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    Plan détaillé Texte intégral LE SAVOIR ET LE LIEUCROISER LES HISTORIQUES DE NAVIGATION ET DE MOBILITÉL’ENCYCLOPÉDIE ET LE MUSÉE IN SITULES FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA LOCALISATION Notes de bas de page Auteur

    Architectures de mémoire

    Ce livre est recensé par

    • Eléonore Marantz, Critique d’art, mis en ligne le 22 juillet 2020. URL : https://journals.openedition.org/critiquedart/63448 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.63448
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    Table des matières

    La mémoire géolocalisée

    Olivier Asselin

    p. 156-171

    Texte intégral LE SAVOIR ET LE LIEUCROISER LES HISTORIQUES DE NAVIGATION ET DE MOBILITÉL’ENCYCLOPÉDIE ET LE MUSÉE IN SITULES FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA LOCALISATION Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Les architectures de mémoire évoquent d’abord et avant tout non pas quelques lieux réels, comme la bibliothèque ou le musée, mais les banques de données virtuelles, qui sont devenues aujourd’hui la forme dominante de la mémoire. J’aimerais aborder une question peut-être négligée dans ce contexte dématérialisé : celle de la localisation de la banque de données et de la mémoire dans l’espace physique.

    LE SAVOIR ET LE LIEU

    2Pour aller très vite, on pourrait dire que le savoir s’est largement constitué contre la localisation. Avec l’écriture, puis l’imprimerie, il s’émancipe des lieux. Le texte – les tablettes d’argile ou de cire, les rouleaux, papyrus ou parchemins, le livre, manuscrit ou imprimé – devient le principal moyen de la production et de la diffusion du savoir. Dans ce mouvement, il s’émancipe de son premier support, le corps, celui du témoin, celui du savant, celui de l’auditeur, il est libéré de la mémoire et de la voix individuelles, de la coprésence, il est affranchi du lieu, du lieu de production, de transmission et de réception par la dimension allographique de l’écriture, par les vertus de l’inscription sur un support, par la reproductibilité et la portabilité du livre. Le savoir est ainsi largement délocalisé et, il circule librement. Et cette délocalisation est aussi probablement intimement liée au développement de l’idée d’une universalité du savoir. Passer du singulier au particulier, du général à l’universel, c’est non seulement étendre le domaine des objets étudiés et la communauté des sujets savants, mais c’est également délocaliser le savoir.

    3Paradoxalement, la diffusion du savoir sur un vaste territoire suscite un désir, tout à fait fantasmatique, de totalisation, qui revient souvent à une sorte de relocalisation. On se met à rêver au livre des livres, comme l’encyclopédie, mais aussi au lieu des lieux, qui pourrait contenir tout le savoir du monde dans une seule architecture, comme dans le Mouseîon d’Alexandrie, qui comprenait, entre autres, une bibliothèque et un musée.

    4La révolution numérique a assurément radicalisé tout cela. Avec l’ordinateur et le Web, comme banque de données et comme réseau, avec l’accroissement des capacités de stockage, de traitement, de circulation et d’échange, le savoir est aujourd’hui plus que jamais dématérialisé et délocalisé1. Évidemment, cette dématérialisation et cette délocalisation sont largement rêvées. En fait, le savoir a beau s’être largement émancipé, son support, lui, le matériel informatique, est toujours localisé : les ordinateurs, les périphériques, les fils, les antennes, les serveurs, etc. Le nuage, pour employer cette métaphore symptomatique de la banque de données, a pour condition de possibilité de gigantesques centres de traitement, avec des centaines de serveurs, qui, aussi « verts » qu’ils soient, constitueront rapidement de nouveaux déchets électroniques qui se retrouveront dans les dépotoirs numériques, généralement dans le « tiers-monde » (comme au Ghana).

    5Mais les vagues suivantes de la révolution numérique vont compliquer les choses, avec les plateformes mobiles, les téléphones intelligents et les tablettes, dotés d’un écran et d’une caméra, d’une connexion Internet et de technologies de localisation (boussole, accéléromètre, gyroscope et GPS). Tout à coup, les données virtuelles sont relocalisées dans l’espace réel, et leur articulation est automatisée en temps réel, selon la position spatiale et temporelle de l’usager et son déplacement.

