La forêt mythologique de Jean Carbonnier
p. 31-41
Texte intégral
1L’hommage est un exercice de style. Le ton s’en complique dès lors que l’hommagier, affranchi par l’âge et la stature hors normes de son œuvre des rets et convenances de son magistère corporatif, a laissé perler à loisir son peu d’appétence pour les caresses de l’ego que ceux de sa génération ont vu supplanter trop souvent la rigueur du travail comme façons de reconnaître la place de chacun dans l’hippodrome des professions du savoir. Comment rendre hommage à celui qui les dévie avec espièglerie et fait thèse de moquerie de l’esprit de sérieux des « passionnés du droit » ou encore, très subtilement, nous rappelle que l’œuvre de connaissance n’est pas de placer la lanterne au-devant du sentier battu, mais à côté, là où personne n’a encore marché pour y laisser le témoignage de quelques brisées ?
2Il en va de Carbonnier comme de Cicéron, c’est le penseur des derniers temps qui nous donne la vision la plus libre de son sens politique et de sa foi scientifique. De l’exercice de cette liberté, je voudrais ici retenir deux textes puissants en ce qu’ils ouvrent, le premier, un passage novateur pour la science politique du droit français contemporain, le second, en ce qu’il trace la piste d’une anthropologie de la mémoire du droit et redonne vie à la question fondamentale du savoir subjectif, populaire, du droit qui n’est jamais que le souvenir actif d’une représentation héritée.
3Pour évoquer ces deux voies, il a fallu puiser, pour l’essentiel, dans des textes tenus pour marginaux dans l’œuvre de Carbonnier. Si Droit et passion du droit sous la Ve République, succès de librairie, n’est certes pas passé inaperçu, il n’en fut pas moins considéré comme un ouvrage d’humeur (massacrante) émaillé des fulgurances et pertinences qui font le miel des chasseurs de citations. En en reprenant la plupart des recensions, je n’aperçois pas qu’on ait dûment salué cette dénonciation de l’édifice fragile sur lequel s’adosse la souveraineté française et avec elle les législations qui prétendent accompagner ou devancer les évolutions sociales. Les reliefs de corporations qu’on nomme des « corps » y sont pris au mot de leurs responsabilités en tant que corps, et en leur sein, de chaque personne en charge, in fine, du destin d’autres personnes. Ravalée à l’enquête sociale qu’elle croyait avoir dépassée, la sociologie a pu en être heurtée, surtout dans la critique (qui est aussi autocritique) de la mission d’accompagnement des révolutions législatives des années 1970 et 1980 en matière familiale, où la multiplication des attentions segmentaires a abouti à une dilution des responsabilités que la société française a bien du mal à ressouder en son sein. Ce livre aurait pu être reçu à sa parution première en 1996 comme une clameur on ne peut plus autorisée sur la vanité institutionnelle, la dénégation des clercs et la massification des nuages sociaux. Ainsi aurait-il pu éclairer le chemin d’un septennat présidentiel qui s’annonçait alors soucieux de réduire la « fracture sociale ». Rarement les savants trouvent l’oreille du prince. Ce n’est qu’a posteriori, par ministère d’historiens, qu’on aperçoit la lucidité de ceux que leur temps a écoutés mais pas entendus. La seconde source à laquelle doit à mon sens s’abreuver une anthropologie progressive de la mémoire et du savoir du droit est généralement méconnue et des historiens et des juristes. Il s’agit du texte appelé par Carbonnier « Le Code civil » qui figure dans le premier volume des Lieux de mémoire édité par Pierre Nora en 1984. C’est loin du tumulte contextuel de la Ve République que le savant nous livre une conception hétérodoxe et lumineuse du Code comme constitution et du droit comme mythe, cette réalité qui n’en est une que dans la pensée des enfants et des anthropologues.
L’amère saveur de la Ve République
4Quand Carbonnier se demande ce que la Constitution de la Ve République a fait de la France, il pose une question impie. Passons outre les transgressions disciplinaires auxquelles il nous a habitués pour aller droit à l’argument. Si comme répétaient les anciens « un pays se construit sur le droit », de quel droit celui-ci est-il fait et avec quelles conséquences ? Quand la « passion du droit » vient aux esprits formés non pour le fabriquer mais pour l’appliquer, le diagnostic est réservé. Passion n’est pas raison et l’inflation de textes ayant de droit strict ou par pratique administrative portée de loi trouve dans une fascination irrationnelle des administrateurs publics pour la chose juridique une origine probable mais regrettable. À propos du Conseil d’État, qui recrute peu en faculté de droit, beaucoup à l’École d’administration, il note :
les conseillers, rompus au contrôle de légalité, ont une allergie au droit non-écrit, aux coutumes, au non-droit. À l’histoire, même s’il y a de bons historiens parmi eux : Madame de Maintenon, comme actrice de la révocation de l’Édit de Nantes, a éveillé plus de compréhension au Palais-Royal qu’elle n’en rencontre dans les Cévennes1.
