Claude Shannon. Il cite aussi l’Homeostat de Ross Ashby (qu’il renomme Machina sopora) et rappelle les expérimentations du pionnier Kenneth Craik. Dans une envolée presque lyrique, il conclut :
« En tant que jouets [toys], ces machines rafraîchissent l’esprit des enfants de laboratoire que nous sommes tous, nous amenant à nous familiariser avec des mécanismes de plus en plus élaborés. En tant qu’outils [tools], elles sont des instruments d’exploration dignes de confiance qui procurent souvent des éclaircissements inattendus. En tant que totems, elles encouragent le respect pour la vie qu’on leur a si laborieusement fait mimer d’une manière si humble – et ils l’encourageraient encore plus profondément – qu’elles, créatures de “sorcellerie” regardant dans le sombre futur “électro-biologique” à la recherche d’un deus ex machina, nous regardent et déclarent que Dieu est un physiologue25. »
42D’autres se sont attardés à observer ces mêmes machines, en s’interrogeant sur les enjeux philosophiques de tels objets – comme Jacques Lacan, qui veut y vérifier sa théorie du miroir et des processus d’identification26. La Machina speculatrix lui apparaît elle-même comme un miroir, « un symbole construit », « acéphale », en quoi « le sujet en tant qu’il parle peut entièrement trouver sa réponse »27.
43Dans son ouvrage de vulgarisation, La Pensée artificielle, Introduction à la cybernétique 1953, Pierre de Latil inscrit les tortues électromécaniques de Grey Walter dans un diagramme complexe qui décline la « logique des effets » de la cybernétique. En guise d’illustration, il publie la célèbre photographie où Grey Walter et son épouse regardent leur fils jouer, à leurs pieds, avec une des tortues. Dans son commentaire, de Latil reprend la question de Descartes :
« Grey Walter a voulu démontrer que les machines dotées d’un très petit nombre d’éléments de sensibilité électronique sont déjà capables d’un comportement qui évoque celui des animaux. Et, derrière l’aspect amusant de ces engins avec lesquels joue le bébé Timothy, derrière ces astucieux agencements électroniques, se cache cette question : puisqu’un si petit nombre d’éléments permet un comportement déjà si complexe et si proche du comportement animal, à quoi ne parviendrait-on pas si on mettait en jeu des centaines d’éléments aux détections et aux réactions intriquées28 ? »
VIII.
44Si Beyond Modern Sculpture de Jack Burnham et La scoperta dell’artificiale de Roberto Cordeschi ont constitué les références de départ de mon enquête, dans l’histoire de l’art et des sciences, les Floats de Robert Breer se sont rapidement imposés comme la référence artistique, l’œuvre-prototype des Objets à comportements, à la fois par l’abstraction de leur forme et l’effet produit par leur mouvement.
45Les premières expérimentations sur les Floats remontent à 1966, lorsque Breer produit les trois premières sculptures en forme de dôme dotées de mouvement. Un groupe de six Floats est ensuite présenté à l’Exposition universelle d’Osaka de 1970. Immergés dans le Fog (Brouillard) de Fujiko Nakaja, les Floats et leurs lentes évolutions contribuent à rendre le paysage futuriste autour du pavillon Pepsi encore plus lunaire, vaguement inquiétant.
ROBERT BREER, Untitled, ND. Crayon sur papier, 28 x 21,7 cm. Courtesy gb agency, Paris.

46La même année, Breer produit un ensemble de 93 Floats de taille réduite (15 cm) et de différentes formes, qu’il dispose sur une plateforme, dans la Bonino Gallery de New York (Variations 1971). À cette échelle, les mouvements des sculptures, libres de tout obstacle, semblent dessiner des trajectoires qui relèvent de l’ordre de la composition, dans le sillage d’un art cinétique qui prolonge le projet de l’abstraction historique et de l’art minimal de ces années. Cette perspective est confirmée aussi par la série de Floats qui dessinent littéralement leur trace sur le sol (Floordrawings 1970). Cependant, dans toutes ces installations, quelque chose dans les mouvements des objets semble déjouer la logique de l’abstraction ou de l’art minimal, et tendre vers une forme d’incarnation : un soupçon d’autonomie dans le comportement, voire d’indiscipline. Si, déjà, la taille des Floats dans la version originale, comme dans certaines sculptures minimalistes, semble contaminer la pureté de la forme par un vague anthropomorphisme, leur mouvement, indifférent aux spectateurs, les éloigne totalement de toute référence naturelle. Jusqu’au début des années 1970, Breer motorise d’autres sculptures, en explorant les potentiels de matériaux et de formes hétérogènes (Column 1967 ; Rug 1968). La totalité des Floats est présentée, pour la première fois, dans l’exposition que le CAPC de Bordeaux consacre à l’artiste (18 novembre 2010 – 30 janvier 2011), peu avant sa mort.
47Quand nous avions commencé à travailler sur le projet Behaviors en 2012, j’avais déjà croisé les Floats, grâce au commissaire d’exposition Pierre Bal-Blanc. Dans l’exposition « The Death of The Audience » 2009, Bal-Blanc avait mis en place, dans le bâtiment historique de la Sezession de Vienne, des sculptures mobiles de Breer et même un Floating Wall. Comme l’explique Bal-Blanc dans une lettre à l’artiste publiée dans le catalogue, les Floats « sont liés à des seuils, ils jouent sur des seuils29 » : non seulement les seuils dans l’espace de l’art, mais aussi les seuils de l’art. Quelques années plus tôt, Breer avait expliqué son intention de travailler sur un projet « qui va à l’encontre des structures et de l’autorité établies et jaillit d’une impulsion antipositiviste, une idée essentiellement anarchiste dont l’idée maîtresse était la destruction de l’autorité, la destruction de la logique30 ». Bal-Blanc le prend au mot, en lui proposant de concevoir pour son exposition une plateforme pour les conférences mobile, composée de moving walls, qui auraient les mêmes caractéristiques que les Floats, « un mouvement presque imperceptible, un comportement illogique, la capacité à frustrer les attentes, à rendre visible le passage du temps et la transformation de l’espace31 ». En déstabilisant par le mouvement le lieu du discours institutionnel, l’artiste et le commissaire, en tant que « professional outsiders32 », tentent d’en déstabiliser aussi l’ordre et l’autorité.
48À partir de ce moment, les Floats font des apparitions régulières dans des expositions, en se déplaçant parmi les autres œuvres, en bridant la stabilité de l’espace de présentation – comme véhicules d’une critique institutionnelle, des objets semi-invisibles, des aliens indifférents et charismatiques, dont la subtile charge subversive passe par l’égarement sensoriel qu’ils suscitent.
IX.
49Une fois posées les bases de l’enquête, il reste à s’interroger sur la perspective à adopter. D’abord la perspective historiographique. Ainsi, répertorier les Objets à comportements signifie relire l’histoire de l’art à partir d’un artefact spécifique – plutôt que la sculpture, la machine. Cela équivaut donc en partie à dresser une histoire de la machine dans l’art. En même temps – et c’est ici que la trace indiquée par Burnham a été extrêmement précieuse –, il s’agit de relier la machine au vivant, l’artifice à la nature, l’humain au non-humain – dans un jeu instable d’oppositions, de convergences et de superpositions.
