Google et la société de la requête
Esthétiques numériques et détournements
p. 188-202
Texte intégral
1« L’époque hypermoderne est contemporaine d’une véritable inflation écranique. » expliquaient déjà, en 2007, Lipovestsky et Serroy, ajoutant que « Jamais l’homme n’a disposé d’autant d’écrans non seulement pour regarder le monde, mais pour vivre sa propre vie1 ». Or, que recouvre l’expression très générale de « vivre sa propre vie » ? Elle comprend globalement nos modes de perception, d’expérience et de connaissance. Le monde, nous le découvrons maintenant à l’aide ou avec l’aide de nos écrans. Et à ce titre, le moteur de recherche de Google s’impose comme l’inéluctable interface de nos démarches et interrogations, voire de nos processus de découverte.
2Ainsi, selon le site Netmarketshare, en janvier 2017, Google pouvait réclamer près de 78 % de toutes les requêtes Web. Yahoo était limité à 6,4 %, Bing, à moins de 8 % et Baidu, le moteur de recherche chinois, à 6,37 %. 78 % des requêtes, cela signifie quotidiennement plus de quatre milliards et demi d’interrogations. Il y a là une réelle mainmise sur nos requêtes, comme si elles passaient toutes par le chas de l’aiguille de Google. On se dit bien ironiquement que si on parvient à faire passer des milliards de requêtes par cette simple ouverture horizontale, on peut bien faire aussi passer un chameau par le chas d’une aiguille – les métaphores bibliques ont parfois leur utilité. Ces requêtes, faites dans le confort de son espace de travail ou de vie ne nous font pas seulement voyager à travers la planète sur un mode sémiotique, celui des textes et des images qui peuplent les pages Web que nous consultons, mais sur un mode physique ou matériel aussi. Chaque requête nous conduit à faire pour environ 2 000 kilomètres d’aller-retour entre les divers relais et centres de données utilisés, sollicitant de ce fait 1 000 ordinateurs en 0, 2 secondes et consumant l’équivalent de 17 secondes d’une ampoule de 60 watts.
3Nous vivons de plus en plus dans une société de la requête (« a society of the query »), pour reprendre l’expression de Geert Lovink, société fondée, comme il le dit, sur une « googlisation de nos vies », c’est-à-dire sur une mainmise de cette compagnie sur de nombreuses sphères de notre existence, qu’elle soit en ligne ou non. Pour le dire simplement, « la requête est devenue la façon dont nous vivons aujourd’hui2 ». Elle est au cœur d’une économie de l’attention. En fait, « L’horizon de Google est celui de l’Internet “everyware” », qui caractérise « l’ère de l’informatique ubiquitaire, partout présente, car n’ayant plus besoin d’ordinateurs – ou du moins de machines se donnant comme telles »3.
4Ainsi, quelle que soit la question, la barre d’interrogation du moteur de recherche de Google se fait le plus grand plaisir de trouver une série de réponses, qui prennent la forme d’un hyperlien vers un site ou une page quelconque. La compagnie de Mountain View a même proposé il y a quelque temps une mise à jour pour la recherche sur téléphone mobile qui donne des réponses avant même que la question ait été complètement rédigée4. Mais, comme le demandent Martina Mahnke et Emma Uprichard, « comment un moteur de recherche peut-il savoir ce que nous ne savons pas et ne voulons peut-être même pas savoir5 ? »
5La mise à jour est présentée par Google comme une avancée majeure dans l’accélération des processus d’interrogation des bases de données, mais elle vient enrayer les processus cognitifs des usagers, en les considérant comme d’ores et déjà anticipés et pris en considération. On ne sait pas encore tout à fait ce qu’on veut, mais les résultats sont déjà affichés et le pari lancé est qu’ils répondent à nos besoins. Geert Lovink le dit explicitement, à la suite de Joseph Weizenbaum : « Le problème de l’Internet […] est qu’il nous invite à le voir comme un oracle de Delphes. L’Internet va apporter la réponse à tous nos questions et problèmes. Mais l’Internet n’est pas un distributeur automatique dans lequel on jette une pièce de monnaie et qui vous donne tout ce que vous voulez6. » Ce n’est pas une machine innocente, c’est une machine qui retient et qui parvient à anticiper nos besoins. C’est un artéfact qui « tient le monde par ses pensées7 ». L’idée même d’un oracle le dit bien : l’interrogation engage moins un processus de découverte, avec ses erreurs et ses approximations, qu’une connaissance par révélation ou éblouissement8. Nous entrons du texte dans une barre d’interrogation et des réponses nous apparaissent, toutes faites, ordonnancées, prédigérées. Quelle logique a prévalu dans l’ordonnancement de ces résultats ? Quelle valeur attribuer à ces résultats obtenus de façon quasi instantanée9 ? Les algorithmes sont tenus secrets. La boîte noire est étanche. Et elle nous rend de moins en moins téméraires, soumis aux diktats de calculs complexes et cachés. Stéphane Degoutin le signale de façon imagée dans une entrée de carnet intitulée « Les sirènes de l’omniscience » :
Le danger d’un raccourci est de conduire trop rapidement à la destination. Si la réponse à toute question est instantanément accessible, il devient inutile de chercher une réponse soi-même, donc de réfléchir. Dans ces conditions, la pensée spéculative perd sa raison d’être. […] Les victimes d’Internet seront celles qui n’auront pas eu la force de résister aux sirènes de l’omniscience. Incapables de laisser le moindre détail inconnu, ils ne sauront plus généraliser une idée10.
