Introduction à la démence digitale
p. 128-148
Texte intégral
Aussi est-ce un grand défaut que d’avoir derrière soi un souffleur, ou de jeter les yeux sur son papier : cela autorise la négligence.
Quintilien, Institution oratoire, livre 11, chap. 2
J’avais consacré l’essentiel de mon existence à jouer les réceptacles aveugles destinés à recueillir le savoir d’autrui pour être ensuite vidangé, crachant un flot de langages synthétiques à jamais incompréhensibles pour moi. Le gars hypertechnique. Pas de doute.
William Gibson, « Johnny Mnemonic »
Qu’est-ce que la démence digitale ?
1Quelque vingt-cinq siècles après que Socrate a rejeté l’écriture comme une techné qui introduirait l’oubli dans l’âme de ceux qui s’en servent, une étude menée en 2007 au Trinity College de Dublin a révélé que 25 % des participants âgés de moins de 30 ans étaient incapables de se souvenir du numéro de téléphone de leur domicile sans consulter leur appareil portable. Seuls 40 % dans la tranche d’âge des moins de 30 ans se souvenaient des anniversaires de leurs proches, contre 87 % des participants âgés de plus de 50 ans1. Selon le principal chercheur, Ian Robertson, ces résultats sont dus à une atrophie de la mémoire induite par la technologie. De manière analogue, la recherche que mène le psychiatre sud-coréen Yoon Se-chang suggère qu’« à mesure que les gens dépendent davantage des appareils numériques que de leur faculté de mémorisation pour chercher une information, la fonction de recherche du cerveau s’améliore tandis que la faculté de remémoration diminue2 ». Il résulte de cette dépendance, selon Se-chang, une forme de démence digitale qui se manifeste par des performances mémorielles amoindries. Ses observations ont été en outre corroborées par Embrain, groupe sud-coréen de recherche en mercatique, qui a entrepris en 2007 une étude sur les relations entre l’utilisation d’appareils numériques et l’oubli. Sur 2030 salariés, Embrain a remarqué que 63 % se plaignaient de trous de mémoire, et que 20,4 % d’entre eux tenaient pour responsables les appareils numériques qui leur épargnent d’avoir à mémoriser des informations3. C’est en des termes anecdotiques, ce qui n’est pas un hasard, qu’un article du Korean Times résume le problème :
« De nos jours, les gens n’ont plus besoin de faire beaucoup d’efforts pour se souvenir de quoi que ce soit puisque seul un bouton les sépare des informations dont ils ont besoin et qui sont conservées dans leur téléphone, leur assistant électronique de poche ou autre navigateur4. Ce n’était pas le cas auparavant. »
2L’image que convoquent ces études est celle d’une catégorie d’hommes entièrement dépendants de leurs gadgets, qui « sembleront posséder un grand savoir scientifique, alors que, dans la plupart des cas, ils n’en auront aucun »- du moins, sans l’aide de leurs prothèses numériques.
3Au-delà du fait que la démence digitale ne peut être avérée que par le biais de simples témoignages (on ne peut tout au plus que rapporter des faits personnels), il y a un autre problème lié à ce concept : on s’approprie en effet le terme de démence en le simplifiant de façon certainement condamnable aux yeux de la communauté scientifique. Tout d’abord, il est essentiel de noter qu’il existe plusieurs types de démence qui s’accompagnent de symptômes et de causes identifiables, comme la démence vasculaire, la maladie de Creutzfeldt-Jakob, la maladie d’Alzheimer ou la démence à corps de Lewy, entre autres. Comme le préciserait n’importe quel neuroscientifique, la démence ne concerne pas exclusivement la perte de mémoire. Le mot en tant que tel ne fait que désigner l’altération des facultés mentales et signale un large éventail de symptômes qui n’agissent pas seulement sur la mémoire, mais aussi sur la communication et le langage, l’attention, le raisonnement et le jugement, ainsi que la perception visuelle, entre autres fonctions cognitives. Pour cette raison, l’expression démence digitale, apparue en réponse à une perte de mémoire apparente, est bien trop large. Il s’agit néanmoins d’une étiquette immédiatement identifiable par tous ceux qui se méfient de l’impact potentiel de la technologie sur leurs propres fonctions cognitives.
