1À l’heure de l’automatisation généralisée et de ce que Chris Anderson annonçait dès 2008 comme la fin de la théorie1 – c’est-à-dire aussi la fin de la science telle que fondée sur le principe de causalité et largement dominée aujourd’hui par la statistique et le principe de corrélation –, il nous semble intéressant ici, dans la perspective d’une réflexion sur l’architecture des mémoires, d’explorer comment il est possible de repenser les conditions contemporaines de production du savoir. Nous privilégierons pour cela deux approches fondant le savoir sur ses conditions organologiques de production. Une dimension spatiale et systémique, celle de l’archéologie des médias inspirée par Friedrich Kittler, et une vision privilégiant la relation dans le cadre d’une tracéologie des datas que nous explorons dans les études digitales2. Le passage d’une dimension à l’autre pourrait-il être le vecteur d’une nouvelle forme d’herméneutique numérique ? Et plus généralement, comment l’interprétation repose-t-elle aujourd’hui sur la capacité à faire des allers-retours entre dimension spatiale et dimension temporelle, mais également entre automatisation et dépassement de l’automatisation dans l’imagination et l’improvisation ? Les études digitales proposent, au-delà des humanités numériques et des cultural studies de Kittler (Kulturwissenschaft), de s’intéresser aux bouleversements épistémologiques produits par le numérique sur les savoirs, les savoir-faire et les savoir-vivre et comment cette nouvelle épistémè induit une nouvelle écologie de l’attention et de nouvelles formes de lecture/écriture. Nous nous appuierons pour illustrer cette démarche sur quelques projets de recherche conduits à l’Iri sur l’annotation, la catégorisation et l’éditorialisation contributive.

ARCHÉOLOGIE DES MÉDIAS

2L’archéologie des médias telle qu’elle s’inspire des travaux de Friedrich Kittler3 procède par « coupes », par strates, par une mise au jour systématique des structures techniques qui sous-tendent les médias depuis l’écriture grecque – conditionnée par une grammatisation4 particulière de la voix en 24 lettres, mais surtout en 7 voyelles – jusqu’au gramophone, au film, à la machine à écrire et in fine jusqu’au numérique qui incorpore l’ensemble de ces modes de discrétisation et de production et les rend intégralement calculables. À l’inverse de McLuhan qui pense le médium en tant que prolongement des sens, Kittler part du médium comme support « média-technique », comme organe socio-technique pourrait-on dire dans la perspective de Stiegler, comme organe psycho-politique, pense-t-il après Lacan5 et Foucault6. Mais Kittler ajoute à cette dimension la théorie de l’ordinateur d’Alan Turing et la théorie de l’information de Shannon7 qui sont pour lui l’équivalent « du symbolique compris comme une syntaxe purgée de toute sémantique, signification et forme et donc de toute représentabilité8 ».

