Changement de paradigme pour la photographie numérique et l’esthétique du bruit
p. 56-67
Texte intégral
DE L’ANALOGIQUE AU NUMÉRIQUE
1En 2006, la Fondation Langlois pour les arts, la science et la technologie1, sous la direction de Jean Gagnon, a diffusé en ligne un CD-rom, qui faisait office de catalogue pour mon exposition personnelle à la Galerie nationale du Canada en 1997. Intitulée « Georges Legrady : de l’analogique au numérique », l’exposition retraçait la transition technologique qui s’est opérée sur une vingtaine d’années à travers mes œuvres, qui ont évolué de la représentation photographique à la pratique des médias interactifs.
Fig. 1 : George Legrady, De l’analogie au codage numérique : la photographie et l‘interactivité,

© George Legrady, 1997.
2Mes premières œuvres numériques réalisées dans la deuxième moitié des années 1980 portaient sur la déconstruction de la photographie composée de pixels. J’y explorais les possibilités esthétiques du bruit d’image. Le bruit comme sujet est un levier efficace pour comprendre la puissance du traitement informatique, qui suscite lui-même des questions de représentation et de croyance. En comparaison avec les procédés chimiques, la photographie numérique permet en effet la manipulation au niveau du pixel. Produire des images fixes numériques à cette époque supposait l’acquisition de connaissances en informatique. C’était une nouvelle forme de pratique artistique stimulante, car elle amenait à définir des procédures, à séquencer des processus et elle permettait de retravailler l’image d’origine sans la détruire. Créer des images à partir d’un code informatique était une découverte majeure et semblait une étape naturelle pour un photographe qui avait commencé par mettre en scène ses images en face de l’objectif et les retravaillait au tirage. Le bonus procédural de cette manipulation était le bouton « undo », qui transformait alors le monde et permettait d’infinies corrections et reconstructions par l’écriture du code. Je devins conscient que les décisions esthétiques pouvaient fonctionner comme des étapes, où l’on formule des hypothèses selon une logique qui fait penser aux règles du langage.
3Le processus me paraissait familier et je faisais immédiatement le lien avec des œuvres antérieures, séquentielles et modulaires, comme celles de Sol LeWitt, ou les syllogismes de Lawrence Weiner, de Doug Huebler, de Joseph Kosuth et d’autres œuvres associées à l’art conceptuel. Produire et transformer des images avec un code informatique me parut d’abord un art ésotérique, jusqu’à ce que je trouve des ressources dans le domaine de l’ingénierie qui me permirent de contextualiser mon travail. La théorie de l’information de Claude Shannon2 me fournit un contexte conceptuel, grâce auquel je compris le sens de la relation entre signal et son, ce qui m’inspira de puissantes métaphores et des narrations visuelles et esthétiques. Le livre ingénieux Beyond Photography3 publié par Gerald Holzmann4 des laboratoires Bell et d’autres publications du Unix team me furent très utiles. Elles donnaient de nombreux exemples de formules mathématiques qui permettaient de transformer les images, me faisant faire une avancée significative dans mes connaissances.
Fig. 2 : Atelier de George Legrady, Los Angeles, avec le système AT & T Targa Truevision,

© George Legrady, 1988.
4Les ressources et les références étaient limitées, mais je découvris dans Byte Magazine les articles de Clifford Pickover, comme « From Noise to Beauty5 » et d’autres travaux antérieurs des laboratoires Bell tels que l’article « Recognition of Faces6 » de Bela Julesz et Leon Harmon, publié dans Scientific American.
TRANSITION VERS LE NUMÉRIQUE : TRUEVISION TARGA SYSTEM (1986)
5L’utilisation du bruit dans la vidéo est arrivée bien plus tard que dans la musique électronique, en grande partie à cause du développement limité des outils de traitement de l’image et des écrans de visualisation, qui furent seulement accessibles au milieu des années 1980. Avant cela, les écrans d’ordinateur standard ne pouvaient délivrer que seize couleurs sans variations tonales.
6J’avais appris la programmation dans l’atelier du peintre Harold Cohen7 en 1981, mais j’ai dû attendre 1986 pour avoir accès à un équipement permettant de capturer, de numériser et de transformer des images multi-tonales. En 1986, j’ai pu acquérir, grâce à une bourse de recherche en innovation de Southern California University et à une autre bourse pour un projet IBM Socrate, l’un des premiers systèmes d’images numériques, le Graphics System Truevision Targa 168 avec lequel les images pouvaient être numérisées et retravaillées par le code informatique.
Fig. 3 : George Legrady, Syringe, 64 % Value Free, 1988. Œuvre numérique programmée,