    6Ces technologies transforment l’espace intime comme l’espace public en établissant des relations multiples entre la ville et le Web, entre les objets du monde et la banque de données, entre les communautés physiques et les réseaux virtuels. D’un côté, les données physiques sont localisées sur le Web, souvent par l’intermédiaire de logiciels et d’interfaces cartographiques ; d’un autre, les données virtuelles sont souvent localisées dans l’espace physique, notamment par le moyen d’applications de réalité augmentée. Cette nouvelle condition continue de nourrir une certaine délocalisation du savoir : on peut désormais et plus que jamais produire et recevoir des données n’importe où. Mais, en même temps, on peut aussi produire et recevoir des données relativement à la position qu’on occupe au moment précis où on s’y trouve.

    7Le savoir était généralement mis en série – selon la logique, la chronologie et le récit, selon l’inférence ou la succession, la causalité et la finalité. Il est maintenant aussi mis en espace – selon la spatialité et la localisation, selon la distance et la proximité. Avec la logique et le récit, la carte devient l’une des interfaces possibles avec la banque de données, un mode d’archivage, d’organisation et d’accès privilégié2.

    CROISER LES HISTORIQUES DE NAVIGATION ET DE MOBILITÉ

    8Le centre de cette nouvelle culture cartographique, qui fait dialoguer le Web et le monde, est évidemment Google. La mission officielle de l’entreprise est explicite : « To organize the world’s information and make it universally accessible and useful. » À l’origine (1995-1996), alors qu’il est doctorant à Stanford, Larry Page commence à travailler sur la structure mathématique du Web, selon la théorie des graphes. En inversant la logique du système, il s’intéresse moins aux liens qui partent d’un site donné qu’aux liens qui mènent à lui [backlinks]. Avec Sergey Brin, un autre doctorant de Stanford, il développe un Webcrawler sophistiqué et un moteur de recherche dont l’algorithme de recherche et de classement [page ranking] considère non seulement les mots-clefs, mais aussi le nombre de liens qui mènent à un site donné, ainsi que le nombre de liens qui mènent aux sites qui mènent à ce site, qui se révèlent d’excellents indicateurs de la « pertinence » – sur le modèle des « citations » scientifiques. Et c’est ainsi que l’entreprise est née. Et à partir de là, Google prend une expansion fulgurante, pour devenir, du simple moteur de recherche qu’il était, une plateforme globale d’accès au Web, un mode de vie même, avec un navigateur, un réseau social, des outils de productivité et des contenus, un centre de divertissement, un service de cloud computing, un système d’opération mobile et beaucoup de recherche et de développement du côté de la robotique, de la domotique, de l’intelligence artificielle, des biotechnologies, etc.

    9Mais dans cette histoire, la cartographie est un développement soudain et imprévu, qui mérite d’être interrogé. Depuis sa fondation, en 1996, Google est essentiellement un moteur de recherche. Mais à partir de 2004, l’entreprise diversifie soudainement ses activités, au-delà du moteur de recherche, du côté de la géolocalisation. Cette année-là, elle acquiert Keyhole, une compagnie qui a conçu (avec un important investissement de la CIA) EarthViewer, un logiciel de cartographie numérique et de visualisation des données géospatiales, qui deviendra Google Earth. Le fondateur de Keyhole, John Hanke, intègre alors l’équipe de Google pour prendre la tête d’une nouvelle division « Geo3 ». En 2004 également, Google entre en possession de Where 2 Technologies, une compagnie danoise, qui a développé Expedition, un logiciel cartographique, qui deviendra dès l’année suivante l’application Web Google Maps. Et, toujours la même année, Google achète ZipDash, une compagnie qui fait une analyse de la circulation en temps réel en s’appuyant sur une forme de crowdsourcing « implicite » ou plutôt involontaire, qui dépend de l’intensité et de la durée des communications cellulaires entre les usagers. La technologie est intégrée à Google Maps en 2007, sous le nom de Google Traffic.

    10En 2007, Google inaugure Street View, une autre cartographie du monde, réalisée cette fois par la photographie panoramique. En 2010 et en 2011, Street View commence à cartographier l’intérieur de certains édifices grâce aux « indoor maps » et à la « Business View » (accessibles sur Google Maps). En 2014, les images de Street View, qui sont régulièrement mises à jour, sont archivées et rendues accessibles, ce qui confère désormais à l’application une dimension historique.