3Kittler, pionnier de l’esprit « maker », pense en fabricant des synthétiseurs électroniques. Il pense donc bien les médias de manière organologique, mais sans en percevoir le caractère pharmacologique. Sa méthode par investigation et par recherche d’intrigues, fondamentalement progressive et pour tout dire hégélienne, met cependant au jour les effets ambigus des médias qu’ils soient analogiques ou numériques. La photographie peut mettre en péril l’écriture si l’on n’y prend garde. La tentative de Microsoft de mettre la main sur ce nouveau monde de l’image avec le service Corbis (aujourd’hui anéanti par Google) en est pour Kittler un signe. Les magnétoscopes héritent de la vidéosurveillance : « aux lieux du péril croît aussi ce qui sauve » écrit-il en citant Hölderlin9, ce qu’Heidegger concevra comme le Gefahr10 au cœur du Gestell, la technique comme dévoilement et comme péril. Comme ont pu le faire Bertrand Gille11 ou André Leroi-Gourhan12 avant lui, Kittler pense l’évolution propre aux médias, leur histoire technique, leur « technogenèse », plutôt que leur dépendance à l’humain comme le propose McLuhan13. Ou à l’inverse, cette fois fidèle à McLuhan, Kittler s’élève contre une archéologie des médias fondée uniquement sur les contenus, sur une approche sociologique ou même humaniste. Kittler est particulièrement conscient que l’histoire des médias, c’est avant tout l’histoire des normes et des standards qui métastabilisent l’évolution technique au sens de Simondon et en fondent les catégories indispensables à une archéologie qui serait sinon sans repères. Il s’appuie sur Canguilhem et Foucault14 pour montrer que la norme est avant tout celle que l’on se donne à soi-même pour séparer, pour s’illusionner, pour marquer où commence la mimesis. Or, le standard ou le format technique, aujourd’hui numérique, incorpore et fige cette capacité adaptative à saisir les médias, à l’époque actuelle les algorithmes. Ceci est particulièrement vrai si le format n’est pas compréhensible par l’humain comme dans le cas des « boîtes noires », ces processus numériques rendus inaccessibles par design ou pour protéger leur propriété industrielle. Nous voyons avec Kittler à quel point notre capacité à comprendre la norme de production de l’image est capitale pour la perception. Comprendre l’algorithme est important dans le contexte d’une tracéologie et donc d’une herméneutique des datas. Pour Kittler, l’accès au « réel » ne se conçoit en fait que par l’intermédiaire de la médiation technique qui est la condition de sa disparition, et aussi la condition du magique et du religieux. Il est donc particulièrement important de comprendre cette médiation, d’autant que plus elle est désirée, plus vite elle est démasquée et un nouveau médium est inventé15. Ce processus de réduction de l’écart entre fiction et réalité, typique du cinéma, est identifié par Kittler, à la suite de Virilio16, à la guerre : c’est Goebbels qui pousse le développement du film couleur17, ce sont Colt et Marey qui conçoivent les premières caméras comme des fusils.

De média à data ?

4La télévision constitue pour Kittler un point de rupture dans le processus de « disparition », d’effacement historique des médias optiques. On passe d’une prépondérance de l’imaginaire à une domination du calcul. On quitte définitivement le rapport direct à la perception pour rentrer dans un régime symbolique porté non plus par l’image, mais par le signal. Un signal qui satisfait complètement aux fonctions de Shannon dans le domaine électronique et non plus mécanique : stockage (si l’on inclut le magnétoscope/la bande magnétique dans le système technique de la TV), transmission (par le canal/la chaîne), calcul (par le biais des convertisseurs signal/image et image/signal, dont le premier, le disque Nipkow en 1883, est qualifié par Kittler « d’œil spirituel18 » dans une veine toute merleau-pontienne). Ce signal transporte linéairement des pixels de l’image qui constituent déjà des datas au sens où nous les décrirons plus loin et dans un système technique que Kittler perçoit déjà comme fermé, entropique et destiné à la surveillance mondiale19. Cependant, si Kittler décrit les débuts de l’informatique comme une réduction à zéro des quatre dimensions décrivant la réalité, il reconnaît que les interfaces graphiques ou la 3D recréent progressivement de nouvelles médiations visuelles. Mais il ne mesure cependant pas encore à quel point le traitement massif de données introduit une gouvernementalité algorithmique20 qui court-circuite la perception et le jugement, remplace dans bien des cas l’interface homme-machine par des processus cachés de recommandation, voire de prise de décision et nécessite par conséquent de nouveaux moyens d’interprétation dans le champ sémantique comme dans le champ social.