50Un des défis de notre projet de recherche sur les Objets à comportements est de vérifier la possibilité (et les enjeux) d’une pulsion anthropomorphiste, ou plus généralement biomorphiste, qui ne passe pas par l’aspect de la machine mais par son mouvement, son comportement.
51Mais si la forme ne suffit pas à créer un vrai effet de vie, le mouvement non plus n’arrive pas seul à donner à un objet, ni même à une machine, un effet d’autonomie, une sensation de vie ou d’agentivité [agency]. Pour que ce mouvement devienne comportement, il faut qu’il soit délié de toute logique ou causalité objectuelle. Il faut que la machine ne se comporte pas en machine, qu’elle déroge à sa raison : il ne suffit pas d’un mouvement, ni même d’un comportement, il faut un mauvais comportement [misbehavior], un écart, un pas de côté, une hésitation, une transgression, une forme d’étrangeté qui dévie de toute logique. C’est seulement ainsi que l’objet arrive à dissimuler sa nature d’artefact, à s’émanciper de sa dépendance, à devenir autre. Devenir un autre – qui fait face à l’humain, qui lui échappe, qui le défie.
52On revient, par un autre chemin, au renversement de perspective posé au départ face à la chaise de Céleste Boursier-Mougenot : se poser la question des comportements des choses signifie questionner les comportements des hommes face au comportement des choses. En d’autres termes, questionner l’anthropomorphisme signifie questionner l’anthropocentrisme.
53S’agit-il d’une démarche anti-moderne ?
54Comme une sismographie, le recensement des Objets à comportements dans l’histoire de l’art et du design permet d’identifier des zones historiquement denses et d’autres plus vides. D’ailleurs, cet ouvrage lui-même pourrait être lu comme une sismographie de récurrences, non seulement étayées dans l’histoire mais aussi étendues par la fiction. Les Objets à comportements font leur apparition à certains moments spécifiques de l’histoire – et pour cause. Dans Beyond Modern Sculpture, Burnham a suggéré un certain nombre de moments-clefs de cette contre-histoire, en s’arrêtant spécifiquement sur le passage délicat, dont il était à la fois acteur et témoin, entre l’art cinétique et l’art cybernétique, entre une culture des objets et une culture des systèmes.
55Dans ma lecture, je prends progressivement de la distance par rapport à la position exprimée par Burnham33 : s’il interprète les différentes étapes de l’histoire comme les phases d’une évolution positive voire positiviste, portée par le progrès scientifique et technologique, pour ma part, je relie l’émergence des Objets à comportements à une posture critique, qui, au lieu de célébrer passivement ce progrès, se propose d’en démystifier l’idéologie. Refusant un rôle subordonné ou ancillaire, par ces objets étranges et dysfonctionnels, l’art s’approprie les moyens de la science et de la technologie pour en faire un usage réflexif et fondamentalement critique. Dans cette perspective, les Objets à comportements se présentent comme des anti-machines, leurs comportements sont toujours de mauvais comportements [misbehaviors], leur force est une force de négation.
56À partir de ce renversement de perspective, je me suis mis à chercher dans l’arbre généalogique des Objets à comportements les branches les plus critiques – comme celle des machines célibataires, machines mythiques conspirant contre le mythe triomphant de la machine. Le terme, on le sait, est une invention corrosive de Marcel Duchamp. Dans l’exposition The Bachelor Machines 1975, Harald Szemann relit Duchamp à travers Michel Carrouges et à côté de Kafka et Bataille, et réunit sous ce terme un ensemble hétéroclite d’anti-machines, disséminées dans l’histoire de l’art mais aussi dans la littérature, en identifiant, dans la relation paradoxale entre mécanique et érotisme, leur potentiel subversif. À travers cette lecture, fortement influencée par la perspective psychanalytique, ces objets étranges agissent comme des Objets à fonctionnement symbolique : incarnations de fantasmes, catalyseurs de projections inconscientes, individuelles ou collectives. Sous l’influence de Carrouges, l’exposition de Szeeman réactive la tradition des expositions surréalistes qui à leur époque réactivaient celle des Wunderkammers et des cabinets de curiosités maniéristes et baroques : des écrins qui montraient des objets inclassables de par leur étrangeté, des anomalies contredisant la définition de la nature comme norme et défiant l’homme dans ses certitudes scientifiques. Dans les étalages, les objets étaient présentés l’un à côté de l’autre, sans que l’encadrement d’un discours les restitue à un ordonnancement clair, à une hiérarchie ou à une logique, sinon à la dramaturgie de la surprise – ambiguïté éblouissante constituant une énigme qui ne peut (et ne doit) être résolue. Leur présence prodigieuse mettait en scène un théâtre du doute.
X.
57Pourtant, lorsqu’ils présentent une série d’objets insolites à l’exposition de la galerie parisienne Charles Ratton en 1936, les surréalistes cherchent à proposer un classement : naturalia (créatures et objets naturels), artificialia (objets créés ou modifiés par l’homme), exotica (plantes ou animaux exotiques), scientifica (instruments)… Dans cette panoplie, ce sont les objets mathématiques qui retiennent mon attention. Matérialisations d’équations ou de principes mathématiques, ces objets ont une forme énigmatique que Breton explique comme « un passage de l’abstrait au concret34 ». Malgré leur « forme exacte », quelque chose, difficile à identifier, peut-être des résonances avec des sinuosités végétales, semble insinuer des soupçons de biomorphisme – comme l’avait remarqué d’ailleurs Man Ray, qui en a photographié plusieurs. Quoique non dotés de mouvement, ces objets semblent se comporter autrement que leurs homologues35.
58S’ils marquent l’intérêt des surréalistes pour les évolutions de la science, et notamment de la géométrie non euclidienne exprimée par Breton dans Crise de l’objet 1936, ces objets se situent dans la zone sensible où le surréalisme se superpose avec le surrationalisme (concept proposé dans ces années par Gaston Bachelard36) : par « un surcroît de réalité », des objets dont l’objectif est de produire une dépréciation de « l’utilité convenue » ou de « traquer la bête folle de l’usage »37, suscitent l’émergence de latences, de sens cachés et inattendus. Car, pour les surréalistes, le réel se niche dans ce qui est caché, plus que dans le donné immédiat.
59Roger Caillois définissait le surréalisme comme une forme de « sorcellerie évocatoire fondée sur l’emploi de l’image, non du symbole ou de l’allégorie, qui renvoient à un objet précis ou une entité définie, mais de la métaphore vacante. Elle n’est l’emblème de rien, mais elle aimante les sensibilités disponibles, en peine comme âmes errantes38 ». Ainsi le surréalisme cherche, au-dessous de l’autonomie des choses, l’autonomie de la projection analogique. Certes, à la lumière exaltée et évanescente de ce mouvement, les choses semblent se doter d’indépendance, en réalité ce n’est qu’un reflet : les objets sont habités par les fantasmes. Dans l’obscurité de la raison, la loi du désir projette ses mouvements inconscients. Les choses ne sont-elles alors que les réceptacles de nos abîmes ou sont-elles véritablement des autres, incarnation d’une altérité insaisissable ?