© George Legrady.
PREMIÈRES ŒUVRES (1987-1991)
7J’ai commencé à expérimenter le Targa System sur des images fixes, en y retirant de l’information ou en y augmentant le bruit. Ces œuvres ont été présentées au public dans le cadre d’une exposition personnelle, « From Noise to Signal », au USC Atelier Gallery du centre commercial Santa Monica9 en 1987 et dans celui de nombreuses expositions qui ont eu par la suite une grande influence, comme « The Photography of Invention » au National Museum of American Art10 en 1987, « Digital Photography : Captured Images, Volatile Memory, New Montage11 » au SF Camerawork de 1988 – qui a été organisée par l’artiste Jim Pomeroy et qui est considérée comme la première occasion où la photographie numérique a rencontré la critique. L’œuvre News Beirut a également reçu une mention honorable au festival Ars Electronica12 de 1988.
Fig. 4 & 5 : George Legrady, Beneath the Surface, Scratching the Surface, 1988. Œuvre numérique programmée,

© George Legrady.
8Dans l’article « Image, Language, and Belief in Synthesis13 », j’ai montré les enjeux conceptuels que soulèvent les processus de transformation numérique et leur impact social, que ce soit au niveau de leur production ou à celui de leur réception. Cet article a fait l’objet d’une communication au College Art Association et a été ensuite publié par le CAA Art Journal et dans le livre Critical Issues in Electronic Media14 édité par Simon Penny.
BRUIT NUMÉRIQUE, ALGORITHMES ET INTERACTIVITÉ
9En 1992, l’introduction sur le marché de logiciels comme Quicktime et Macromedia Director, qui utilise le langage de script Lingo, m’a permis d’expérimenter une interactivité synchronisée entre de nombreux médias : textes, documents, films, éléments sonores. J’ai pu alors réaliser des installations interactives et narratives dans lesquelles la visualisation du bruit restait le sujet principal.
Fig. 6 : George Legrady, Equivalents II, 1992. Média digital, logiciel sur-mesure, travaux sur papier. Installation présentée à la International Center for Photography, NYC,

© George Legrady.
Fig. 7 : George Legrady, Equivalents II, 1992. Digital media, custom software, works on paper, Installation at the International Center for Photography, NYC,

© George Legrady.
10Equivalents II (1992) est une œuvre qui a été présentée dans l’exposition « Iterations » organisée par Tim Druckrey à l’International Center of Photography (1994), puis dans l’exposition « Photography After Photography », sponsorisée par Siemens et dont le commissariat était assuré par l’historien de la photographie Hubertus von Amelunxen. Dans cette installation, le public pouvait taper une phrase sur le clavier d’un ordinateur et un programme générait alors l’image d’un nuage, en utilisant un algorithme fractal à deux dimensions. Quand l’image avait fini de se former, le logiciel rassemblait toutes les phrases dans lesquelles il trouvait un mot commun. Le titre faisait référence au travail du photographe du XXe siècle Alfred Stieglitz qui, en 1920, photographiait des nuages, dont les formes abstraites étaient censées représenter son état d’esprit.
11Transitional Spaces était une commande pour l’ouverture du centre Siemens à Munich en 1999. Cette œuvre comportait trois projections et utilisait la capture de mouvement.
12Garden Entrance est une installation qui était située au niveau des barrières de sécurité, séparant les bureaux privés de l’espace public dédié à l’exposition. Quand une personne s’approchait de la barrière, l’image brouillée d’un jardin se mettait à osciller. Si la personne se rapprochait encore, l’image devenait nette et identifiable.
Fig.8,9 & 10 : George Legrady, Garden Entrance, 1999. Œuvre numérique programmée, œuvres sur papier,