6La suite de logiciels et de ressources rendus disponibles par Google modifie notre façon d’entrer en contact et d’interagir avec les données accessibles en ligne. Et on ne fait que commencer à comprendre les transformations en jeu. Les entreprises déployées par Google sont tentaculaires, elles touchent de plus en plus d’aspects de notre quotidien, et plus précisément de nos activités sémiotiques. Que ce soit Google Maps, Google Street View, Google Images, Ngram Viewer, etc., tous ces projets portent sur ces représentations par lesquelles nous connaissons le monde et entrons en interaction avec nos pairs, présents et passés.
7L’impact de ces ressources est cognitif et symbolique. Nous sommes au cœur de la révolution numérique. Or, il importe, comme l’indique Stéphane Vial, de comprendre « de quoi la révolution numérique est la révolution. Comme toutes les révolutions techniques précédentes, elle est une révolution phénoménologique, c’est-à-dire une révolution de la perception : elle ébranle nos habitudes perceptives de la matière et, corrélativement, l’idée même que nous nous faisons de la réalité11 ».
Fig. 1 : « G is for Google », capture d’écran, https://abc.xyz/, 2017.

8D’ailleurs, avec la création toute récente de la compagnie Alphabet, Google ne veut pas simplement occuper l’espace symbolique du cyberespace, il ne veut pas être banalement au cœur de nos interrogations sur les données disponibles, il entend même s’approprier le code qui est utilisé, voulant concevoir l’alphabet avec lequel nous ferons lesdites interrogations. Un tel désir d’omnipotence ferait rire, s’il apparaissait dans un mauvais film de science-fiction, tel le docteur au cœur de la machination nucléaire dans Dr Strangelove de Stanley Kubrick, mais il fait plutôt grincer des dents. Google qui devient Alphabet, c’est Gutenberg qui ne se contente pas de développer un modèle viable de presse à imprimer, mais qui, quinze ans plus tard, devant le succès phénoménal de son invention, entreprend de réinventer l’alphabet lui-même, et pas seulement la dimension matérielle de ses composantes. Comme l’indique Larry Page, sur la page d’introduction de la compagnie :
Pour Sergey [Sergey Brin] et moi, c’est un nouveau chapitre très excitant dans la vie de Google : la naissance d’Alphabet. Nous avons choisi le nom Alphabet parce qu’il signifie une collection de lettres, qui représentent le langage, l’une des innovations les plus importantes de l’humanité, et qu’il est au cœur de la façon dont nous indexons Google12 !