60Le surréalisme apparaît alors comme une des références fondamentales du caractère oppositionnel, spéculatif et énigmatique des Objets à comportements. Pour preuve, en ordre épars : les objets qui se déplacent et dansent dans les films de Hans Richter, René Clair, Luis Buñuel, Salvador Dali et Germaine Dulac ; les poupées de Hans Bellmer qui, dans leur désarticulation, explorent les limites de l’anthropomorphe ; les créatures insaisissables qui peuplent les tableaux de Tanguy (dans ce nimbe blanchâtre que Breton appelait « la lumière neptunienne de la voyance »), à mi-chemin entre l’organique et le minéral, « faune inachevée […], vermine immunisée […] ni terrestre, ni humaine », qui « ne colporte aucune forme familière ou intelligible ici-bas, mais dépayse seulement » et « agit par la menace de biologies lointaines, irrémédiablement étrangères, closes, paresseuses, corrosives »39 – autant d’images troublantes, en suspens entre l’organique et le mécanique, le naturel et l’artificiel, exerçant une fascination hypnotique.
61Il n’y a de beauté que dans l’énigme, et dans le trouble : pour le surréalisme et ses descendants, le théâtre du doute est aussi un théâtre de la merveille.
XI.
62La force de négation des Objets à comportements est mise en scène de manière dramatique par une série d’objets qui s’autodétruisent.
63C’est le cas de l’Hommage à New York 1960 de Jean Tinguely, une performance, chaotique et bruyante, qui se présente comme la mise à mort d’une machine – ou, plus précisément, comme le suicide d’une machine. Dans un texte qui a l’allure d’une nouvelle hallucinée, l’ingénieur Billy Klüver livre son témoignage, documentant l’agonie de la machine et la perplexité du public, et conclut, solennel : « The self-destruction or self-elimination of the machine is the ideal of good machine behavior40. »
64Dans les mêmes années, Gustav Metzger théorise le concept d’Auto-destructive Art, mettant en scène des « processus désintégratifs41 », soumis à l’emploi de forces naturelles ou de dispositifs technologiques : dans son état liminaire, semi-vivant, l’œuvre exprime sa précarité, est vouée à sa disparition.
65Mais si, dans les installations de Metzger, le jeu entre production et destruction évoque la tension dramatique qui oppose une nature fragilisée par l’emprise technologique et les pulsions d’accumulation et de contrôle de la société de consommation, la machine suicidaire de Tinguely, elle, ne convoque pas sur scène le cercle plus vaste de la nature. La machine est seule face à l’homme. La tension est là, dans ce face-à-face. Le drame a la forme d’un affrontement, d’un duel.
66Avec une ironie suprême, Tinguely semble suggérer d’un côté que la même logique inexorable de répétition (qu’il définit comme « sysiphienne42 ») et la même sauvagerie n’opposent pas mais au contraire réunissent l’homme et la machine et, de l’autre, il suggère que le suicide est le seul moyen pour qu’une machine puisse s’émanciper de sa nature mécanique. C’est dans cette double insinuation, qui creuse un abîme, que réside l’importance de l’œuvre de Tinguely dans la généalogie des Objets à comportements. En ouvrant la voie aux machines réfractaires et rétives, aux anti-machines, en montrant que tout mouvement est toujours à la fois physique et symbolique, Hommage à New York ne cesse de diffuser sa fumée corrosive.
67Plusieurs philosophes ont identifié la spécificité de l’humain par rapport aux autres créatures vivantes dans sa capacité à se nier, à refuser sa nature et sa réalité. Dans le sillage d’Hommage à New York, d’une manière ou d’une autre, tous les Objets à comportements démontrent que ce privilège n’appartient plus seulement à l’homme : les machines aussi sont capables de se nier. Si la répétition est leur nécessité, la négation est leur liberté.
68À partir de ce double mouvement, illustré par l’œuvre de Tinguely, d’émancipation et d’auto-négation, nous avons donc identifié une autre ligne de la généalogie des Objets à comportements, qui s’étend des objets surréalistes aux objets désobéissants contemporains, en passant par les premières incarnations des machines célibataires, les objets dysfonctionnels ou parafonctionnels du critical design, jusqu’aux dispositifs technologiques plus récents qui répondent à des stratégies de critical media, comme la série des Contestational Robotics, développée par le Critical Art Ensemble.
69À côté de ces objets rétifs, de ces objets à mauvais comportements [Misbehavioral Objects], on peut situer l’ensemble des robots pathologiques, défaillants, hésitants, handicapés, névrosés.
70Mais aussi les objets insurgés. Comme ces assemblages de débris ramassés dans la rue par le collectif GOR, qui manifestent dans l’espace public, par leurs déplacements boiteux mais malgré tout autonomes, leur droit à la révolte et revendiquent que le principe d’égalité soit étendu aux non-humains43.
XII.
71« Seulement la folie est inaccessible à la machine44 », écrivait Jacques Ellul en 1954. Mais, au moment où, à la suite des mécanismes suicidaires de Tinguely, les machines s’approprient la mort et la folie, que reste-t-il à l’homme ?
XIII.
72Une place particulière dans l’assemblée des objets rétifs est occupée par Petit Mal, « autonomous robotic artwork » développé par Simon Penny à partir de 1989. L’intention de l’artiste, en bricolant cet étrange robot qui se déplace grâce à deux roues de vélo, était de produire un objet qui donne une impression d’intelligence, non pas par sa forme, mais par son comportement excentrique. Le comportement n’est pas produit par un dispositif sophistiqué d’intelligence artificielle mais au contraire par « le minimum absolu de hardware mécanique, capteurs, code et puissance computationnelle45 ».
73Comme l’explique Penny :
« Mon expérience a montré que l’optimisation de l’intelligence comportementale des robots se traduit par une diminution des comportements qui, pour un public, confèrent à la machine une “personnalité”. Dans ce sens, mon robot est “anti-optimisé” afin d’induire le maximum de personnalité. Il n’est pas simple de fabriquer une machine qui dysfonctionne de manière fiable, qui oscille sans cesse sur le seuil entre bon fonctionnement et mauvais fonc- tionnement. Il s’agit d’une tâche d’ingénierie aussi exigeante que la construction d’une machine dont l’efficacité est maximisée46. »
74Dans ce sens, comme tous les Objets à comportements, Petit Mal est un anti-robot.