5Le Conseil d’État, prêt à relancer les dragonnades ? Peut-être, après tout, la Ve en a fait d’autres. Surtout, par cette sérieuse attaque, est-il dit qu’un corps de l’État peut oublier l’histoire, à titre de corps, pas des êtres qui le composent. L’histoire, elle, n’oublie pas ce qu’un corps d’État a été formé pour faire, a déjà fait et pourrait encore faire. Dans cette analyse magistrale, sociologique et institutionnelle, d’un demi-siècle de France, Carbonnier frappe très juste les cibles qui traversent son viseur. Elles sont autant de facettes d’une même grimace : l’arrogante ignorance d’une France tristement « hexagonale ». La fondation de la Ve est diluée dans les hésitations et gestes contradictoires du père présomptif, De Gaulle, le « soldat heureux ». 1958 est pour Carbonnier plus qu’un seuil constitutionnel, mais le seuil décisif de la mutation des élites dans l’appareil d’État et dans la hiérarchie des valeurs attachées aux carrières dans l’idéologie nationale. C’est le moment où les premières générations issues de l’École d’administration viennent à gouverner, juger, faire des lois, emplir les partis, manager les entreprises publiques, mixtes, privées, gérer la culture, l’audiovisuel, le cinéma. L’omnipotence de la compétence acquise par concours est née.
6Historien, il souligne le péril d’abandonner aux consciences personnelles les leçons d’un passé que toute école de commandement devrait prodiguer avec profondeur, ne serait-ce qu’en raison du passé de ces vieux corps de gouvernement que des esprits nouvellement formés, mais à son sens peu instruits de ce qui change peu ou en tout cas ne change pas à coups de lois, viennent habiter. Juriste, il sourit de ces énarques « passionnés de faire des lois » et « ignorants du droit ». Qu’on se rassure, tout un chacun, élan ou grive, magistrat des comptes ou sociologue, prend des plombs. Il n’est pas moins délectable de lire et relire cette plongée savante et narquoise dans un demi-siècle d’histoire où, en matière familiale, l’espiègle doyen mit toutefois tout le poids de son engagement. Mentionnons ici, pour l’exemple, le thème majeur où l’homme aujourd’hui célébré, admis au Panthéon de la tradition classique, laisse aller son talent critique (dont les formules font penser au jeune Marx) pour interroger la nature contemporaine de l’État de droit et en son sein des droits de l’homme.
7Selon Carbonnier, « État de droit » et « droits de l’homme » sont entrés, pour la période considérée, dans l’ordre du sacré individualisé. « On a tant prêché les droits de l’homme et du citoyen, l’État de droit, que chacun en a pris une conscience plus chatouilleuse2. » La communion révolutionnaire, parfois certes un peu forcée, a laissé place à une sorte de self-service de la sacralité d’autant plus aigu que la dévolution en revient à chaque degré de la conscience individuelle et que l’efficace de cette conscience est en rapport avec la prise de responsabilité, l’animus, la fonction du corps physique où elle siège. Carbonnier lance une pierre dans le marais du conformisme. On oubliera peut-être le point d’impact, les ondes concentriques ont de quoi faire de grosses vagues sur les berges. Rebaptisés « droits humains » d’abord par intériorisation adolescente de l’égalité des sexes aux États-Unis (qui aboutit à sexer tout ce qui peut l’être pour ensuite chercher un vocable neutre), les droits de l’homme et du citoyen, comme l’État de droit qui les administre, ont emprunté la voie individualisante qu’entrevoyait Carbonnier. On en jugera, à la diable. Dans un débat philosophico-journalistique planétaire, on semble s’entendre à lier les « droits humains » à la portion d’humanité, culture, « ethnie », secte ou civilisation dont quiconque revendique l’appartenance. Dans la mesure où la pluralité des affects va de pair avec la conscience individuelle, chacun peut appartenir successivement ou simultanément à une théorie de religions ou de systèmes jamais clos ni contraignants pour lui/elle. Quant à l’État de droit qui doit administrer la dévolution des justes droits de l’individu, il ne peut être qu’universel, comme la justice de même épithète qui point en Belgique et en Espagne. L’abbé Sieyès ne pouvait pas plus prévoir la communication mondiale réduite aux caquets électroniques qu’il ne pouvait penser le « peuple » comme l’incarnation de tout le genre humain. La Déclaration de 1789 semble caduque pour l’air du temps. Elle est le temps adventice, si le vent tourne.