9En fait, Sergey et Larry (notons au passage l’utilisation des prénoms, signe d’une familiarité recherchée) ne veulent pas se limiter à l’alphabet – dont ils célèbrent rien de moins que la naissance ! –, mais entendent explorer un vaste éventail de projets ou de produits qui visent à renouveler notre expérience du monde. On dira que la création d’Alphabet n’est qu’une stratégie de capitalisation boursière, mais les projets de la compagnie sont pharaoniques. Chaque lettre de l’alphabet représente au moins un projet de la compagnie. Ce sont en fait plus de 78 projets qui sont ainsi réunis, de YouTube à Nest, en passant par Boston Dynamics (spécialisée dans la robotique), Android, Books, etc. Tous les aspects de notre existence seront bientôt reconfigurés par une composante d’Alphabet, dont l’emprise est d’autant plus grande qu’elle se dissimule sous des dehors bon enfant. C’est tout l’art du doublespeak, défini par Georges Orwell dans le cadre de sa dystopie 1984, que de faire passer ses ambitions pour des désirs d’enfants. La persona de Google, ce masque que la compagnie aime porter, est en effet celle d’un jeune enfant, naïf et enthousiaste. Les premières publicités qui annonçaient la création d’Alphabet et même encore la page d’accueil de la compagnie jouent sur le caractère puéril de la démarche. Elles misent sur des blocs de bois de lettres et de chiffres, des cubes traditionnels, innocents et enfantins. L’alphabet est au cœur de l’apprentissage de la langue écrite ; c’est la première matière enseignée à l’école primaire. La stratégie est presque perverse. Comment se méfier d’une compagnie qui veut se faire passer pour un enfant, puisqu’elle aligne son image corporative sur un imaginaire puéril ? Si Alphabet veut réinventer le monde, elle entend le faire depuis la petite enfance, façon de dire que tout sera repris à zéro, ce qui n’est pas sans risque.
ESTHÉTIQUES NUMÉRIQUES : UNE LOGIQUE DU DÉTOURNEMENT
10Il n’est pas surprenant que les réactions à l’hégémonie de Google/ Alphabet se multiplient, que les artistes et les créateurs aient entrepris de s’approprier et de détourner les moteurs et dispositifs de Google. Ces projets s’inscrivent dans ce que Lev Manovich nomme info-aesthetics, que nous pouvons aisément traduire par esthétiques numériques13. Pour Manovich, ces nouvelles esthétiques s’imposent comme une catégorie-clé de la culture et reposent sur une exploitation des bases de données et de leurs possibilités. Il s’agit, comme le dit Geert Lovink, « d’inventer de nouvelles façons d’interagir avec l’information, de nouvelles façons de la représenter et de nouvelles façons d’en faire émerger le sens14 ».
11Ces esthétiques numériques ne sont pas toutes convergentes ou positives ; elles sont aussi réactives et divergentes. Si leur forme première est une relation dynamique établie entre bases de données et visualisation de l’information, qui ouvre la voie à de nouvelles formes symboliques d’une grande richesse et complexité15, elles permettent aussi d’autres avenues, secondes en ce qu’elles viennent poser un regard critique sur les limites du numérique, ainsi que sur les principales bases de données. Ces entreprises procèdent alors par appropriation ou détournement de plateformes ou de logiciels informatiques. Elles ne témoignent pas de la puissance du numérique comme média, mais de la toute-puissance de certaines entreprises qui en manipulent le destin. Google apparaît dans ce contexte comme une cible de choix sur de nombreux plans ; et on s’arrêtera ci-après sur le plan de la requête en tant que tel. Mais les détournements s’attaquent aussi bien au traitement de l’image et au principe de visibilité absolue que le moteur de recherche Google Image engage, qu’à la représentation du monde et à son balisage par Google Street View, Google Earth et leurs nombreux sous-produits. Google Books et son projet de construire une véritable bibliothèque de Babel suscitent aussi des détournements, de même que Google Arts and Culture. Pas un aspect de ce qui nous définit n’est négligé, comme si Alphabet était le titre d’un cycle de science-fiction d’Isaac Asimov.
12Les propositions de détournement de Google ont été nombreuses ces dernières années, et elles entreprennent très souvent de placer l’internaute dans une situation de défamiliarisation face au moteur de recherche. Un projet tel que The Internet says No16 de Constant Dullaart offre depuis 2008 une émulation de la page d’accueil standard de Google, à ceci près que l’écran oscille de gauche à droite, comme s’il nous disait non de la tête. Le moteur est fonctionnel, la présentation des résultats d’une requête respecte en tous points les paramètres de Google, mais l’écran continue d’osciller, ce qui rend la consultation difficile.