    11Google Earth, lancée en 2005 et mise à jour plusieurs fois, a l’ambition d’intégrer toutes les applications cartographiques de Google. Elle permet d’accéder, dans l’apparente continuité spatiale d’un zoom numérique, à toutes les représentations de la terre : image synthétique de la planète, image aérienne (pour les villes) ou satellite (pour le reste du territoire), carte complète, modélisation 3D de la ville, photographies panoramiques au niveau de la rue (Street View), etc. Chacune de ces couches est annotée – noms, marques graphiques, images, etc. Chacune indique automatiquement la position de l’usager et son déplacement, en temps réel, sa destination et son itinéraire anticipé. Grâce à certaines applications, les usagers peuvent aussi contribuer à cette représentation, en y localisant des photographies ou des photosphères (panoramiques), des modèles 3D, des avis, des itinéraires personnels (sur My Maps et Google Local Guides), etc. Et aujourd’hui, la cartographie se poursuit au-delà de la terre, avec l’addition à Google Earth de Google Underwater, Google Sky, Google Moon, Google Mars, etc.

    12En 2008, Google lance l’application mobile de Google Maps pour Android (en 2012 pour iOS) avec un système de navigation en temps réel, l’application la plus populaire sur les téléphones, et enfin Google Earth mobile qui intègre Streetview, ce qui rend la banque de données disponible dans l’espace physique selon une logique cartographique. En 2009, Google lance Google Latitude qui permet de partager sa localisation avec ses amis, puis un Location History Tool (maintenant Your Timeline), qui visualise sur une carte son historique de déplacement par date et en fonction des heures (au départ, cette localisation est automatique, mais certains usagers s’en inquiètent et Google en fait une simple option). Et en 2012, Google fonde la filiale Niantics Labs, pour développer des jeux mobiles en réalité augmentée : Field Trip (2012) et surtout Ingress (également en 2012), un jeu extrêmement populaire (avec 14 millions de téléchargements) qui servira de modèle à Pokémon GO4.

    Google Maps, Your Timeline, Location History

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    (Source : Google Maps Blog, 21 Juillet 2015). Capture d’écran.

    13Au début, on a pu penser que cette soudaine excursion de Google du côté de la géolocalisation était marginale et que Google Maps n’était qu’un supplément – un simple planificateur d’itinéraire (route planner) – destiné à agrémenter l’expérience, centrale elle, du moteur de recherche. Mais aujourd’hui, après une douzaine d’années d’un développement ample et soutenu qui a fait de Google Maps une véritable plateforme, une nouvelle interface entre la banque de données et le monde, il est évident qu’elle fait partie d’une stratégie plus vaste, intimement liée au modèle d’affaires de la compagnie. Ainsi, cette ambitieuse opération de géolocalisation des données n’est pas philanthropique, elle n’a aucune fin scientifique ou éducative : elle est essentiellement commerciale.

    14La principale source de revenus de Google n’est pas dans la vente aux particuliers, pour qui tout est toujours gratuit ou presque, mais dans la vente de publicité et de données aux entreprises, qui assurent 90 % des revenus annuels de l’entreprise (qui furent de 75 milliards en 2015). AdWords, le service de publicité en ligne de Google, permet d’obtenir une place privilégiée dans le classement des résultats de recherche sur les pages de Google et des moteurs de recherche partenaires. Il permet surtout de présenter des publicités ciblées (targeted advertising) sur des sites personnels et commerciaux apparentés ou sur le chemin de recherche des usagers déjà intéressés par de tels produits (remarketing) – notamment sur Gmail, YouTube, Google Maps et sur tous les sites membres du réseau AdSense – et ce, sur toutes les plateformes – ordinateur, tablette, téléphone5.

    15Par ailleurs, Google Analytics (2005), le service d’analyse d’audience Web (disponible en freemium pour les particuliers et en premium pour les entreprises), peut non seulement compter les visites sur un site donné, mais aussi suivre les usagers sur le Web et sur plusieurs plateformes. Le moteur de recherche permet ainsi d’obtenir des données précieuses – plus précises et plus prédictives que tous les sondages, car elles sont obtenues en temps réel – sur les tendances sociales les plus complexes, au moment même où elles s’esquissent, avant qu’elles ne deviennent fortes, avec quelques jours d’avance.

    16Dans ce contexte, la géolocalisation des données représente un développement majeur. Les adresses IP et les cookies laissaient déjà la possibilité de localiser les usagers d’une manière générale (leur pays, leur ville, leur réseau local, leurs appareils) et de pister leur trace numérique. Mais en croisant l’historique de recherche et la géolocalisation, Google peut obtenir des informations encore plus détaillées et offrir un suivi bien plus précis, qui tient compte non seulement de la navigation sur le Web, mais aussi de la mobilité physique dans la ville et au-delà. Et c’est ainsi que Google Trends (2006) peut fournir, en temps réel, des informations précieuses sur le monde, par exemple, sur les mouvements boursiers, les tendances du marché immobilier ou la propagation de la grippe.