Une nouvelle écologie de l’attention

5Dans son cours sur les médias optiques, Kittler met toujours en rapport la dimension systémique des médias avec la dimension politique ou religieuse, mais il ne s’intéresse pas directement aux conséquences psychologiques et sociales de ces systèmes. C’est pourtant bien une reconfiguration complète de nos capacités de perception et de jugement que médias et datas produisent aujourd’hui, une nouvelle écologie de l’attention pour le dire avec Yves Citton21, une nouvelle économie libidinale pour le dire avec Bernard Stiegler22. Les processus attentionnels sont en effet à présent totalement médiés par l’industrie des datas dans des systèmes fermés, les fameuses « black-boxes » qu’il faudrait pouvoir analyser comme le recommande Dominique Cardon23. Dans ce contexte, l’archéologie des médias que nous percevons passe par une tracéologie des datas que nous ne percevons pas directement. C’est le sens de la double reconfiguration qu’Yves Citton appelle de ses vœux, celle de notre écologie attentionnelle et celle des « médiarchies » et « datarchies » qui rendent obsolètes nos démocraties. À la suite de Naess et Guattari (écologie biophysique, sociopolitique et mentale), Citton prône une approche qualitative et non comportementaliste et par conséquent plus centrée sur les réseaux d’acteurs que sur le seul individu. Il s’agit de développer une archéologie des médias qualitative proche des travaux de Kittler, Peters ou Parikka et de l’organologie générale de Stiegler en privilégiant l’analyse des faits techniques, mais aussi des tendances et contre-tendances techniques, voire des imaginaires techniques. Cette archéologie des médias s’appuie sur les inscriptions, les archives et les arts numériques, comme une tracéologie des datas doit s’appuyer sur les traces de nos navigations, leur catégorisation et leur modélisation en distinguant, lorsque c’est encore possible, celles qui sont inscrites volontairement de celles qui le sont involontairement.

TRACÉOLOGIE ET TRAÇABILITÉ DES DATAS

6La tracéologie est originellement une méthode scientifique liée à l’archéologie. Il s’agit en fait de déterminer la fonction des outils par l’étude des traces qu’ils laissent. Ici, la tracéologie nous semble une méthode intéressante pour comprendre les algorithmes en analysant les datas qu’ils produisent. Dans un monde idéal où l’open source serait la règle, l’analyse du code des systèmes algorithmiques pourrait suivre exclusivement une méthode archéologique ou inspirée de l’analyse des systèmes médiatiques à la manière de Kittler. Mais, du fait de la multiplication des boîtes noires et de l’intrication des processus algorithmiques, il est souvent nécessaire, pour accéder à la connaissance algorithmique et produire un savoir, d’opérer par « reverse engineering24 », c’est-à-dire de reconstituer ou, au moins, de faire des hypothèses sur l’outil en observant les traces. Une tracéologie numérique suppose également une traçabilité des datas, c’est-à-dire la possibilité de remonter à la source autant que de besoin et d’identifier si possible l’auteur humain ou le producteur algorithmique. Notre hypothèse est qu’une telle tracéologie devrait ouvrir des perspectives pour développer de nouveaux outils d’interprétation (objets principaux du programme ANR Épistémè25), et même pour repenser l’architecture du Web lui-même, vers ce que nous nommons à l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou le Web herméneutique et néguentropique. Autrement dit, un Web ouvert à l’interprétation, à la bifurcation, à la diversité et à la production de savoir contre l’entropie générale d’un Web exclusivement dédié au calcul.

Vers le Web herméneutique

7Le besoin de disposer d’une architecture du Web adaptée à une traçabilité et donc à une interprétation générale n’est pas nouveau. Il s’agit, en quelque sorte, d’un retour aux fondements architecturaux d’un Web qui fut conçu à son origine comme une structure décentralisée et interprétable humainement, mais qui, du fait de la masse de données à traiter, a évolué vers une automatisation croissante et, de fait, vers une centralisation et une privatisation sous le paradigme des plateformes.

8En 1989, dès les premiers travaux menés au CERN par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, puis au moment de la publication du World Wide Web en avril 1993, l’inspiration principale restait le modèle de l’hypertexte accessible à un humain, formalisé dans le protocole HTTP (HyperText Transfer Protocol) et programmable dans le langage XHTML (Extensible Hypertext Markup Language). Le succès de ce modèle a conduit à un processus d’automatisation croissant : d’une part, l’utilisation du format XML permet de baliser des ressources complexes (arbres, texte enrichi) dans des langages de représentation parfois spécifiques (MathML, MusicXML, TourML), parfois plus génériques (SMIL, SVG, X3D, JSON) ; et, d’autre part, on a vu la montée en puissance du Web sémantique construit sur les graphes RDF pour automatiser la catégorisation, notamment de machine à machine, passer de l’arbre au graphe, du thésaurus à l’ontologie et finalement quitter (définitivement ?) le Web de document pour le Web de données.