13Laisse-moi chercher ça17, projet réalisé en 2009, apparaît comme un didacticiel totalement superflu puisqu’il rejoue pour nous les étapes de notre interrogation du moteur. On entre un terme, on presse sur la touche rechercher et l’œuvre nous présente les étapes de notre recherche. La séquence filmée se termine avec l’interrogation ironique « Alors tu y arriveras sans nous la prochaine fois ? » L’ironie ne fait qu’accentuer la leçon de cette démonstration, qui est bien la facilité déconcertante avec laquelle nous manipulons ces moteurs, sans rien connaître de leur fonctionnement réel. Pour René König et Miriam Rasch,
De la même façon que nous ignorons d’où viennent l’eau qui coule dans nos robinets et l’électricité que nous utilisons couramment, comme c’est à peine si nous remarquons la rue que nous empruntons à moins qu’elle se termine en cul-de-sac, nous n’avons guère d’idées sur le fonctionnement de la recherche en ligne. C’est une technologie enchâssée dans une boîte noire, ce qui veut dire qu’utiliser un moteur de recherche ne requiert aucun savoir précis sur la technologie utilisée en tant que telle18.
14Cette situation nous rend vulnérables à toutes sortes de manipulations, dont nous sommes bien incapables de discerner les tenants et aboutissants. Quel est le statut de nos interrogations ? Google a-t-il le droit de conserver des traces de nos interrogations ? De les analyser et de s’en servir pour affiner sa connaissance de nos comportements et habitudes de recherche ? Dans son projet de 2006, Ceux qui vont mourir19, Gregory Chatonsky réfléchissait déjà au statut de toutes ces informations que nous donnons gratuitement aux grandes compagnies du Web 2.0, reprenant ironiquement la déclaration des gladiateurs devant l’empereur avant d’engager le combat.
15Un projet tel que My Google Search History, Jan 07, 2011 – Nov 06, 2006, d’albertine meunier, alias Catherine Ramus20, exploite ce rapport ambigu aux traces que nous laissons au moment de nos recherches. Le livre contient la liste de ses requêtes, réunies sous des titres amusants « Le tourniquet est en rodage », « Incertitude espace-temps ». Ces listes nullement commentées donnent le vertige. Comme le dit l’artiste,
De plus en plus, nos vies, distillées sur les réseaux numériques, laissent des traces. Chaque moment passé sur Internet est guidé par des sites d’information, mais surtout par des moteurs de recherche, et laisse sur le réseau une petite trace invisible, comme un geste inutile. Jour après jour, notre pratique se répète, les mêmes gestes, les mêmes réflexes, les mêmes habitudes. De ces répétitions un sillon invisible se creuse qui trace le chemin numérique de chacun. […]
En 2006, Google lance le service Search History et stocke les recherches des internautes. Depuis ce premier jour, albertine meunier compile scrupuleusement ses recherches et les donne à voir au public21.
16Les listes de termes de requête se présentent comme l’œuvre d’un Petit Poucet nous permettant de suivre à la trace ses pérégrinations dans les méandres du réseau. Chaque terme est une requête, l’activation possible d’un hyperlien et, ultimement, l’exploration d’une page Web. Il y a là comme une tentative d’épuisement de données, qui fait dire à Étienne Gatti que « My Google Search History exprime le temps d’une Société de la requête où la rapidité du flux d’informations accélère notre perception du temps. Le flux est ici matérialisé22 ». Ce flux est peut-être matérialisé, mais il est rendu inefficace, en quelque sorte neutralisé par sa mise à plat sur les pages d’un livre, entreprise de remédiatisation à rebours qui vide de ses fonctionnalités un dispositif par ailleurs tout puissant. My Google Search History n’est pas une histoire secrète, mais un récit excédentaire, une narration qui tient des nouvelles de Jorge Luis Borges, comme s’il était possible de se souvenir de tout, y compris des requêtes les plus futiles.
Fig. 2 : albertine meunier, Les Dessous de L.H.O., 2013.

Capture d’écran.