    17Il n’est pas étonnant que Google cultive partout cette image amicale, cette culture de gratuité et de participation : la fiabilité de ses données – comme ses profits – dépend du bassin d’usagers dont elle peut suivre la navigation et la mobilité. Et c’est pourquoi certains critiques considèrent que Google pratique de la sorte une forme de surveillance et d’esclavage : elle exploite le travail des usagers (largement à leur insu) sans les rémunérer (autrement qu’en leur offrant quelques gratuités)6.

    L’ENCYCLOPÉDIE ET LE MUSÉE IN SITU

    18Wikipedia offre un autre modèle. Fondée en 2001 par Jimmy Wales et Larry Sanger et propriété d’une fondation à but non lucratif, elle est aujourd’hui la plus grande encyclopédie en ligne, mais aussi la plus grande encyclopédie du monde et de l’histoire, avec 37 millions d’articles en 300 langues, dont 5,3 millions en anglais et 1,7 million en français, 500 millions de visiteurs différents par mois et 18 milliards de visites depuis son inauguration, ce qui fait d’elle l’un des sites Web les plus visités au monde7.

    19Comme on le sait, cette entreprise est fondée sur cinq grands principes – the five pillars –, qui auraient réjoui Diderot et d’Alembert : encyclopédisme, neutralité de point de vue, liberté du contenu, savoir-vivre communautaire, souplesse des règles. Mais plus précisément, elle suppose souvent une participation libre et ouverte – tout le monde peut faire une contribution –, une structure non hiérarchique et décentralisée – tous les participants sont égaux, du moins a priori –, une transformation incessante – les contenus et les règles sont élaborés et modifiés en temps réel –, une propriété commune et surtout publique – les résultats appartiennent à tout le monde, c’est-à-dire à personne –, de même qu’une gestion et un mode d’évaluation collectifs – la légitimation passe par la délibération et le consensus. Cette manière de fonctionner peut sembler mettre en question les manières habituelles de légitimation scientifique, mais ce n’est pas le cas, bien au contraire. Si elle dépend moins des instances de légitimation traditionnelles, des institutions de formation, de recherche et de diffusion, elle reste fidèle aux protocoles : elle centralise la délibération et le consensus. Selon une étude réalisée en 2005 par la revue scientifique Nature, la fiabilité de Wikipedia approche celle de l’encyclopédie Britannica (4 erreurs contre 3 par article comparé)8.

    20Sur bien des pages de Wikipedia, le lieu, autant que la date, constitue une information pertinente : les coordonnées géographiques et une carte apparaissent souvent en tête des articles. Mais au-delà de cela, longtemps, la géolocalisation est restée marginale et Wikipedia une encyclopédie en ligne même après le développement de la mobilité. D’ailleurs, les premières migrations de Wikipedia sur les plateformes portatives ont été réalisées par d’autres compagnies. En 2004, une application mobile fut lancée, Wapedia, qui rendait tous les articles disponibles (sous une forme allégée) sur le téléphone, mais sans jamais les géolocaliser. De même, en 2005, Opera Mini, un navigateur pour plateformes mobiles, définissait par défaut Google et Wikipedia comme ses principaux moteurs de recherche, mais les informations n’y étaient pas non plus localisées.

    21À partir de 2008 cependant, plusieurs applications mobiles sortent qui non seulement intègrent la banque de données de Wikipedia, mais aussi en géolocalisent les articles, souvent même en réalité augmentée, par la médiation de la caméra et de l’écran, comme NearestWiki (2008) et World Explorer (2010). Au même moment, certains navigateurs de réalité augmentée, comme Wikitude (2008), Layar (2009), Junaio (2009) et Tagwhat (2010), qui inscrivent sur des cartes et dans l’espace physique des informations de toutes sortes, surtout commerciales, donnent également accès aux articles de Wikipedia.