9Parallèlement à ce processus d’automatisation du sens, il est intéressant de voir émerger aujourd’hui le besoin de développer des formats d’interprétation et d’annotation tels que Open Annotation et sa récente mise à jour dénommée Web Annotation26 qui permet précisément d’accompagner, non pas seulement la diffusion de ressources, mais aussi de documenter des processus de catégorisation automatique, et en réalité d’effectuer des opérations herméneutiques sur l’ensemble des ressources du Web. Le format s’inscrit dans la dynamique de l’open linked data en proposant par exemple de typer les relations dans un graphe, d’identifier la destination de l’annotation, de pointer vers des fragments d’images, de texte ou de vidéo (format W3C Media Fragment27), de produire des annotations à descriptions multiples, d’annoter non seulement la ressource, mais surtout la relation à la ressource c’est-à-dire la motivation ou l’intention d’annotation, ce qui rejoint en partie le travail sur les métacatégories que nous présentons plus loin.

Fig. 1 : Schéma de présentation du standard W3C Web Annotation.

10Open Annotation n’est pas sans lien avec un fondement historique antérieur au Web de Tim Berners-Lee, à savoir le projet Xanadu28 de Ted Nelson, l’inventeur de l’hypertexte et qui n’a cessé de dénoncer les orientations prises par XML et même par SGML. Le projet Xanadu tel que décrit par Nelson en 1960 s’inscrivait dans une logique de transpublishing où la publication pouvait très simplement et très librement reposer sur des éléments de texte dont le lien à la source ne pouvait être brisé. L’hypertexte de Nelson constituait déjà un support d’interprétation.

11On perçoit bien que la logique économique du Web actuel ne respecte plus ces principes de réciprocité, de traçabilité et d’attention à la granularité proposés par Nelson, mais surtout qu’elle ne repose plus du tout sur une logique du document, mais bien sur celle des traces et des données qu’elles produisent. L’hyperlien comme nouvelle forme d’écriture humaine est aujourd’hui considérablement menacé : on s’en remet aux machines pour faire les liens à notre place. Certains sites ou réseaux sociaux interdisent même de faire des liens vers l’extérieur de leurs enceintes29. Cependant, le souci d’explicitation et d’édition manuelle des liens reste une source d’inspiration pour le développement de formes d’éditorialisation critique du Web et ceci d’autant plus que ce Web critique s’inscrira dans le contexte de nouvelles formes de réseaux sociaux telles que proposées par Yuk Hui et Harry Halpin30. Une telle conception du réseau social, foncièrement attachée à une dynamique de travail (collaboratif, car fondé sur un travail de groupe, et contributif, car reconnaissant les apports individuels) doit s’appuyer sur une réinvention profonde du Web. Le « Web que nous voulons31 », de ce point de vue, ne pourra pas être seulement un Web sémantique, c’est-à-dire un Web du calcul ; il devra être un Web herméneutique32, faisant fonctionner le calcul à des fins sociales et valorisant la confrontation des interprétations singulières de ses utilisateurs.

Redécentralisation et territorialisation du Web

12La redécentralisation de l’Internet et notamment du Web est un enjeu politique et de capacitation33. C’est une redécentralisation dans la mesure où l’Internet supposait, avant l’avènement de l’hégémonie des plateformes, une organisation décentralisée et symétrique et pas seulement une architecture distribuée. Ce thème de la décentralisation des réseaux mobilise dans le projet Nextleap34 des chercheurs de différentes disciplines, notamment informatique, économique, sociologique et de droit. Une approche épistémologique est également nécessaire dans la mesure où la centralisation des données sur les plateformes accentue aujourd’hui l’opacité des processus de catégorisation et rend illisibles et ininterprétables des opérations essentielles telles que la précatégorisation, l’analyse prédictive et le profilage, l’évaluation de la pertinence du traitement de données, l’enchevêtrement du traitement avec la pratique, l’impact du traitement sur la perception de soi35. Face à ces menaces, plusieurs projets cherchent à constituer des espaces de communication protégés ou cryptés (TOR), à concevoir des architectures alternatives au Cloud computing (système de stockage distribué Wuala) ou à décliner des architectures distribuées comme la blockchain, non plus seulement pour certifier des transactions (modèle Bitcoin), mais aussi des titres de propriété ou des activités en général.