© George Legrady.
13Quand la personne s’immobilisait, l’image se bruitait et un effet de poussières sur un film argentique la recouvrait complètement. Puis chaque nouveau mouvement effaçait la poussière. Quand quelqu’un passait le tourniquet dans un sens ou dans l’autre, la projection faisait place à un halo de lumière, évoquant la lampe torche d’un gardien de nuit.
14Voice of Sisyphus (2011) a été réalisée en collaboration avec l’ingénieur du son Ryan McGee, spécialiste de la spatialisation, et avec le compositeur Joshua Dickinson. C’est une installation qui se développe dans le temps, ayant pour point de départ une simple photographie qui évolue en une composition audiovisuelle. Elle comprend quatre projections à grande échelle et quatre sorties audio, qui permettent de spatialiser le son avec des haut-parleurs positionnés aux quatre coins de la salle d’exposition. L’image photographique représente une salle de bal d’autrefois et a été choisie pour sa théâtralité.
Fig. 11 : George Legrady, Voice of Sisyphus, 2011. Installation at Chronus Art Center, Shanghai, 2015. Média digital,

© George Legrady.
15La composition évolue au fur et à mesure que des parties de l’image sont sélectionnées, filtrées et transformées en ondes sonores, auxquelles le logiciel donne forme. Sa spécificité est que le son est généré en temps réel par l’analyse d’un échantillonnage de pixels. Cette œuvre prend son origine dans l’exploration des processus informatiques comme le traitement de l’image et le filtrage fréquentiel, afin de créer du bruit en temps réel avec un logiciel dédié. Le résultat est une expérience multimédia à la fois visuelle et sonore. Cette œuvre pouvait évoluer par elle-même dans le temps, en transformant indéfiniment la texture d’une seule image photographique en noir et blanc.
Fig. 12, 13 & 14 : George Legrady, Voice of Sisyphus, 2011. Captures d’écrans animées, œuvre numérique programmée,