75Comme le rappelle Penny, la plupart des robots conventionnels sont des élaborations de la notion de machine universelle de von Neumann, selon laquelle la machine physique n’est qu’un conteneur sans forme à remplir avec le « contenu » du logiciel. Cette attitude est une application de l’idée cartésienne de la division corps-esprit. Petit Mal est une tentative de construire un robot qui s’oppose à cette attitude. Au lieu d’être guidé par une connaissance abstraite et un programme prédéfini de conduites, le robot est « phénoménologiquement enraciné dans le monde47 », le comportement découle de la dynamique de son corps matériel en interaction avec l’environnement.
76Dans la description des méthodes et des enjeux de son projet, Penny synthétise un grand nombre des éléments qui ont guidé notre définition des Objets à comportements. C’est par ses comportements idiosyncrasiques et surprenants, par ses pertes de contrôle que l’étrange robot épileptique (d’où le nom, Petit Mal) exprime son autonomie, en devenant à la fois « un emblème d’imprévisibilité » et « un acteur de l’espace social »48.
77En parallèle avec ses expérimentations en robotique, l’artiste et chercheur australien développe depuis les années 1990 une pensée théorique poussée, qui vise la fondation d’une esthétique des comportements (Aesthetics of Behaving Systems49). À partir de 2013, un précieux échange s’est établi avec Penny, qui a apporté des éléments de réflexion fondamentaux à notre enquête sur les Objets à comportements.
78S’il confirme que dans l’histoire de l’art les antécédents d’une esthétique des comportements sont à rechercher dans les automates anciens et les systèmes cybernétiques, Penny insiste sur la spécificité ontologique du code numérique, et donne une lecture paradoxale de l’informatique : si, d’un côté, elle constitue « l’incarnation de la vision objectiviste du monde », de l’autre, « la réification du dualisme, par sa capacité à produire un comportement quasi biologique, nous entraîne inéluctablement vers un rejet de ces dualismes mêmes ». C’est dans cette brèche paradoxale que Penny infiltre son projet de reformulation de l’esthétique, du rôle et des méthodes de l’art, à partir de « qualités d’agentivité, de comportement, de performance et de relationnalité ».
79Comme l’exemple de Petit Mal l’indique, Penny mise sur le potentiel esthétique et philosophique de la notion de cognition incorporée [embodied cognition]. Il en décèle les fondements théoriques dans l’approche relationnelle qui oriente la définition des processus cognitifs dans l’éthologie de Jakob von Uexküll (avec la notion d’Umwelt en tant qu’horizon d’expérience situé), dans la théorie de l’affordance de James J. Gibson et ensuite d’Anthony Chemero, et surtout dans la biologie auto-poïétique de Francisco Varela (avec la notion d’enaction) – autant de perspectives à même de « faire progresser le discours cybernétique de l’homéostasie, ou de l’auto-stabilisation, vers des conceptions d’auto-création continue ». Comme Burnham, Penny insiste sur la matrice « sans ambiguïté biologiquement matérialiste », mais il la relève d’une tension qui conteste « l’exceptionnalisme de l’humain » et le dépassement radical de tout schématisme dualiste, qui, selon lui, constitue l’écueil de la pensée sur laquelle se fonde le projet de la modernité. Si la vision de Burnham s’était basée sur l’exemple de Grey Walter, Penny s’appuie sur l’approche de la robotique de Rodney Brooks, qui oppose radicalement les dynamiques incarnées et une logique de la subsumption aux architectures purement cognitives construite à partir du modèle de la machine de von Neumann.
80Dans la perspective post-cybernétique de Penny, les Objets à comportements, par la tension critique qu’ils exercent sur les zones de convergence entre informatique et robotique, opèrent un virage ironique : c’est grâce aux machines, qui sont l’apogée et la réification même de la pensée moderne de la dématérialisation de l’intelligence, que nous avons la possibilité de réaffirmer la centralité du corps et de la matière tout comme la performativité située des interactions. C’est grâce aux machines qu’il est possible de s’opposer aux machines.
XIV.
81Mon enquête sur les Objets à comportements n’a pas toujours suivi un enchaînement logique. Parfois, elle a pris des chemins inattendus, par exemple en ravivant des souvenirs personnels.
82En 1995, pour célébrer la fondation de l’association anomos en Italie, j’avais invité le professeur Valentino Braitenberg (1926-2011) à donner une conférence sur la perception visuelle. L’illustre scientifique, neurologue et co-fondateur et directeur de l’institut Max Planck pour la Cybernétique biologique de Tübingen, s’était retiré pour sa retraite dans ma ville, Bolzano (également sa ville natale). À l’époque, je le croisais souvent sous les arcades de la Laubengasse, la rue principale, très distingué dans sa cape en loden. Il m’avait été présenté par Paolo Bozzi (1930-2003), son gendre et professeur de psychologie. Étant tous deux d’excellents violonistes et étant moi-même, à l’époque, étudiant au Conservatoire, nos conversations tournaient principalement autour des rapports entre musique et perception.
83C’est seulement plus tard, au cours de ma recherche sur les Objets à comportements, que j’ai découvert le texte qui avait rendu célèbre Braitenberg, Vehicles : Experiments in Synthetic Psychology, publié par MIT Press en 1984. Dans cet ouvrage, il suggérait comment, en compliquant graduellement un simple schéma de base qui reproduisait des comportements élémentaires, il était possible de construire des machines capables de comportements de plus en plus complexes. C’était en 2012, un an après sa mort, trop tard pour entamer avec lui une nouvelle conversation.
84Lorsque j’ai repris en main l’édition italienne de Vehicles, j’ai découvert une magnifique introduction écrite par Bozzi sous forme de récit fictionnel50 : un psychologue et un philosophe, en visite chez Braitenberg à Tübingen, commentent les évolutions d’un ensemble de machines, « laissées en liberté » dans un immense gymnase annexé au laboratoire. Enchantés comme les visiteurs qui, dans le Locus Solus de Raymond Roussel, découvrent les étranges inventions de Martial Canterel, ils se livrent à une réflexion sur leur capacité à décrire les « comportements » des machines. Le psychologue explique comment l’utilisation de termes comme « hésitation, recherche, désir, peur » pour la description des mouvements des objets, tout en risquant d’évoquer « des états impondérables de la psyché, dont la signification semble s’ancrer dans le royaume de l’introspection poétique, quelque part hors champ pour un observateur scientifique »51, sont pourtant inévitables. D’ailleurs, « en regardant les machines de Braitenberg, on découvre que des segments importants de leur comportement sont composés de déplacements toujours imprévisibles mais jamais capricieux ». Cette apparente cohérence interne des segments de comportement doit donc correspondre à un état physique précis, dans une situation précise : « “avoir peur” signifie précisément avoir cette structure interne et se trouver dans cette circonstance environnementale spécifique » – ce qui veut dire que les termes employés dans une perspective psychologiste ou anthropomorphiste « ne sont que les termes techniques du langage qui décrit les comportements »52. Le philosophe objecte que l’observateur externe ne peut pas distinguer ces états dans un flux, sinon par inférence. Comme l’explique Jean-Paul Laumond, « le problème fondamental de la robotique est un problème d’inversion : il s’agit de traduire l’action symboliquement exprimée dans l’espace physique en une fonction qui va être opérationnelle dans l’espace sensori-moteur53. Or, comme le suggère le philosophe de Bozzi, ce principe ne peut que se renverser de nouveau : l’observateur ne peut envisager l’opération motrice que comme une expression symbolique, il ne peut s’empêcher de transformer le quantitatif en qualitatif.