13Toutes ces architectures décentralisées reposent sur un principe de confiance36 dans la mesure où elles engagent le contributeur dans une disponibilité et une dépendance de service vis-à-vis des autres contributeurs et non pas vis-à-vis d’un tiers de confiance, d’une monnaie ou d’un instrument de mesure unique. La blockchain elle-même est une infrastructure de confiance basée sur le calcul et, à ce titre, il ne faut pas négliger ses effets entropiques sur le plan énergétique et environnemental comme sur le plan de la théorie de l’information37. Une autre objection à ces systèmes décentralisés est paradoxalement le fait qu’ils posent plus de problèmes de sécurité que les systèmes centralisés. On doit donc constamment opérer un compromis entre autonomie et sécurité et, d’un point de vue plus politique, un compromis entre transparence et secret, qui constitue une démocratie.

TECHNOLOGIES CONTRIBUTIVES ET NOUVELLE ÉPISTÉMÈ

14Si l’on se projette dans un monde hyperconnecté, notre relation au savoir va être totalement modifiée. La valeur sera de moins en moins relative à l’échange ou à l’usage de l’information ou des connaissances, c’est-à-dire ce qui peut se numériser et s’automatiser, mais de plus en plus à la pratique d’écosystèmes de données favorisant la production d’un savoir qui ne s’automatise pas, car il réside dans la relation interpersonnelle, dans l’activité de partage et de publication.

Catégorisation contributive et transindividuation

15Notre première expérience des protocoles de catégorisation contributive favorisant la transindividuation38 fut initiée de manière empirique dans un dispositif de prise de notes en cours ou en conférence, développé d’abord dans le logiciel Lignes de temps39 en 2009 puis en 2010 dans l’application Polemictweet40 construite sur l’API Twitter. Le dispositif fonctionne en trois temps : 1) une présentation du protocole pour bien expliquer aux contributeurs que leurs notes, en l’occurrence leurs tweets, seront ensuite publiées synchronisées à l’enregistrement du cours ; 2) l’utilisation de l’interface de participation en direct qui propose l’insertion dans les tweets de quatre catégories matérialisées par des couleurs : vert/à retenir, rouge/à débattre, jaune/apport de références, bleu/questions ; 3) la publication de l’enregistrement indexé par les tweets permettant de consulter directement les moments à retenir, à débattre, les références ou les questions, et de pouvoir utiliser un moteur de recherche intravidéo s’appuyant sur le contenu des tweets. Le dispositif a fait l’objet d’une analyse détaillée à l’occasion de la thèse de Samuel Huron (Iri-Inria) qui a montré, sur un échantillon de 27 événements annotés par 1 012 contributeurs différents, que le protocole était utilisé à 40 %41.

16Pour aller plus loin dans le processus de transindividuation, nous avons mis en place à partir de 2013 un protocole d’annotation contributive pour le cours de philosophie en ligne de Bernard Stiegler42. À l’issue des ateliers conduits par Paul-Émile Geoffroy, un protocole en quatre métacatégories s’applique d’abord aux notes écrites puis à leur synchronisation à la vidéo : l’annotation liée à la reformulation et à la compréhension (code vert), le questionnement et le trouble face à une formulation (code rouge), le commentaire et l’interprétation libre (code bleu) et enfin l’indexation descriptive du contenu (mots-clés en jaune). On parle ici de métacatégorie dès lors que celle-ci ne porte pas directement sur le contenu que j’annote, mais sur le sens de ma contribution. Par la suite, la simple observation des co-occurrences de ces métacatégories sur un moment du cours_(FIG.2) rend compte des possibilités d’échanges entre étudiants et, à partir de là, un moteur de recommandation qu’il est prévu d’ajouter pourra suggérer des mises en relation entre participants.