8Quand le Doyen parle d’économie politique, Marx, déjà cité, n’est pas loin. On n’est pas surpris de voir le jurisconsulte prendre par la loi des questions que d’autres saisiraient par les logiques plus ductiles du marché ou des méthodes de gouvernement. Par ampleur d’embrassade et force d’étreinte, il lie l’attitude du régime gaullien d’économie mixte, l’avènement sous François Mitterrand d’une décentralisation rejetée du peuple quand De Gaulle y associa son autorité, et le sacro-saint contrôle de légalité sans lequel il n’est de loi que de force.
Intermède-« Être ou ne pas être juriste »
9Comme souvent chez Carbonnier, le génie surgit sur les franges où sa pensée n’est pas invitée-ici le droit public, l’économie, la justice administrative. Pourquoi ? Digne élève de Julien Bonnecase qui fit son quatre-heures de l’école de l’exégèse et dispensa quelques générations de juristes de se justifier de n’en point parler3, Carbonnier était juriste, pensait droit, parlait droit. Pour lui, « juriste » voulait dire tout ensemble historien de tout, car tout a une histoire, curieux de tout, car tout est susceptible ou non de droit, et quand les rapports sociaux, les émotions, la beauté ou l’espérance entrent en droit, il convient de laisser grande ouverte la porte du licite et du légitime insusceptibles de législation : bylaws, coutumes, usages, habitudes, histoires, et tout ce que l’esprit de qualification peut inventer pour échapper à l’étiquetage qui engourdit les âmes et enferme les actes.
10Le « non-droit », dont qui ne sait rien de Carbonnier a au moins ouï-dire, est à mon sens un prononcé très élevé de ce qui ne relève pas du juriste dont le doyen propulse une définition contondante : « est juriste qui fait le droit ». Le « juriste » selon Carbonnier mériterait un long travail. Retenons-en ici la matière brute, franche d’exégèse et de commentaire. Le juriste est celui qui fait le droit. Il le pense, d’après la longueur du temps des exemples qui s’imposent à son raisonnement-ainsi est-il historien par essence. Il le crée à raison de l’état de la société qu’il interprète soit pour débloquer une situation de fait dont la praxis fait droit, soit pour devancer ce que d’autres sociétés, dans des circonstances homologues, ont fait droit, ou ce qu’il convient de faire droit au nom d’un sens syncrétique de la loi où les options civilisatrices déploient sous l’œil du légiste leur vertigineux potentiel. Il est alors sociologue, anthropologue, philosophe et prud’homme. Comme prud’homme, l’homme juste de la communauté, il devra juger selon les préceptes qu’il aura posés. Ainsi en va-t-il du juriste selon Carbonnier, un être sensible et ferme, un être capable de monter au plus près contre le vent, non pas de virer avec lui, un être de son temps et de tous les temps utiles à expliquer le sien, un prophète sous astreinte de philosophie. Le non-droit est ce qui toujours doit et devra lui échapper à moins que, comme les sociologues et les anthropologues, les psychanalystes ne concèdent leur disgrâce au temps utilitaire de l’efficacité. Comme l’ont spéculé les clercs des abbayes médiévales, les confesseurs surchargés de l’Espagne contre-réformatrice, et les normalisateurs de tous les temps, le rêve sera licitement soumis à législation, gros de responsabilités et assorti de clauses pénales, et l’inconscient connaîtra enfin son abornement. Les cognisciences seront la source du droit et les cogniscientifiques deviendront les juristes d’un nouvel âge, qu’à Dieu ne plaise.
L’oil de Voltaire sur la trahison des clercs
11Si la vérité est dans le détail, on ne m’en voudra pas trop d’insister sur ce qui apparaît comme la clef de voûte de la critique du droit contemporain par Carbonnier. Des rapports oscillatoires de l’État et de l’économie, il dégage un aphorisme digne des saillies recueillies par Beaumanoir ou Laboulaye.