17Dans cette même logique de résistance à l’hégémonie de Google, albertine meunier a monté un projet intitulé Les Dessous de L.H.O. ou l’incontestable manque de culture de Google pour l’art ! Elle a produit un « Ready Made Hack » à partir du ready-made proposé par Marcel Duchamp en dessinant des moustaches sur la Joconde, détournant ainsi la toile de Léonard de Vinci. « À son tour, albertine appose la mention Net Art aux réponses données par Google pour l’œuvre L.H.O.O.Q de Marcel Duchamp en parvenant à modifier l’information directement dans le Knowledge Graph de Google. albertine montre ainsi la fragilité de l’accès à la connaissance proposé par Google23. » Même si ce n’est que de façon éphémère, elle montre qu’il est possible de rejoindre l’arrière-scène et de mettre quelques grains de sable dans l’engrenage. Et comme pour les ready-made de Duchamp, leur efficacité n’a pas à être établie sur-le-champ, mais dans la longue durée.
GOOGLE POETICS
18Le logiciel de saisie semi-automatique de Google est la cible de nombreux projets de détournement, en raison de son caractère systématique et de l’aliénation qu’il sous-tend. Quand une machine sait mieux que nous ce que nous voulons, quand un algorithme détermine ce que nous tentons de dire avant même que nous ayons pris le temps d’y penser, ce sont les formes de notre subjectivité qui sont, du coup, menacées. Nous ne sommes plus des singularités, mais de simples représentants d’un ensemble dont nous pouvons déterminer les valeurs, attentes et désirs. Il devient important dans un tel contexte de se rebeller, en surlignant l’absurdité de la situation.
19Un projet tel que Google Feud, à mi-chemin entre Google et le jeu télé américain Family Feud, offre ainsi la possibilité de jouer à anticiper les réponses suggérées par la saisie semi-automatique. Quatre catégories sont identifiées : culture, people, names, questions ; il faut deviner quelles ont été, par ordre d’apparition, les saisies semi-automatiques suggérées par Google. Des valeurs sont associées aux réponses, on peut ainsi compter ses points, jouer contre d’autres internautes, mais surtout expérimenter pour soi le caractère souvent insignifiant ou aberrant des résultats. Si la saisie semi-automatique est une manifestation du Web intelligent, on peut douter de la crédibilité de cette intelligence fondée sur une encyclopédie essentiellement pipolisée et impressionniste. De la même manière, Google Image Quiz24 présente une photo ou une image et nous demande de deviner quel terme est à l’origine de la requête. Les effets de surprise sont multiples, le lien entre les termes et les images étant fréquemment absurde ou étrange. Dans « Algorithming the Algorithm », Martina Mahnke et Emma Uprichard soulèvent la dimension carnavalesque de ces détournements ludiques du moteur et des algorithmes de recherche et de complétion :
En soi, l’algorithme de saisie semi-automatique peut être considéré comme un Golem, selon la logique de Collins et de Pinch [dans leur essai de 1998 The Golem : What You Should Know about Science]. Une créature mythologique. Un peu cinglé. Bête. Ludique. Ni bonne ni mauvaise. Qui ne fait que rechercher, en attendant des instructions sur ce qu’il faut rechercher. À notre tour, nous suggérons que nous pouvons nous servir de l’algorithme de recherche de Google pour des usages frivoles afin de perturber et de troubler les mots ordinaires qui définissent et façonnent notre monde. Nous pouvons nous saisir de la saisie semi-automatique de Google pour résister et brouiller le portrait. Après tout, pour chaque « recherche », il doit y avoir une « réponse » qui sert à découvrir quelque chose qui peut ou non avoir déjà été recherché. La recherche et le résultat ne peuvent être séparés, ils vont de pair. Il faut donc naviguer et rire à travers les hyperliens, glousser de joie en dénichant, découvrant et récupérant de nouveaux espaces, de nouveaux mondes et tout ce qui surgit de manière inattendue. Se servir de Google d’une façon frivole afin de créer de nouvelles fables algorithmiques, de nouvelles histoires et de nouveaux futurs25.
20Il ne s’agit pas tellement de montrer que ces algorithmes sont susceptibles de donner des résultats aberrants que de conduire les usagers à reconnaître leur complète dépendance envers une technologie aux effets cognitifs et symboliques encore largement incompris.