« Ce que tu veux dire », demande le psychologue, songeur, « est que, pour moi, observateur, les mouvements enregistrés par les yeux se traduisent automatiquement en qualités expressives, en interprétations anthropomorphiques ? »
« À peu près », répond le philosophe.
« Cette position serait en accord avec les expériences anciennes de mes collègues Heider et Simmel. Bien. Et tu ajoutes que, en moi, observateur, ces qualités expressives de l’action ancrées à certains états cinétiques légitiment automatiquement des usages linguistiques spécifiques, dont l’usage de locutions psychologistes, plus ou moins dans mon répertoire de compétences verbales ? » « C’est ce que je crois. »
« Bien. J’en parlerai avec Braitenberg. Tu verras qu’il donnera instruction aux techniciens pour qu’ils ajoutent ces deux éléments dans la tête des véhicules. Cela sera compliqué, mais en principe possible. Quand nous nous retrouverons la prochaine fois, nous trouverons des véhicules qui se poseront des questions sur les états internes de leurs semblables. Certains, je le crains, n’arrêterons pas de discuter, sans espoir d’épuiser le débat, du problème philosophique de l’esprit des autres54. »
XV.
85Très tôt dans nos recherches avec Samuel Bianchini, nous avons voulu mettre à l’épreuve de la psychologie expérimentale notre notion d’Objet à comportements. En 2013, nous avons entamé une collaboration avec Elisabetta Zibetti et Florent Levillain, de l’équipe de recherche en sciences cognitives Chart-Lutin, travaillant sur l’attribution de caractères psychologiques à des objets en mouvement et robots.
86Pour les deux chercheurs, la notion de comportement désigne les transformations observables d’un objet, notamment liées à son mouvement et à son déplacement, qui acquièrent un certain sens selon le contexte dans lequel elles interviennent. Dans un essai publié en 2017, mais discuté déjà à partir de 201355, Zibetti et Levillain proposent un modèle d’analyse qui se structure à partir de trois catégories, trois niveaux d’attribution de caractères psychologiques à des Objets à comportements. Essentiellement, ces trois niveaux correspondent aux trois questions suivantes : L’objet semble-t-il vivant ? L’objet semble-t-il agir intentionnellement ? L’objet semble-t-il tenir compte des objectifs des autres ?
87Au premier stade (Animacy), l’objet, dont les mouvements sont caractérisés par une tension erratique mais en apparence spontanée, par des déplacements irréguliers, de brusques changements de vitesse et de direction, est perçu comme fondamentalement autonome : il semble bouger tout seul et peut donner l’impression de réagir à son environnement immédiat. Il donne l’impression d’être « vivant », guidé, comme un animal, par un instinct encore obscur. Bien que l’objet puisse initier une interaction avec son environnement par des mouvements d’attraction ou de répulsion, son comportement est encore trop erratique pour être qualifié de pleinement intentionnel.
88Au deuxième stade (Agency), le mouvement de l’objet devient plus régulier, plus organisé, il semble prendre en compte l’environnement de manière plus sélective, comme s’il était orienté vers un but ou guidé par une intention.
89Au troisième stade (Mental Agency), l’objet semble maîtriser ses mouvements en fonction des transformations de l’environnement, et opérer selon un principe contingent d’interaction. L’objet en mouvement, déjà identifié comme intentionnel, se voit également accorder la capacité de représenter le contenu de l’esprit des autres. Cela signifie que le comportement de l’agent est perçu comme étant non seulement lié aux propriétés de l’environnement immédiat, mais aussi au comportement des autres agents avec lesquels il peut essayer d’interagir et de communiquer.
90On passe du psychologique au social.
XVI.
91Répondent, à distance, les anthropologues Emmanuel Grimaud et Joffrey Becker, aussi impliqués dans notre enquête sur les Objets à comportements :
« Quel que soit le terme employé (imputation, attribution, inférence ou abduction), les travaux d’anthropologie de l’art ont semblé osciller jusqu’ici entre deux tendances : d’un côté une vision qui privilégie la cognition comme étant le seul élément véritablement actif dans la relation à l’Objet à comportements (“tout est dans la tête de celui qui perçoit”). Les manières d’attribuer seraient donc des choix cognitifs et culturels, des schèmes mentaux contractés et soigneusement cultivés, les objets restant en quelque sorte inertes ou passifs. Et de l’autre, une vision moins statique et plus symétrique qui souligne l’étroite interdépendance entre les qualités propres aux objets et le cerveau du sujet percevant, pointant les variations d’interprétations que l’objet peut produire dès lors qu’il a un comportement propre. Les façons d’imputer seraient donc des réactions à des univers complexes d’objets, d’êtres, d’entités dotées de signatures comportementales, produisant chez les membres d’une culture donnée des habitudes mentales. Et si la psychologie la plus ordinaire de l’anthropomorphisme56 n’a cessé de démontrer que les humains passent une grande partie de leur temps à deviner à qui ils ont affaire et n’hésitent pas à projeter des caractéristiques anthropomorphes à tout ce qui leur est étranger, probablement pour faciliter la relation ou parce qu’ils ne savent pas faire autrement, ces inférences dépendent largement du comportement des objets en question, a fortiori lorsque nous faisons face à un objet ou un être qui ne nous ressemble pas57. »
XVII.
92Dans l’analyse de Zibetti et Levillain, l’attribution des différents niveaux d’agentivité aux Objets procède par l’identification de certains motion patterns ou behavioral markers, qui permettent à l’observateur d’ajuster et d’identifier les propriétés psychologiques suscitées par le mouvement de l’objet.
93À côté de ces éléments observables, il me semble fondamental de considérer non seulement, comme le suggèrent les anthropologues Emmanuel Grimaud et Joffrey Becker, un horizon culturel, lié au statut d’artefacts des Objets à comportements et qui en oriente les interprétations symboliques, mais aussi un horizon conceptuel, lié à leur statut d’œuvres d’art.
94Comme nous l’avons vu avec Hommage à New York, Petit Mal et ceux que nous avons appelés objets rétifs, souvent le mécanisme activé par les Objets à comportements (en tant qu’objets spéculatifs) est oppositionnel : posé un horizon culturel, un état du monde envisagé comme un problème, l’objet incarne une négation du fonctionnement « normal » de cet état du monde, avec l’objectif d’en critiquer la fonction, et donc la valeur. En effet, l’Objet à comportements est un objet qui ne se comporte pas comme un objet, une chose qui ne fait pas ce que les choses font habituellement, une machine qui ne fonctionne pas comme les autres machines…
95Une autre remarque méthodologique importante : si Zibetti et Levillain, pour définir leurs catégories, prennent en compte le front de la réception (la vérification des effets psychologiques du mouvement de la part des spectateurs), pour définir cet horizon conceptuel, nous sommes contraints de partir du front de la conception, c’est-à-dire du projet de l’auteur, comme il apparaît dans les documents qui accompagnent l’œuvre, ainsi que dans les indications fournies par le contexte institutionnel de présentation de l’œuvre – des éléments susceptibles d’orienter l’interprétation des observateurs.