    22En 2012, l’encyclopédie elle-même lance sa propre application, Wikipedia Mobile, qui permet de consulter et de modifier les articles de l’encyclopédie à tout moment, en tout lieu. Dans ce logiciel, l’accès aux données est assuré par une recherche traditionnelle par mot-clef, catégories ou portail thématique, mais aussi selon d’autres moyens, en cliquant sur « aujourd’hui » (d’après la date de création des articles), « au hasard » (dans un ordre aléatoire) et, ce qui nous intéresse ici, « à proximité » (en fonction de la position de l’usager). Cette dernière fonction nous présente une liste des articles liés à notre géolocalisation dans un rayon de 3 kilomètres environ, avec une image, un chiffre et une flèche sur une boussole qui nous indiquent, en temps réel, dans quelle direction et à quelle distance se trouve le référent pertinent.

    Wikipedia Mobile, Nearby (

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    Source : Wikipedia). Capture d’écran.

    23Mais avec le développement de la réalité augmentée, de nouvelles applications mobiles paraissent bientôt qui localisent, non pas des textes, mais des images bidimensionnelles, fixes ou animées, graphiques, photographiques ou vidéographiques. Et souvent, les informations visuelles ne sont pas simplement localisées, d’après la latitude, la longitude et l’altitude, elles sont aussi positionnées c’est-à-dire orientées, inclinées et dimensionnées précisément, pour que, du point de vue de l’usager, l’image et le lieu soient parfaitement alignés, selon les lois de la perspective. L’application Streetmuseum (2010), lancée par le Museum of London à l’occasion de l’ouverture de ses nouvelles salles modernes, est exemplaire en ce qu’elle superpose des images de la collection du musée aux lieux réels qu’elles représentent. En se promenant dans la ville actuelle, les usagers peuvent ainsi découvrir, in situ, certaines vues du Londres historique et accéder à quelques informations textuelles. Certaines applications inscrivent dans la ville des archives filmiques, des collections de cinémathèques comme Augmented Reality Cinema (Londres, 2011), Cinemacity (Paris, 2013) et Time Traveller (Berlin, 2014).

    Streetmuseum, Covent Garden street scene c. 1930 + 2014

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    (Source : Museum of London Blog, 28 février 2014).

    4Gentlemen, Goddess of Democracy, art public en réalité augmentée géolocalisée, place Tian’anmen, Pékin, 2011

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    source : Diary in Exile, 4Gentleman’s Blog, 21 janvier 2011).

    24D’autres applications mobiles localisent non seulement des textes et des images, mais aussi des objets tridimensionnels construits avec des algorithmes de modélisation 3D. Les logiciels prolifèrent qui permettent de restaurer, ainsi, par la réalité augmentée, un intérieur, une architecture ou une ruine en y ajoutant un fragment, un élément construit, un décor ou un environnement virtuel complet, comme UAR (Rotterdam, 2012), Architip (Israël, 2013) et ARmedia (Rome, 2013). Certaines applications inscrivent même dans l’espace des personnages, filmés ou entièrement modélisés, animés et parfois interactifs, qui évoquent quelques acteurs du passé, la vie quotidienne ou certains événements historiques. Ici, les choses ou les personnages virtuels, sont aussi localisés et positionnés pour que l’image et le lieu soient parfaitement alignés, et ce, de tous les points de vue, comme Past View (Séville, 2013), reVistor (Washington-on-the-Brazos, 2013) ou Explore Westminster Hall (Londres, 2014). L’usager peut ainsi se déplacer à loisir autour de l’objet, du personnage virtuel ou dans l’architecture. La plupart de ces applications sont produites par ou pour des institutions – musées, sites historiques, etc. Mais elles sont parfois le fait d’artistes qui recourent à la réalité augmentée mobile pour s’infiltrer dans un espace public contrôlé par les pouvoirs politiques et économiques, pour y introduire des données, des textes et des images, qui révèlent l’envers du décor, de l’architecture, des institutions, de la ville ; des contre-monuments et des contre-visites guidées, virtuels mais in situ, qui commémorent des événements qui ont été effacés de la mémoire collective et de l’histoire officielle et qui racontent d’autres histoires, comme Tiananmen SquARed (4 Gentlemen, Pékin, 2011), AR Occupy Wall Street (Mark Skwarek, New York, 2011), Border Memorial : Frontera de los Muertos (John Craig Freeman, Texas, 2012) et Returning the Stolen Parthenon Elgin Marbles to Greece (Mark Skwarek, Londres, 2012).