21Le détournement du logiciel d’autocomplétion donne lieu à une pratique poétique d’un nouveau genre, à la croisée des générateurs de texte et des cadavres exquis. Cette pratique, c’est la poétique Google ou Google Poetics. Elle met l’accent, soit sur les ratés du logiciel, soit sur ses moments poétiques, mais une poésie rédigée par inadvertance, par le jeu des requêtes enregistrées. Des interrogations qui débutent par « je mange de la m » ou « je hais l » pourront donner lieu à des quatrains singuliers :
Fig. 3 : « Je mange de la m », moteur de recherche Google, 2017.

Capture d’écran.
Fig. 4 : « Je hais l », moteur de recherche Google, 2017.

Capture d’écran.
22On peut multiplier à l’envi les exemples, ce que fait le site du projet Google Poetics, qui propose sa propre liste multilingue de quatrains Googlesques. Le site propose même des formes longues, qui sont créées en mettant bout à bout des tentatives d’autocomplétion. Les poèmes notés sont à la limite de l’absurde, la concaténation des phrases crée un effet de surprise et une totalité surgit là où initialement il n’y a que des suggestions complémentaires. Le moteur de recherche de Google crée des formes signifiantes sans le vouloir, il génère des accidents de parcours ; mais à force de jouer avec du langage, il finit par produire du sens ou, pour être plus précis, par offrir à un usager un matériau apte à produire du sens. Le système produit des résultats, qui valent en eux-mêmes comme totalité, suivant l’adage de Marshall McLuhan, pour qui le médium est aussi le message.
CONCLUSION
23Les ressources mises en ligne par Google participent à une transformation majeure de notre rapport à la connaissance. L’efficacité et la rapidité des algorithmes, le caractère exhaustif et systématique de la saisie d’information, comme si le monde entier avait été capté par les serveurs de la compagnie, modifient en profondeur nos processus de découverte. Ces ressources nous rendent-elles moins intelligents (c’est l’hypothèse de Nicolas Carr26) ou au contraire nous font-elles imaginer une intelligence collective (comme l’imaginait déjà en 1997 Pierre Lévy27) ? Les supputations vont bon train. Mais il est indéniable que le changement sera profond.
24On ne fait que commencer à explorer les impacts et contrecoups des ressources mises en ligne par Google. Ce conglomérat est en train d’archiver le présent au moment même où il se déroule : nos écrits, nos pensées, nos images, nos habitudes, nos communautés et amis s’y retrouvent, et nous sont redonnés selon des algorithmes tenus secrets. Même nos espaces physiques y trouvent refuge. Notre quotidien est l’objet d’une tentative d’épuisement de ses données et nous participons allègrement au processus, heureux de nous y retrouver, de faire partie de ce qui est archivé28.
25Dans ce contexte, le développement des esthétiques numériques doit passer non seulement par une exploration des stratégies de visualisation des données, ce que font les infos esthétiques à la Manovich, mais aussi par un détournement des modes hégémoniques d’organisation et de traitement de ces données, par une réflexion critique et une réappropriation de ces modes. Les pistes explorées ici ne sont que le point de départ d’une vaste exploration sur les nouvelles architectures de mémoire et leur construction de notre contemporain.
Notes de bas de page
1 Gilles Lipovestsky et Jean Serroy, L’Écran global : culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2007, p. 281.
2 Geert Lovink, « La société de la requête et la Googlisation de nos vies », in internetactu.net, revue sur Internet, dossier Une société de la requête, 2009,http://www.internetactu.net/2009/12/15/une-societe-de-la-requete-14-de-la-googlisation-de-nos-vies/.
3 Ariel Kyrou, Google God. Big Brother n’existe pas, il est partout, Paris, Inculte, 2010, p. 20.
4 James Vincent, « Google Starts Answering Questions on your Phone Before You Finish Asking Them », in The Verge, mai 2015, http://www.theverge.com/2015/5/27/8666955/Google-instant-search-results-autocomplete.
5 Martina Mahnke et Emma Uprichard, « Algorithming the Algorithm », in René König et Miriam Rasch (éd.), Society of the Query Reader : Reflections on Web Search, Amsterdam, Institute of Network Cultures, 2014, p. 265. Ma traduction.
6 Weizenbaum cité par Geert Lovink, in « La société de la requête et la Googlisation de nos vies », op. cit.
7 Expression de John Battelle, citée dans l’article de Kylie Jarrett, « A Database of intentions », in Society of the Query Reader : Reflections on Web Search, op. cit., p. 17.