[L] a politique dominante d’interventionnisme économique, d’économie mixte, a amené l’État à s’avancer sur des terrains toujours vastes où il heurte de plus en plus d’intérêts privés, non plus intérêts de citoyens, mais d’usagers, de créanciers.
12En outre ajoute-t-il, pour cerner l’esprit du demi-siècle,
quand il a libéralisé, déréglementé, il ne l’a fait qu’avec des repentirs, des retours, une réglementation d’arrière-garde, propre à susciter de nouveaux litiges4.
13Quand il se veut dirigiste, l’État devient un manager comme les autres qui affronte en interne ses ressources humaines et doit satisfaire ses clients, à l’extérieur ses concurrents, qui ne sont ni plus ni moins que lui des entreprises vouées à faire des bénéfices. Il faut ainsi bien moins d’« idéologie » qu’on ne l’a cru pour passer du plan au marché. Quand l’État privatise et déréglemente, vend l’argenterie sans pacte de réméré, il ne change pas de nature mais infléchit son caractère incertain vers un peu plus d’indécision. S’il est un axiome commun aux droits modernes, c’est bien celui par lequel l’imprévisibilité des institutions multiplie les frictions et alimente en litiges des juridictions peu enclines à les entendre.
14Dans cette logique de l’« hésitation » survient la décentralisation (loi du 2 mars 1982) dont Carbonnier balaye le sens, toujours actuel, comme un chat sait d’une respiration si l’air ambiant est paisible ou hostile :
en multipliant les lieux de pouvoir, [la décentralisation] a fait pulluler les tentations d’excès de pouvoir ; de cette fatalité sont nées les cours d’appel administratives5.
15Par cette fatalité s’est installée comme ailleurs dans l’Europe néodécentralisée une propension à la corruption que les cours de toutes sortes peinent à enrayer, quand elles n’y sont pas elles-mêmes entraînées par la faiblesse de tel ou tel de leurs membres.
16Son cher Voltaire semble lui tenir la plume quand il nous sert cet « enfin, n’est-il pas permis de supposer qu’en droit public comme en droit privé, il y aurait moins de procès s’il y avait moins de lois ? » Parmi les institutions de contrôle, les grandes, les plus anciennes, les juridiquement les plus nobles, la Cour des Comptes est épargnée, pas le Conseil d’État qui, dans son Rapport public de 1991, avait dénoncé avec beaucoup d’allant l’inflation législative alors même que saisi des projets de lois et de décrets, il aurait pu « au fil des ans, essayer de faire frein6. » Les fonctionnaires sont faits pour fonctionner, les hauts fonctionnaires pour fonctionner ad optimum. Quand « l’État hésite », et que l’État esquissé par le réalisme de Carbonnier, c’est, dans la période dite, un ensemble de personnes formées pour l’incarner, chacune de ces personnes détient, depuis le corps où elle se trouve placée pour agir, sa part de responsabilité dans la dérive de l’indécision et une responsabilité pleine et entière de ne pas enrayer la machine à perdre par le plein exercice de son pouvoir. De combien de cas symboliques de l’hésitation étatique les magistrats chargés d’en traiter n’ont pas fait leurs Calas et Sirven ?
Codex Locus Memori
Cherchez des souvenirs du droit dans les places publiques : le Corpus Iuris Civilis n’a pas tenté les statuaires et si la justice a ses palais, c’est qu’elle est justice, non point lois7.
17En donnant au séminaire de Pierre Nora à l’École des hautes études le « Code civil » comme monument significatif de la mémoire du droit national, Carbonnier étonnait, dérogeait, dérangeait. Comme d’autres avaient choisi le Panthéon ou le Mont-Valérien, l’île de la Cité aurait comblé les espérances des esprits syncrétiques de la nouvelle histoire. C’est un ouvrage de papier que mande le juriste convié à l’ouverture des portes de la conscience historique collective. La portée du texte qu’il fournit à l’appui de sa revendication de classement du grand Code à l’inventaire national comme seul témoin de l’idée de droit est anthropologiquement considérable et la lettre du maître dessine plus qu’un chemin, un programme.