96Par exemple, il est évident que l’espace de présentation du musée, le white cube dans son apparente neutralité, impose une première lecture d’un Objet à comportements, sinon en tant qu’artefact ou œuvre d’art, au moins en tant qu’objet culturel. Ensuite, la lecture du cartel, du propos de l’exposition, des notes de l’auteur, apportent d’autres éléments qui stratifient, complexifient et orientent davantage l’interprétation du sens du comportement. Paradoxalement, l’autonomie de l’objet dépend d’un projet.
97Si dans l’interprétation des sciences cognitives, elle relève d’une projection psychologique, dans l’horizon conceptuel de l’art, elle assume un statut métaphorique, voire allégorique.
98Prenons comme exemples trois objets produits par un contexte culturel spécifique, trois objets de critical design58.
99Le premier stade, l’Animacy level, peut être représenté par la série d’objets produits au Royal College of Art de Londres par James Chambers en 2010 et qui inclut Gesundheit Radio (une radio qui éternue automatiquement et périodiquement afin d’évacuer la poussière), Floppy Legs (un lecteur de disques et de disquettes qui se relève dès qu’il sent la présence d’un liquide sous lui, grâce à des pattes mécaniques qu’il peut replier) et AntiTouch Lamp (une lampe qui s’écarte dès qu’une personne s’approche de trop près). Le projet répond à une stratégie prisée par le design spéculatif anglais, le contrefactuel : le designer a imaginé les produits comme s’ils avaient été conçus par l’Attenborough Design Group (ADG), nommé en référence au célèbre naturaliste britannique David Attenborough. La lecture des mouvements inattendus et brusques de ces objets du quotidien est fortement influencée par le titre et les informations contextuelles qui ajoutent des connotations culturelles (mais on pourrait objecter que dans le cas d’œuvres d’art et de design, c’est toujours le cas), en évoquant d’un côté une forme d’animacy, comme s’ils agissaient d’instinct et notamment d’un instinct d’auto-préservation, et de l’autre une dimension sarcastique et critique vis-à-vis de l’horizon fonctionnaliste qui régit la production des objets technologiques.
100L’Agency Level peut être représenté par la série Technological Dreams N. 1 : Robots 2007 de Dunne & Raby. Parmi les Objets à comportements présentés dans cette série, il y a le Neurotic One (« Ce robot est très nerveux, si nerveux en fait, que dès que quelqu’un entre dans une pièce, il se tourne vers lui et l’analyse avec ses nombreux yeux. Si la personne s’approche trop près, il devient extrêmement agité et même hystérique ») et le Needy One (« Celui-ci est vraiment dans le besoin. Bien qu’extrêmement intelligent, il est piégé dans un corps sous-développé et dépend de son propriétaire pour se déplacer59 »). Il s’agit de robots intelligents, mais névrosés. Même s’ils restent des objets fonctionnels – ils répondent tous à une fonction instrumentale spécifique –, leur comportement les rend dysfonctionnels. Leur conduite est biaisée par une psychologie, même par une pathologie.
101Encore une fois, même si les formes des objets demeurent abstraites, leur mise en scène par des éléments contextuels (en l’occurrence la vidéo qui en montre l’usage par un personnage fictionnel) teinte l’attribution psychologique liée au mouvement d’une couleur ironique voire critique, dont la visée se situe sur le plan des valeurs culturelles et, le cas échéant, éthiques.
102Le troisième stade pourrait être représenté par le projet Res Sapiens 2011, réalisé par la designer néerlandaise Pieke Bergmans avec le LUSTLab de La Haye. Il s’agit d’une installation composée d’un ensemble de lampes de bureau posées sur un socle, qui bougent de manière autonome leurs articulations et changent leur orientation. Ces objets de mobilier ordinaires sont reliés à un ordinateur et leurs mouvements matérialisent les flux de données directement issues d’Internet. Comme l’explique Pieke Bergmans, « l’objet agit seul, il est programmé pour interpréter les données en des mouvements, dans une gestuelle qui lui est propre et qui tend à faire entendre des choses à ses congénères mais aussi pour l’être humain de manière matérielle et tangible60 ». Dans les intentions de l’auteur, les lampes incarnent « une sorte de communauté qui se confronte au front des spectateurs » – en proposant encore une fois un cadre de lecture spéculatif qui projette l’interprétation du mouvement physique sur le terrain du symbolique, voire du politique, en interrogeant le rôle des objets dans la société de l’information.
XVIII.
« […] car l’art est alors accompli quand il semble être de la nature, et inversement la nature atteint le but quand elle enveloppe l’art sans qu’on l’y voie. »
LONGIN, Du sublime61
« […] ars adeo latet arte sua. » OVIDE, Les Métamorphoses62
103Même si les modèles analytiques de la psychologie semblent nous rassurer, en nous expliquant que le comportement des choses n’est qu’un effet, une projection mentale sur un simple mouvement mécanique, d’autres effets persistent. Des effets qui relèvent de l’horizon, certes plus vague et instable, de l’esthétique. Car finalement les Objets à comportements sont des œuvres d’art. Mais, comme nous l’avons aussi dit, ils relèvent d’une conception spécifique de l’art. Un art technique qui tend à se dissimuler dans la nature, et qui en même temps, malgré tout, se maintient visible, en vertu de l’écart qu’il produit, de l’étrangeté qu’il introduit dans un horizon normalisé. Un art des effets, plus qu’un art des objets.
104À l’époque du maniérisme, Salomon de Caus, dans son traité Raisons des forces mouvantes 1615, décrit des automates à partir de ce qu’il définit comme « la raison des effets63 ». Le même terme est utilisé par de Latil pour classer les machines cybernétiques. Effet de vie, d’animation, d’agentivité, d’intentionnalité, de personnalité, d’opposition, de subversion : nous en avons décrit plusieurs déclinaisons. Mais on pourrait aussi, encore une fois, renverser la perspective, et envisager non pas ce que l’observateur humain projette sur le comportement des choses, mais comment le comportement des choses influence cet observateur. C’est ici que la dimension esthétique revient : l’effet de l’art est l’affect.
SALOMON DE CAUS, Raisons des forces mouvantes avec plusieurs machines tant utiles que plaisantes, auxquelles sont adjoints plusieurs desseins de grotes et fontaines, Paris, Hierasme Drouart, 1623, p. 109, 111. Bibliothèque de l’Institut National d’Histoire de l’Art, Collections Jacques Doucet, Fol KO 36.