8 Bertrand Gervais et Anaïs Guilet, « Esthétique et fiction du flux. Éléments de description », in Bertrand Gervais et Alexandra Saemmer, Protée, vol. 39, n° 1, 2011, p. 89-100.
9 Comme le signale Jean-Claude Guédon, « si je tape “Obama”, j’obtiens, me dit-on, environ ( !) 686 millions de réponses en 0,17 seconde. Ce temps de réaction est de l’ordre de grandeur des réflexes humains, donnant ainsi l’illusion d’une réponse instantanée. Or, dans la perception et le jugement humains, le temps de réponse est lié de manière subtile à la crédibilité et à l’autorité de la réponse : répondre sans hésitation connote ou bien une grande maîtrise du sujet couvert, ou une grande franchise ». (J.-C. Guédon, « Google : une mémoire en trompe-l’œil », in Intermédialités/ Intermediality, n° 18, 2011, p. 121-136.)
10 Stéphane Degoutin, « Les sirènes de l’omniscience », in Nogoland, site Internet, 2010, http://www.nogoland.com/wordpress/2010/01/les-sirenes-de-lomniscience/.
11 Stéphane Vial, L’Être et l’écran, Paris, PUF, 2013, p. 97-98.
12 Larry Page, « G is for Google », https://abc.xyz. Ma traduction.
13 Lev Manovich, « Introduction to Info-Aesthetics », 2008, http://manovich.net/index.php/projects/introduction-to-info-aesthetics. Consulté le 2 août 2017.
14 Geert Lovink, « La société de la requête et la Googlisation de nos vies », op. cit.
15 On trouvera dans le Répertoire des arts et des littératures hypermédiatiques du laboratoire NT2 un vaste éventail (fait de plus de quatre mille œuvres) de ces esthétiques numériques, qui témoignent de la diversité de ces nouvelles formes symboliques. http://nt2.uqam.ca/search/site/?f%5B0%5D=type%3Arepertoire.
16 http://thedisagreeinginternet.com/.
17 http://www.laissemoichercherca.com/.
18 René König et Miriam Rasch, « Reflect and Act », in Society of the Query Reader, op. cit., p. 11. Ma traduction.
19 http://www.chatonsky.net/works/mourir/.
20 albertine meunier, My Google Search History, Jan 07, 2011 – Nov 06, 2006, Paris, L’air de rien, 2011.
21 Ibid., 4e de couverture.
22 Étienne Gatti, « Le temps réapproprié », postface de My Google Search History, op.cit., p. 152.
23 albertine meunier, Les Dessous de L.H.O., le livre, http://www.albertinemeunier.net/les-dessous-de-lho-le-livre.
24 Lien Internet : http://silviolorusso.com/work/Google-image-quiz/. Consulté le 2 août 2017.
25 Martina Mahnke, Emma Uprichard, « Algorithming the Algorithm », in Society of the Query Reader, op. cit., p. 266-267. Ma traduction.
26 Nicolas Carr, Internet rend-il bête ? : Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Paris, Robert Laffont, 2011.
27 Pierre Lévy, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du cyberespace, Paris, La Découverte, 1997.
28 Lire à ce sujet mon article « Archiver le présent. Le quotidien et ses tentatives d’épuisement », in Sens public, revue Internet, dossier (Re) constituer l’archive, juin 2016, http://www.sens-public.org/article1204.html.
Auteur
-
Bertrand Gervais
Le titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques, ainsi que le directeur du NT2, le laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques, créé en 2004. Fondateur et directeur (1999-2015) de Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, il est professeur titulaire au Département d’études littéraires de l’université du Québec à Montréal. Il a publié des essais sur la lecture, la littérature américaine, l’imaginaire et le numérique, de même que des romans, récits et nouvelles. Son dernier essai, Un défaut de fabrication. Élégie pour la main gauche, paru aux éditions du Boréal (2014) a été finaliste aux Prix du Gouverneur général du Canada. Il vient de faire paraître à l’automne 2018 un essai coécrit avec 5 autres chercheurs, intitulé Soif de réalité. Plongées dans l’imaginaire contemporain. Son plus récent roman, La Dernière guerre, a paru en 2017 aux éditions XYZ de Montréal.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
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Performer les savoirs
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2022
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2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
Glossaire critique et amoureux
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2023