    25Ces pratiques revisitent évidemment des formes traditionnelles de localisation du savoir. Malgré sa dématérialisation et sa délocalisation progressives, le savoir n’a jamais complètement déserté les lieux. Certaines inscriptions et gravures lapidaires, les cartons dans les musées, les plaques commémoratives, les fresques et les monuments, sont des formes de mémoire in situ, relocalisées sur les sites mêmes auxquels ils réfèrent. La visite guidée est également une mémoire localisée, qu’elle se présente par l’intermédiaire du guide humain (oral), du guide touristique (le livre portatif) ou de l’audioguide. Enfin, certaines reconstitutions architecturales sont aussi localisées, de même que les reconstitutions humaines de certains événements historiques ou de la vie quotidienne, comme en font les amateurs de mises en scène (historical reenactments) et de jeux grandeur nature (LARPs ou live action role playing games).

    LES FONCTIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES DE LA LOCALISATION

    26Cette grande relocalisation des données a surtout des fins commerciales : d’abord à l’usager, elle offre des produits qui correspondent à sa position, à son historique de navigation et de mobilité ; ensuite aux entreprises, elles fournissent des informations précieuses sur les tendances les plus récentes et sur leur public cible, en temps réel et in situ, etc. Mais la relocalisation des données et notamment des données historiques a aussi des fonctions épistémologiques.

    27Dans Temps et récit, après avoir longuement réfléchi au rôle médiateur du récit, de la « mise en intrigue » dans la synthèse de l’expérience du temps et dans l’articulation de l’expérience subjective et des représentations objectives9, Ricœur identifie une autre médiation, un « tiers-temps » – le temps historique – et trois « procédures de connexion », trois « médiations », trois « opérateurs » que l’historiographie met en œuvre pour refigurer le temps : la suite des générations ; les archives, les documents, les traces ; le calendrier10. Il serait possible de penser la localisation comme un opérateur temporel, sous la modalité de la trace. En effet, de ce point de vue, le lieu pourrait bien être l’une des formes de la trace, au même titre que le fragment (synecdoque) ou que l’empreinte (métonymie). Il participe de la logique de l’index, au sens piercéen du terme, qui réfère en vertu d’une contigüité physique, ou, plus précisément, de l’indice, qui réfère en vertu d’une relation causale (si l’on veut faire cette distinction à la suite d’Eco), ou en vertu d’une proximité spatiale et d’un éloignement temporel. Le lieu est, comme l’œuvre d’art et la photographie, une charnière temporelle entre le présent et le passé. Il présente une modalité renforcée du ça-a-été barthésien, une sorte de ça-a-été-ici. Il peut ainsi, lui aussi, acquérir une aura, une « présence réelle ». Et c’est en cela, sans doute, qu’il peut jouer un rôle important dans la transmission de la mémoire.

    28Ceci dit, le savoir localisé se réduit rarement à un seul type de signe. Le monument, qui pourrait bien être le modèle de toute mémoire in situ, est toujours intermédial. Généralement, il associe une image (icône) – relief ou sculpture – qui dépeint les personnages ou les événements commémorés ; un texte (symbole) – une épigraphe – qui nomme, date et décrit ; un socle (index) qui, tout à la fois, sépare et montre, isole et lie l’image et le lieu, comme une limite et une charnière ; un lieu (indice), habituellement public, souvent historique (où les événements eux-mêmes se sont passés) et/ou politique (proche des lieux de pouvoir). Évidemment, les monuments présentent ces différents types de signes dans des proportions variables.

    29Aujourd’hui, la mémoire localisée, notamment celle qui recourt à la réalité augmentée, privilégie elle aussi l’image et l’indice, dans des proportions variables. Parfois, l’indice est central et l’image ne fait qu’y suppléer, suivant la logique de la « restauration ». Souvent, l’indice n’est qu’une amorce mimétique11 ou un décor, un simple point de départ ou un arrière-plan, et l’image est, elle, omniprésente, selon la logique de la « reconstitution ». Et l’expérience n’est pas exactement la même. Il ne s’agit plus de communiquer par le langage des informations historiques sur le modèle de l’annotation ou de faire sentir par l’indice la présence du passé. Il s’agit surtout de produire par l’image une illusion, une immersion perceptuelle, narrative et interactive, profonde et persistante, qui vise plutôt une résurrection du passé12. Une telle immersion pourrait bien être l’horizon d’une certaine historiographie, dans les musées, sur les sites historiques et ailleurs, comme si le cinéma, le jeu vidéo et la réalité virtuelle étaient devenus des formes culturelles hégémoniques, le modèle de toute expérience. La géolocalisation des données peut ainsi encourager une redécouverte des lieux, une réactualisation du passé lorsqu’elle est limitée et qu’elle cultive la logique de l’indice. Mais lorsqu’elle privilégie la logique de l’image et qu’elle est étendue, elle peut aussi produire l’effet contraire : une occultation des lieux, une virtualisation du présent.