105Ainsi, il faudrait encore une fois reconstruire l’histoire des Objets à comportements à partir des affects qu’ils produisent, de leurs récurrences, de leurs symptômes, de leurs effets collatéraux. La littérature nous fournit plusieurs descriptions, ainsi que les traités d’esthétique.
106Le comportement des choses ne suscite pas une simple incrédulité, une perplexité face à la confusion entre organique et inorganique, naturel et artificiel, mais une sensation instable de suspension, d’égarement, de doute, de soupçon, teintée parfois d’une vague peur, parfois d’un plaisir nébuleux, toujours d’excitation.
107Finalement, la trace est facile à suivre. Si l’on suit la ligne généalogique des Objets à comportements – des robots dysfonctionnels d’aujourd’hui aux machines cybernétiques, des robots révolutionnaires aux machines célibataires, des sculptures cinétiques aux objets surréalistes, et, plus en arrière, des automates qui hantent la littérature fantastique du romantisme aux théâtres d’automates nichés dans les grottes obscures des jardins maniéristes à la fin du XVIe siècle, aux statues qui s’animent dans l’Antiquité grecque – on remonte de l’Uncanny Valley du roboticien japonais Masahiro Mori à l’Unheimlich, l’inquiétante étrangeté analysée par Jentsch et Freud, du merveilleux du surréalisme au sublime d’Edmund Burke et du romantisme, du Wunder et de la meraviglia de la Renaissance tardive jusqu’au sublime de Longin…
108Tous ces termes, qui traversent l’histoire de l’art et de la pensée occidentale, racontent l’histoire du vertige64 qui nous saisit face au comportement des choses. L’histoire d’une faille, d’une zone d’ombre qui mine les certitudes rationnelles, qui entame le projet lumineux de la modernité. Ou au contraire, l’histoire d’une ouverture inattendue et exaltante, la découverte d’une perspective plus large, qui nous invite à dépasser les limites d’un anthropocentrisme devenu étroit, et à penser des nouvelles formes de société.
Notes de bas de page
1 Céleste Boursier-Mougenot, in « Composing Movement », interview par E. Quinz, in S. Bianchini, E. Quinz (dir.), Behavioral Object I. A Case Study : Céleste Boursier-Mougenot, Berlin-New York, Sternberg Press, 2016, p. 50.
2 Jean-Paul Laumond, in « Emboding Movement », interview par S. Bianchini, in ibidem, p. 201.
3 Jack Burnham, Beyond Modern Sculpture. The Effects of Science and Technology on the Sculpture of This Century, New York, George Braziller, 1968, p. 333 [Notre traduction].
4 Ibid., p. 25. Comme l’explique Burnham [p. 69-70], « pour la première fois dans l’histoire, notre culture a la possibilité de fusionner littéralement les activités organiques avec la précision géométrique et linéaire de la machine. Cela s’est produit récemment avec le développement des sciences théoriques et appliquées comme la cybernétique, la théorie des circuits électroniques, la théorie de l’information, l’analyse des systèmes, etc. Le résultat n’est bien sûr ni amorphe ni figuratif – comme nous décrivons l’organicisme naturel – ni linéaire ou abstrait – comme nous interprétons les machines classiques – mais une fusion des deux qui transcende la polarité stylistique existante. Dans un sens, une grande partie de ce que nous avons pris pour le style dans le passé sera finalement absorbée dans une esthétique anti-style ou sans style. Ici, les moyens de concevoir des objets et de les assembler aboutiront à des solutions optimales, quasi organiques ».
5 Ibid., p. 204. Il ajoute (p. 332) : « [ces machines sont] des organismes cybernétiques, construits mécaniquement pour simuler des modèles de comportement, dont le psychologue tente de discerner les origines par des tests empiriques. Si Walter admet volontiers que ces jouets de laboratoire ne présentent qu’une approximation du comportement des animaux - leur construction et leur neuro-interconnectivité étant beaucoup plus simples -, ils représentent les premières étapes mécaniques d’une reproduction de la fonctionnalité des organismes vivants ».
6 Ibid., p. 338.
7 Katherine N. Hayles, How We Became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago, Chicago University Press, 1999, p. XI.
8 Burnham, op. cit., p. 69-70.
9 Ibid., p. 369.
10 Ibid., p. 333.
11 Ibid., p. 313.
12 Ibid., p. 376.
13 Ibid., p. 332.
14 Charles G. Langton (dir.), Artificial Life, Reading (Mass.), Addison-Wesley, 1988, p. 33.
15 Roberto Cordeschi, La scoperta dell’artificiale. Psicologia, filosofia e macchine intorno alla cibernetica, Milan, Dunon, 1998, p. 1. Republié en anglais, dans une version augmentée, The Discovery of Artificial : Behavior, Mind and Machines Before and Beyond Cybernetics, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2002.
16 Descartes, Discours de la méthode, V, in Œuvres et lettres, textes présentés par A. Bridoux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 130.
17 Ibid.
18 Paul-Laurent Assoun, Lire La Mettrie, in La Mettrie, L’Homme-machine [1748], Paris, Denoël/Gonthier, 1981, p. 66.
19 Ibid.
20 Jacques Vaucanson, Mémoire à l’academie de Lyon (1741), cit. par Assoun in ibid., p. 65.
21 William Grey Walter, The Living Brain [1953], Harmondsworth, Penguin, 1961, p. 115 [Notre traduction]. Cf. Cordeschi, op. cit., p. 200-219.
22 Grey Walter, op. cit., p. 105.
23 Ibid., p. 109.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 118. Cf. le commentaire de Burnham, op. cit., p. 331-332.
26 Cf. Pierre Cassou-Noguès, Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener, Paris, Seuil, 2014, p. 109-117. Voir tout le chap. 6 « Les aventures apocryphes de la machine cybernétique », p. 105-121.
27 Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 253.
28 Pierre de Latil, La Pensée artificielle. Introduction à la cybernétique, Paris, Gallimard, 1954, p. 205.
29 Pierre Bal-Blanc, « Letter from Pierre Bal-Blanc to Robert Breer », in Ver Sacrum. The Death of the Audience, catalogue de l’exposition (Vienne, Secession, 2009), sous la direction de Pierre Bal-Blanc, Zurich, Niggli, 2011, p. 239.
30 Cit. par Pierre Bal-Blanc, op. cit.
31 Ibid.
32 Ibid., p. 240.
33 La position exprimée dans Beyond Modern Sculpture – il faut le préciser, car dans ses œuvres suivantes, Burnham prendra lui-même de la distance par rapport à ses positions précédentes. Je renvoie à mon texte, « A conceptual focus », in Jack Burnham, Hans Haacke, Esthétique des systèmes, sous la direction d’Emanuele Quinz, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 5-53.
34 André Breton, « Crise de l’objet » [1936], in Œuvres complètes, t. IV : Écrits sur l’art et autres textes, édition de Marguerite Bonnet, sous la direction d’Étienne-Alain Hubert avec la collaboration de Philippe Bernier et Marie-Claire Dumas, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 681.