© George Legrady.
16Ces deux installations, Voice of Sisyphus et Equivalents II, qui mettent en œuvre la translation d’échantillons de données en images, en sons ou en textes, expriment le potentiel d’équivalence esthétique d’un médium à l’autre. Cependant, une telle modélisation de la simulation synesthésique remet sérieusement en cause l’expérience perceptuelle d’une image, d’un son ou d’un texte. On ne peut y trouver de véritable équivalence, ni littéralement, ni métaphoriquement, par le simple transfert d’un ensemble de données numériques.
17La nature répétitive de cette œuvre est à l’origine de son titre, se référant au supplice du roi Sisyphe dans la mythologie grecque, condamné à faire rouler une pierre tout en haut d’une pente pour la voir retomber en bas et à recommencer sans fin.
CONCLUSION
18Dans un livre au titre explicite, Composing Electronic Music : A New Aesthetic15, le compositeur Curtis Roads met en lumière le bruit comme l’un des outils de composition fondamentaux qui ont fait les riches heures de l’histoire de la musique électronique. Il cite un pionnier de la musique acoustique du XIXe siècle, Hermann Helmholtz (1885), qui définissait le bruit comme une sensation provenant de mouvements non périodiques. On pourrait supposer que le bruit dans l’image numérique est extrinsèque, involontaire, hors contexte, perturbateur... et qu’il doit être nettoyé pour que l’on puisse retrouver la qualité originale de l’image. Mais le bruit est apparu en même temps que l’évolution des machines à la fin du XIXe siècle et se révèle être un élément essentiel dans le fonctionnement des dispositifs techniques. Les rayures des films argentiques, les poussières sur le négatif, les oxydations, toutes ces imperfections ont été considérées pour leur valeur esthétique, nous amenant à une meilleure compréhension des images et de leur complexité.
Notes de bas de page
1 http://www.fondation-langlois.org/html/e/page.php?NumPage= 510.
2 Claude E. Shannon, Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication, Champaign, University of Illinois Press, 1949.
3 Gerard J. Holzmann, Beyond Photography, The Digital Darkroom, Englewood Cliffs, (N. J.), Prentice-Hall, 1988.
4 http://spinroot.com/pico/front.pdf.
5 Clifford Pickover, « From Noise Comes Beauty : Textures Reminiscent of Rug Weavings and Wood Grains Spring from Simple Formulas », Computer Graphics World, vol. 11, n° 3, mars 1988, p. 115-116.
6 L. D. Harmon, « The Recognition of Faces », Scientific American, vol. 229, n° 5, 1973, p. 71-82.
7 http://www.aaronshome.com/aaron/index.html.
8 https://en.wikipedia.org/wiki/Truevision_TGA.
9 http://articles.latimes.com/1987-07-05/entertainment/ca-2234_1_george-legrady.
10 https://mitpress.mit.edu/books/photography-invention.
11 http://www.mat.ucsb.edu/g.legrady/glWeb/Projects/noise/CameraworksLegrady.pdf.
12 http://www.aec.at/prix/en/winners/1988-prix-gewinner-computergraphik/.
13 http://www.mat.ucsb.edu/~g.legrady/glWeb/publications/publ_art/textimage.html.
14 http://www.sunypress.edu/p-2040-critical-issues-in-electronic-m.aspx.
15 Curtis Roads, Composing Electronic Music : A New Aesthetic, Oxford, Oxford University Press, 2015.
Auteurs
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George Legrady
Un artiste médiatique travaillant dans la photographie et les installations de médias numériques. Né à Budapest, il détient des passeports canadien et américain. Son travail a été exposé au Centre Pompidou à Paris ; à la 3e Biennale de Lyon ; au Haus der Kunst de Munich ; au ZKM de Karlsruhe ; au musée des Beaux-Arts de Bruxelles ; au musée des Beaux-Arts du Canada ; au PS1 / MOMA de New York ; au MOCATaipei de Taïwan ; au Centre d’art Chronus de Shanghai ; à la National Gallery de Prague ; au Salon international du livre à Bogota ; etc. Il a reçu le soutien d’une bourse Guggenheim, de la Creative Capital Foundation, de la National Science Foundation, du National Endowment of the Arts et du Conseil des Arts du Canada. Ses œuvres font partie de nombreuses collections telles que le Whitney Museum of American Art, Los Angeles County Museum of Art, le musée d’Art moderne de San Francisco, le musée des Beaux-Arts du Canada, le musée d’Art contemporain de Montréal ; le musée d’Art de Santa Barbara, etc. Il dirige le laboratoire de visualisation expérimentale dans le programme du doctorat en arts et technologies médiatiques à l’université de Californie, Santa Barbara.
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Marie-Laure Cazin
Née à Casablanca en 1969. Elle est enseignante à l’ESBA-TALM et à l’UFR d’arts plastiques Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a étudié à l’École supérieure des Beaux-Arts de Paris, à la Jan van Eyck Akademie (Pays-Bas), puis au Fresnoy, où elle oriente sa pratique vers le cinéma. Elle a réalisé quatre courts métrages de fiction, sélectionnés dans des festivals internationaux comme Locarno ou la Mostra de São Paolo, ainsi que des dispositifs cinématographiques expérimentaux, les Living Cinema, qui intègrent les possibilités numériques pour faire varier le film en temps réel. Ses projets ont souvent une dimension art-science, avec le Cinéma émotif, prototype de film neuro-interactif, où les ondes cérébrales des spectateurs sont captées par des casques EEG et analysées en termes d’émotions. Elle travaille actuellement à une version VR, avec la réalisation d’un film pilote en 360° sur Freud. Son travail prend une dimension théorique dans le cadre d’une thèse de doctorat intitulée « Cinéma et neurosciences ».
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
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