17Le processus de catégorisation n’est pas limité à des documents audiovisuels, nous l’implémentons actuellement, dans le cadre du projet ANR Épistémè, sur le système d’annotation hypothes.is43 et sur l’annotation de photos dans le cadre du projet IconoLab44. L’objectif est de mesurer la qualité de la contribution évaluée par les pairs et notamment le degré de fiabilité et le degré de pertinence des contributions. Les métacatégories retenues pour IconoLab sont : intéressant, contestable, apport d’une référence, appel à contribution, appel à expert.

18L’objectif général du projet Épistémè est de tester divers protocoles de catégorisation dans des systèmes contributifs pratiqués par les chercheurs et de pouvoir opérer une tracéologie de sa propre contribution (bookmarking) comme des contributions des autres participants à travers un fil de discussion. Cette discussion peut être centrée sur les catégories utilisées, partagées ou contestées dans un processus contributif dont l’évolution est tracée dans le temps, comme, par exemple, sur le site NextLeap de contribution sur les droits de l’Internet.45.

Fig. 2 : Visualisation des convergences et divergences d’interprétation sur le cours pharmakon.

Fig. 3 : Fiabilité et pertinence du tag sur IconoLab.

Éditorialisation contributive

19Les formats d’éditorialisation développés à l’Iri héritent tous d’une fonction d’adressage Web généralisée de l’outil d’annotation vidéo Lignes de temps : à chaque état du logiciel correspond une URL qui assure la traçabilité et ouvre la voie aux fonctions classiques d’édition hypertexte, par exemple, l’insertion de l’URL d’un segment vidéo dans un texte ou en note de bas de page. Cette fonction d’adressage Web des états du logiciel et des traces laissées par l’utilisateur donne accès à de nouveaux formats non plus seulement hypertextes, mais hypervidéo par recombinaison de ces URL dans des formats tels que le HashCut46 qui prolonge la pratique amateur du mashup47 en proposant des enchaînements de séquences vidéo indexées dans une même catégorie (ou hashtag) et qui conservent les liens vers leurs sources d’origine. Ce format favorise le développement d’un discours audiovisuel à partir duquel on peut remonter aux films d’où sont tirés les segments. Les lecteurs d’une bibliothèque peuvent eux-mêmes créer ces mashups au fil de leur consultation du fonds audiovisuel. Leurs créations deviennent des portes d’entrée pour consulter le fonds.

20Dans le cadre d’une collaboration avec l’université de Tokyo qui souhaitait développer de nouvelles formes de lecture hybride, nous avons conçu un format de synthèse qui s’inspire des cartes mentales, mais en renforçant la fonction de catégorisation des liens entre les nœuds qui peuvent représenter des concepts ou des documents. Dans cet outil dénommé Renkan48 (« lien » en japonais), on peut glisser-déposer directement n’importe quelle ressource Web (page, morceau de texte, segment vidéo, photo, son, etc.)49. Ce type de format de synthèse fondé sur le schématisme présente toujours le danger de simplifier la pensée et d’accentuer sa calculabilité sous forme d’ontologies formelles. Il faut veiller à bien conserver cette activité d’interprétation à l’aide de schémas, au centre d’une boucle noétique qui passe constamment de l’automatisation à la désautomatisation.

21Pour illustrer concrètement ce va-et-vient, nous mentionnons pour finir le projet actuellement expérimenté avec le ministère de la Culture sur le portail Histoire des arts50_(FIG.4). Le point de départ est un moteur de recherche multifacettes qui permet, à partir de la même interface, de rechercher sur une carte géographique, sur une frise chronologique, dans une liste de thématiques choisies pour les enseignants ou dans un nuage de tags. Chaque résultat de recherche (liste de ressources), chaque ressource ou même chaque tag peut être affiché dans la carte de connaissances avec ses liens sémantiques. À partir de ce graphe produit automatiquement, l’enseignant ou l’élève peut ajouter ou supprimer des liens et enrichir sa carte avec des ressources provenant du portail ou du Web en général. On peut donc parler ici d’une éditorialisation de graphe sémantique, en l’occurrence un nouveau médium produit à partir de traces numériques, pour le dire avec le vocabulaire de Kittler.

Fig. 4 : Moteur de recherche multifacettes.

Fig. 5 : Production d’un graphe éditable.