18Notons d’abord un paradoxe. Les écoliers américains renouvellent chaque matin, la main sur le cour, leur « pledge of alliegance » à la Constitution des États-Unis, amendée mais inchangée depuis 1787. Pour honorer la première des démocraties modernes, c’est un très grand juriste, historien du droit, qui porta l’idée d’offrir à l’Amérique au nom de la République française un témoignage significatif de la fraternité des deux démocraties. Édouard Lefebvre de Laboulaye conçut la forme de ce témoignage et en confia au sculpteur Bartholdi la réalisation technique. Ce monument, la Statue de la Liberté, scintille dans la baie de New York, une flamme dans une main, une table de loi dans l’autre-la déclaration d’Indépendance contenant le Bill of Rights, les droits fondamentaux. Un jurisconsulte toujours révéré a pensé et réalisé le monument qui synthétise pour les Américains et pour le monde le génie d’un texte éclairant l’homme. On ne fit pas tant de cas du Code civil, dont Carbonnier démontre qu’il est pourtant la « vraie » constitution connue des Français. En outre, comble du paradoxe, le socle immense de celle qu’on appelle familièrement Miss Liberty est un musée narrant sa propre genèse dont l’ornement gigantesque qui saisit d’emblée l’œil du visiteur est un bronze d’où surgit cinquante fois plus grand que nature le profil d’Édouard de Laboulaye. Nulle part Portalis ou Napoléon n’ont de stèle au titre du Code qu’ils ont porté sur les fonds baptismaux, donné à la France, légué aux nombreux pays du monde qui l’ont adopté, copié ou adapté.
19Que sait un écolier français des fondements juridiques de son existence, tant il est vrai, selon la formule attribuée à Édouard le Confesseur, qu’« un pays se construit sur le droit » ? Pas moins que l’adulte profane, lequel n’en sait pas beaucoup moins, c’est à craindre, que le lettré voire l’étudiant en droit qui subit la loi concurrentielle de l’adaptation aux besoins du marché, dût-il sacrifier les options apparemment dépourvues de rentabilité à court terme où gisent les fondements de son apprentissage. Le sociologue Carbonnier donne une explication de poids à l’absence d’une volonté d’amarrer la conscience nationale à la mémoire du droit, donc du Code :
Si le code civil n’a pas été plus largement commémoré, écrit-il, il faut en rendre responsable, plutôt qu’une indifférence du grand public au droit, l’indifférence de la classe juridique au grand public, une certaine répugnance à voir dans les lois, au-delà d’un métier, une culture8.
20Comme Savigny jadis, Carbonnier impute à « la classe des juristes » l’excès d’hermétisme qui nuit au partage du droit.
21Qui fréquente ou a fréquenté les recoins du pays, ces culs-de-sac montagnards où la route prend fin aura sûrement vu, préservé dans un vieux coffre en bois un de ces Codes Napoléon, livrés par colportage, soigneusement annotés au graphite et insérés de folios personnels par des générations d’habitants. Tant est-il vrai « qu’en lui, les droits que lui-même abrogeait se sont déposés par strates ». L’historien sait s’y retrouver, et ô combien le paysan. De cette imprégnation dans le territoire, comme de son contenu syncrétique, le Code a retiré une force symbolique inoubliable. Symbole du temps arrêté, il garde le statut solitaire d’un livre canonique auquel on impute volontiers autre chose qu’il ne dit ou ne contient. Socle social, il est aussi socle mythique et mythe en soi. D’autant plus, que sans lui, le droit échappe vraiment au peuple.
22Ainsi Carbonnier soutient-il l’idée d’une constitutionnalité sociologique du Code.
En moins de deux siècles, le pays a vu avec flegme déferler plus de dix constitutions politiques (sans compter les sénatus-consultes, actes additionnels et manifestes de gouvernements provisoires). Sa véritable constitution, c’est le Code civil9.
23Car c’est en lui-son étude du demi-siècle de Ve République en témoigne-que sont récapitulées les idées forces qui structurent la société française. Aussi,
si les Français se souviennent collectivement du Code civil, ce n’est pas qu’ils soient capables de le connaître, donc de le reconnaître, article par article, arbre par arbre. Ils le découvrent comme la ligne mystérieuse d’une forêt à l’horizon-la forêt mythologique vers laquelle ils reportent leurs ignorances et leurs réminiscences du droit10,
24tout autant, ajoutons-nous que leurs aspirations. Ainsi le Code est-il un mythe : une référence immémoriale, le réceptacle souple de solutions offertes à la résolution des conflits, la certitude mémorielle de l’unité d’un ordre commun face à l’ignorance dont se nourrissent les régimes rétifs au sentiment populaire.