35 Cf. l’analyse détaillée de l’engouement des surréalistes pour les Objets mathématiques in Guitemie Maldonado, Le Cercle et l’amibe. Le biomorphisme dans l’art des années 1930, Paris, CTHS-INHA, 2006 : « Ces modèles ou ces théories scientifiques se rejoignent dans une pensée de l’indétermination, certes paradoxale pour la science mais fondatrice pour l’expression artistique : indétermination des formes inobservables et mouvantes, indétermination de l’espace que l’on ne peut plus arpenter et qui sort du repère euclidien, indétermination des objets et formules ainsi produites, à la croisée entre l’abstrait et le concret, le calcul et l’imaginaire. Le biomorphisme se nourrit de ces redéfinitions, par exemple celle de la géométrie, habite ces zones de turbulence, entre un vocabulaire abstrait et les associations qu’il véhicule, zones où s’autonomisent les formes et où cèdent les repères établis » (p. 239).
36 Gaston Bachelard, « Le surrationalisme », in Inquisitions, juin 1936, n° 1, p. 1-6, repris dans G. Bachelard, L’Engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 7-12.
37 Breton, « Crise de l’objet », op. cit.
38 Roger Caillois, « Obliques », in Obliques, précédé de Images, Images…, Paris, Stock, 1975, p. 239.
39 Ibid., p. 241.
40 « L’auto-destruction ou l’auto-élimination est l’idéal du bon comportement d’une machine », Billy Klüver, « The Garden Party » in The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age, catalogue de l’exposition, sous la direction de K. G. Pontus Hultén, New York, Museum of Modern Art, 1968, p. 171.
41 Gustav Metzger, Auto-destructive Art Manifesto, 1959. Cf. Metzger, Writings 1953-2016, sous la direction de Mathieu Copeland, Zurich, JRP Ringier, 2018. Cf. aussi Jasia Reichardt, « The Art of Suicide », Time and Tide, 25 juin 1960, p. 731.
42 Le terme revient souvent dans les propos de Tinguely. Par exemple, cf. « Tinguely parle de Tinguely », extrait d’une émission de la Radio-télévision belge de la Communauté française, présentée par Jean-Pierre Van Tieghem, 13 décembre 1982, in Tinguely, Paris, MNAM-Centre Georges Pompidou, 1988, p. 362.
43 Collectif GOR (Julie Brugier, Olivain Porry et Filipe Pais), Manifesto, 3 février 2018, document inédit.
44 Jacques Ellul, The Technological Society [1954], New York, Alfred A. Knopf, 1964, p. 404, cité par Burnham, op. cit., p. 282.
45 Simon Penny, Petit Mal, http://simonpenny.net/works/petitmal.html [Notre traduction].
46 Simon Penny, « Embodied Cultural Agents : at the intersection of Art, Robotics and Cognitive Science », AAAI Socially Intelligent Agents Symposium, MIT, 8-10 novembre 1997, http://simonpenny.net/1990Writings/embodied.html [Notre traduction].
47 Penny, Petit Mal, op. cit.
48 Ibid.
49 C’est dans son intervention au colloque The Behavior of Things, au Centre Pompidou en 2013, que Penny rappelle les principes de sa proposition, qu’il reprendra ensuite dans son ouvrage Making Sense : Cognition, Computing, Art and Embodiment, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2017. Les citations qui suivent sont extraites de cette intervention inédite.
50 Paolo Bozzi, « Presentazione », in Valentino Braitenberg, I veicoli pensanti. Saggio di psicologia sintetica [1984], Milan, Mimesis, 2007, p. 15-21 [Notre traduction].
51 Ibid., p. 17.
52 Ibid., p. 19.
53 Jean-Paul Laumond, in « Emboding Movement », interview par S. Bianchini, in Bianchini, Quinz (dir.), Behavioral Objects I, op. cit., p. 189.
54 Bozzi, op. cit., p. 21.
55 Florent Levillain, Elisabetta Zibetti, « Behavioral Objects : The Rise of the Evocative Machines », Journal of Human Robot Interaction, 6 (1), 2017 p. 4-24.
56 Gabriella Airenti, « Aux origines de l’anthropomorphisme », Gradhiva, n° 15, 2012, p. 34-53.
57 Emmanuel Grimaud, Joffrey Becker, « Cinétiques du soupçon », document de travail, Projet de recherche Behaviors, 2019, inédit.
58 En opposant la dysfonction à la fonction (comme une stratégie de la liberté et de la créativité contre toute forme d’asservissement instrumental), le critical design se définit comme une approche expérimentale du design, qui emprunte les méthodes de l’art afin de questionner les conditionnements imposés par les objets – notamment technologiques – dans la société d’aujourd’hui. Les designers anglais Dunne & Raby proposent des tactiques de renversement des formes, des usages (et finalement des valeurs) de ce qu’ils appellent le design affirmatif, au service de l’industrie et du pouvoir. Conçus grâce à un savant dosage de conceptualisme, d’humour noir et d’étrangeté, les Objets à comportements deviennent des objets privilégiés de la stratégie du critical design. Cf. Anthony Dunne, Hertzian Tales. Electronic Products, Aesthetic Experience, and Critical Design, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2005 ; Jehanne Dautrey, Emanuele Quinz (dir.), Strange Design. Du design des objets au design des comportements, Villeurbanne, it : éditions, 2014.
59 Dunne & Raby, Technological Dreams Series : N.1 Robots, 2007, http://dunneandraby.co.uk/content/projects/10/0
60 Communiqué sur le site de l’artiste, http://www.piekebergmans.com/res-sapiens
61 Longin, Du sublime, XXII, 1, traduit du grec par J. Pigeaud, Paris, Rivage poche, 1993, p. 92.
62 « Tant l’art se dissimule à force d’art », Ovide, Les Métamorphoses, X, 252, traduit du latin par G. Lafaye, Paris, Gallimard, 1992, p. 329.
63 Salomon de Caus, Les Raisons de forces mouvantes avec diverses machines tant utiles que plaisantes auxquelles sont joints plusieurs desseins de grotes et fontaines, Francfort, Jan Norton, 1615.
64 Cf. Emanuele Quinz, Le Cercle invisible. Environnements, systèmes, dispositifs, Dijon, Les presses du réel, 2017, p. 211.
Auteur
Historien de l’art et commissaire d’exposition. Maître de conférences à l’Université Paris 8, et enseignant-chercheur associé à l’EnsadLab, École nationale supérieure des Arts Décoratifs. Ses recherches explorent les convergences entre les disciplines dans les pratiques artistiques contemporaines, des arts plastiques au design, de la musique à la danse. Il est l’auteur de Le cercle invisible (Les presses du réel, 2017), et il a dirigé plusieurs ouvrages dont Strange Design (avec J. Dautrey, it : éditions, 2014), Esthétique des systèmes (Les presses du réel, 2015), Behavioral Objects I (avec S. Bianchini, Sternberg Press, 2017). Il vit et travaille à Paris (France).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
Performer les savoirs
Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)
2022
Architectures of memory
Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
Glossaire critique et amoureux
Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023