    30La relocalisation n’est pas, en soi, une politique. Dans un monde global qui impose partout la libre circulation des données et des biens à des fins surtout économiques, le localisme peut avoir l’air d’un moyen de résistance viable, comme le fut un temps la site-specificity en art contemporain13. Mais le localisme n’est pas toujours progressiste, surtout lorsqu’il semble décourager toute action politique à l’échelle globale (qui est, pourtant, aussi déterminante) et motiver un certain communautariste isolationniste. Mais le localisme a néanmoins des vertus épistémologiques. Comme l’a montré Frances Yates dans son célèbre livre The Art of Memory, la matérialité, la spatialisation et la localisation jouent un rôle crucial dans la mémorisation et la remémoration14.

    Notes de bas de page

    1  Pour tout ce qui précède, voir notamment : Ann Burdick, Johanna Drucker, Peter Lunenfeld et al., Digital Humanities, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2012 ; Christian Jacob, Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, Marseille, Open Edition Press, 2014.

    2  Sur cette articulation géographique entre le Web et la ville, voir notamment : Eric Gordon et Adriana de Souza e Silva, Net Locality : Why Location Matters in a Networked World, Chichester (West Sussex), Wiley-Blackwell, 2011 ; Gerard Goggin et Rowan Wilken, Locative Media, New York, Routledge, 2015 ; Adriana de Souza e Silva et Mimi Sheller (éd.), Mobility and Locative Media : Mobile Communication in Hybrid Spaces, New York, Routledge, 2015.

    3  Sur John Hanke, voir par exemple : Joe Shute et Tom Ough « Meet John Hanke, the eccentric, board game-loving visionary who runs the mysterious firm behind Pokémon Go », in The Telegraph, 24 juillet 2016, http://www.telegraph.co.uk/men/thinking-man/meet-john-hanke-the-eccentric-board-game-loving-visionary-who-ru/.

    4  Evan Ratliff, « Google Maps is Changing the Way We See the World », in Wired, 26 juin 2007, https://www.wired.com/2007/06/ff-maps.

    5  Pour tout cela, voir par exemple Eric Rosenberg, « The Business of Google », in Investopedia, 5 août 2016, http://www.investopedia.com/articles/investing/020515/business-google.asp.

    6  Sur Google, voir notamment : Christian Fuchs, Social Media : A Critical Introduction, Londres, Sage, 2014 ; Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ?
    Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, 2015.

    7  Selon le classement Alexa, Wikipedia est le 6e site le plus visité au monde.
    Voir : http://www.alexa.com/siteinfo/Wikipedia.org.

    8  Jim Giles, « Internet Encyclopaedias go Head to Head », in Nature, vol. 438, n° 7070, 15 décembre 2005, p. 900-901, http://www.nature.com/nature/journal/v438/n7070/full/438900a.html.

    9  Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, Paris, Seuil, 1983, p. 11.

    10  P. Ricœur, Temps et récit, t. III, Paris, Seuil, 1983, p. 160-180. Voir aussi : La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

    11  Sur la notion d’amorce mimétique, voir : Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.

    12  Sur l’immersion, voir Gordon Calleja, In-Game : From Immersion to Incorporation, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2011.

    13  Sur le localisme politique et écologique, voir par exemple : Raymond De Young et Thomas Princen (éd.), The Localization Reader : Adapting to the Coming Downshift, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2012. Sur le site-specificity en art contemporain voir surtout : Miwon Kwon, One Place after Another : Site-Specific Art and Locational Identity, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2002.

    14  Frances A. Yates, L’Art de la mémoire [The Art of Memory, 1966], Paris, Gallimard, 1975.

    Auteur

    • Olivier Asselin

      Professeur titulaire au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’université de Montréal, où il enseigne l’art contemporain, le cinéma élargi et les arts médiatiques. Il a notamment coédité Precarious Visualities : New Perspectives on Identification in Contemporary Art and Visual Culture (McGill-Queen’s University Press, 2008), L’Ère électrique / The Electric Age (université d’Ottawa, 2011), Menlo Park. Trois machines uchroniques (université Laval, 2014), Espaces de savoir (université Laval, 2016) et contribué aux recueils Cartographies of Place : Ways of Representing the Urban (Mc Gill-Queen’s University Press, 2013) et 3D Cinema and Beyond (Intellect Ltd. University of Chicago Press, 2013). Actuellement, il s’intéresse aux usages artistiques des plates-formes mobiles et travaille à la réalisation d’un jeu vidéo grandeur nature en réalité augmentée. Il a aussi réalisé quelques longs métrages de fiction.