L’active présence du mythe
25Sur la foi de cette idée phare, Carbonnier se lit rétrospectivement comme on peut relire Montesquieu, cet autre Aquitain, comme une majestueuse polyphonie sur les niveaux de la matière juridique. De la « forêt mythologique » du droit immanent ou révélé, jusqu’aux nomenclatures de symboles que transmettent les aphorismes et enfin aux débats érudits, semblables aux conseils de sages suscités par les enquêtes par turbes aux XVe et XVIe siècles que valorise Montesquieu, Carbonnier porte la science du droit dans ses recoins obscurs, ses ateliers poussiéreux où le concret des faits est raboté par la généalogie des concepts et l’arithmétique de la raison, elles-mêmes soumises aux fluctuations et aux éruptions des rapports sociaux.
26Flexibilité, artificialisme, passion lui servent à redonner au droit les inspirations plurielles et les contours variables dont ses synthèses exigées par l’art pédagogique des manuels de formation des juristes ont nécessairement minoré l’influence. Comme chez Gény, Perelman ou Geertz, l’interprétation du droit occupe une place centrale dans la pensée du Doyen, mais loin de vouloir l’enfermer dans des systèmes de règles ou de méthodes, loin également de s’effacer derrière un relativisme socio-anthropologique stérile dans l’œuvre de décision, il œuvre tout grand le livre des lumières susceptible d’éclairer l’entendement de qui témoigne par mémoire, de qui légifère, de qui plaide contradictoirement, de qui juge, rejuge, sanctionne ou réhabilite.
27La tradition orale, la coutume écrite, les usages vestimentaires comme les termes d’adresse et de référence huilent l’étiquette du monde des juristes comme il en va de tous les mondes. Des distinctions culturelles s’y manifestent, du plus anodin des échanges verbaux, où se mesurent le rang, l’origine et le degré de courtoisie, aux plus sophistiquées des controverses théoriques. De l’urbanité à la sapience, le droit est mû par la rhétorique, articulé selon des catégories conceptuelles marquées par l’indispensable tension dialectique entre l’imitation par tradition et l’adaptation aux circonstances. L’intelligibilité du droit dans les sociétés est compréhension de l’ancien et saisie de la novation. Sans doute est-ce ce que l’on entend à présent sous le terme de « culture juridique » ? Jean Carbonnier, mobile et didactique, ductile et décisionnel, conceptuel épris de l’acuité des faits, croyait-il vraiment que la quête de l’intelligence du droit, comme toute quête que constitue une foi telle que celle qui l’animait, pût se résoudre à semblable aplanissement corporatiste ?
28J’inviterai pour ma part à prendre l’œuvre immense de notre cher Doyen comme on lit un manuscrit ancien. Les tremblements d’écriture, les incises a posteriori, les digressions apparemment insensées, les excès de modération suivis d’envols pamphlétaires, les contradictions aussi entre la pensée et l’action dessinent autant de joyaux épistémologiques nous invitant à surmonter l’esprit de système pour affûter nos analyses, et surtout à répudier le confort confiné des spécialisations sous-disciplinaires pour affronter les dialectiques multiples du chantier juridique au cœur des chantiers sociaux et culturels dans la plus grande diversité des temps et des lieux. Il n’y a pas plus de « carbonniéristes » que de « carbonniésiens ». Derrière l’humilité proverbiale de l’homme, réside, je le crois, la dynamique éclectique d’une pensée impossible à incarcérer dans une école, à moins que cette école ne soit celle, grande ouverte, de l’apprentissage humain.
Notes de bas de page
1 . Carbonnier J., Droit et passion du droit sous la Ve République, Paris, Flammarion (1996) rééd. 2008, p. 65-66.
2 . Ibid., p. 65.
3 . À la notable distinction près de M. Xifaras qui fit dans sa thèse (La Propriété. Étude de philosophie du droit, Paris, PUF, 2004) un banquet du quatre-heures de Bonnecase en l’incluant dans de plus vastes agapes encore où l’idée flottante de « propriété » peut être dégustée avec rigueur historique et précision philosophique auprès de tous ceux qui régirent un autre demi-siècle d’histoire, que Bonnecase avait aidé d’un trait à oblitérer.
4 . Carbonnier J., op. cit., p. 65.
5 . Ibid.
6 . Ibid.
7 . Carbonnier J., « Le Code civil », in Nora P. (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, (1986) rééd. 2008, I, p. 1331.
8 . Ibid., p. 1332.
9 . Ibid., p. 1345.
10 . Ibid., p. 1348.
Auteur
-
Louis Assier-Andrieu
CNRS/ISP-ENS Cachan
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