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    1  Pour tout ce qui précède, voir notamment : Ann Burdick, Johanna Drucker, Peter Lunenfeld et al., Digital Humanities, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2012 ; Christian Jacob, Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, Marseille, Open Edition Press, 2014.

    2  Sur cette articulation géographique entre le Web et la ville, voir notamment : Eric Gordon et Adriana de Souza e Silva, Net Locality : Why Location Matters in a Networked World, Chichester (West Sussex), Wiley-Blackwell, 2011 ; Gerard Goggin et Rowan Wilken, Locative Media, New York, Routledge, 2015 ; Adriana de Souza e Silva et Mimi Sheller (éd.), Mobility and Locative Media : Mobile Communication in Hybrid Spaces, New York, Routledge, 2015.

    3  Sur John Hanke, voir par exemple : Joe Shute et Tom Ough « Meet John Hanke, the eccentric, board game-loving visionary who runs the mysterious firm behind Pokémon Go », in The Telegraph, 24 juillet 2016, http://www.telegraph.co.uk/men/thinking-man/meet-john-hanke-the-eccentric-board-game-loving-visionary-who-ru/.

    4  Evan Ratliff, « Google Maps is Changing the Way We See the World », in Wired, 26 juin 2007, https://www.wired.com/2007/06/ff-maps.

    5  Pour tout cela, voir par exemple Eric Rosenberg, « The Business of Google », in Investopedia, 5 août 2016, http://www.investopedia.com/articles/investing/020515/business-google.asp.

    6  Sur Google, voir notamment : Christian Fuchs, Social Media : A Critical Introduction, Londres, Sage, 2014 ; Dominique Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ?
    Nos vies à l’heure des big data, Paris, Seuil, 2015.

    7  Selon le classement Alexa, Wikipedia est le 6e site le plus visité au monde.
    Voir : http://www.alexa.com/siteinfo/Wikipedia.org.

    8  Jim Giles, « Internet Encyclopaedias go Head to Head », in Nature, vol. 438, n° 7070, 15 décembre 2005, p. 900-901, http://www.nature.com/nature/journal/v438/n7070/full/438900a.html.

    9  Paul Ricœur, Temps et récit, t. I, Paris, Seuil, 1983, p. 11.

    10  P. Ricœur, Temps et récit, t. III, Paris, Seuil, 1983, p. 160-180. Voir aussi : La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

    11  Sur la notion d’amorce mimétique, voir : Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.

    12  Sur l’immersion, voir Gordon Calleja, In-Game : From Immersion to Incorporation, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2011.

    13  Sur le localisme politique et écologique, voir par exemple : Raymond De Young et Thomas Princen (éd.), The Localization Reader : Adapting to the Coming Downshift, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2012. Sur le site-specificity en art contemporain voir surtout : Miwon Kwon, One Place after Another : Site-Specific Art and Locational Identity, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2002.

    14  Frances A. Yates, L’Art de la mémoire [The Art of Memory, 1966], Paris, Gallimard, 1975.

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    Asselin, O. (2019). La mémoire géolocalisée. In J.-M. Dallet & B. Gervais (éds.), Architectures de mémoire (1‑). Presses universitaires de Paris Nanterre. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25912
    Asselin, Olivier. « La mémoire géolocalisée ». In Architectures de mémoire, édité par Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais. Nanterre: Presses universitaires de Paris Nanterre, 2019. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25912.
    Asselin, Olivier. « La mémoire géolocalisée ». Architectures de mémoire, édité par Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2019, https://doi.org/10.4000/books.pupo.25912.

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    Dallet, J.-M., & Gervais, B. (éds.). (2019). Architectures de mémoire (1‑). Presses universitaires de Paris Nanterre, Les Presses du réel. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25762
    Dallet, Jean-Marie, et Bertrand Gervais, éd. Architectures de mémoire. Nanterre: Presses universitaires de Paris Nanterre, Les Presses du réel, 2019. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25762.
    Dallet, Jean-Marie, et Bertrand Gervais, éditeurs. Architectures de mémoire. Presses universitaires de Paris Nanterre, Les Presses du réel, 2019, https://doi.org/10.4000/books.pupo.25762.
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