4Dans son récent ouvrage intitulé Digitale Demenz, le célèbre neuroscientifique allemand Manfred Spitzer condamne les médias numériques sans appel et sans pitié. IRM fonctionnelles, modélisations de réseaux neuronaux et statistiques à l’appui, Spitzer en vient à lancer de rassurantes remarques comme : « Les médias numériques sont préjudiciables aux apprentissages et donc au développement mental des bébés5 ! » À l’instar de Nicholas Carr et Maryanne Wolf, Spitzer recourt au concept de plasticité cérébrale pour évoquer les nombreuses façons dont la cognition se trouve affectée par l’utilisation des médias numériques. Les résultats auxquels aboutissent ses recherches sont loin d’inspirer confiance dans l’élite digitale des générations à venir :
« En 2020, le cerveau multitâche des adolescents et des jeunes adultes sera formé de réseaux différents de ceux que l’on trouve dans le cerveau des personnes de plus de 35 ans, et les conséquences en seront déplorables. À peine seront-ils capables de se souvenir de quoi que ce soit ; ils s’épuiseront à échanger de courts messages à vocation sociale, quand ils ne seront pas en train de se divertir et de fuir tout véritable engagement envers autrui ou vis-à-vis du savoir6. »
5Contrairement aux diagnostics de la démence digitale cités plus haut, les travaux de Spitzer sont solidement ancrés dans le champ des neurosciences : sa conception de la démence est certainement mieux informée que d’autres, principalement fondées sur l’atrophie mémorielle. En revanche, là où Spitzer se trompe, c’est lorsqu’il suggère que les changements opérés dans le cerveau par l’exposition aux médias numériques sont des changements permanents, à l’instar de ceux engendrés par la maladie d’Alzheimer. Les symptômes qu’il décrit ressemblent davantage à ceux qui affectent les individus atteints de démence réversible comme la dépression, l’excès d’alcool ou de stupéfiants, et les déficiences nutritionnelles7. Spitzer compare lui-même l’utilisation d’Internet à la consommation d’alcool, tout en suggérant que : « Ce n’est pas par la pratique mais bien par la plus longue abstinence possible que l’on acquiert la méthode la plus saine pour traiter ce problème8. »
6Il est donc clair que la démence digitale ne sonne pas le glas de toute cognition. Qui plus est, il n’est pas impossible que nous passions à côté de l’essentiel en nous focalisant sur la question de la réversibilité de l’influence des médias numériques sur la cognition. Qui dit que nous souhaiterons coûte que coûte inverser ces effets ? Comme le cerveau humain, il est dans la nature même des médias numériques d’être tout aussi malléables. À mesure qu’évoluent conjointement les médias et le cerveau humain, les effets des médias numériques qu’observe aujourd’hui Spitzer peuvent ne pas correspondre aux effets que l’on observera d’ici une dizaine d’années ou plus. En outre, qui peut avancer avec certitude qu’un cerveau atteint de démence digitale est un cerveau lésé plutôt qu’un cerveau augmenté ? C’est l’argument qu’avanceraient les transhumanistes ; j’y reviendrai plus en détail ci-dessous. Il est donc possible que, d’un point de vue scientifique, le concept de démence digitale ne tienne pas la route, et peut-être obscurcit-il, voire amoindrit-il les formes de démence validées par la science. En faisant aussi des effets cognitifs engendrés par la technologie un handicap, les techno-sceptiques prônent un discours empreint d’une rhétorique discriminatoire douteuse tout en dénigrant la possibilité que les nouveaux médias puissent en réalité accroître l’attention, la mémoire et l’affect, notamment à mesure que le cerveau continue de s’adapter aux technologies des nouveaux médias. Toutefois, en dépit de la rhétorique incendiaire et de la science discutable qui entourent la démence digitale, ce n’en demeure pas moins un concept intéressant.
7Il est en effet difficile de prouver les théories concernant l’impact des technologies sur la cognition, surtout que le concept central des travaux que mènent les techno-sceptiques - la plasticité cérébrale - pourrait tout aussi bien servir de contre-argument, comme je l’ai indiqué plus haut. Néanmoins, de telles spéculations peuvent fournir de précieuses expériences de pensée. Comme le suggère David Wills dans The Dorsal Turn, nous sommes impuissants dès lors qu’il s’agit de comprendre les impacts de la technologie sur le genre humain, et c’est pourquoi nous devrions maintenir « notre droit de réserve, sans présumer que chaque nouvelle technologie constitue un progrès9 ». Wills admet la maxime de McLuhan selon laquelle « nous regardons le monde dans un rétroviseur » et en appelle à une explication conceptuelle de la façon dont la technologie « définit et redéfinit l’humain », tout en gardant à l’esprit que ces définitions se situent « en aval du moment où une création technologique donnée s’est trouvée mise en œuvre10 ». Il aurait été impossible à Socrate, par exemple, de prédire que l’écriture et la lecture mèneraient à l’invention de la logique topique, la maîtrise du récit linéaire et l’essor de l’éducation philosophique. Étant donnée notre impuissance dans pareille situation, les théoriciens des médias devraient se tourner non pas exclusivement vers des preuves scientifiques mais oser une spéculation inventive, ce qui impliquerait de travailler moins en scientifiques et davantage en artistes du numérique, ou en écrivains de science-fiction.
8Dès lors, je ne propose pas d’abandonner le concept de démence digitale, mais de le traiter comme une forme de science-fiction intelligente, afin de débusquer les façons dont cet ersatz de maladie peut devenir un outil d’apprentissage pour les chercheurs qui s’intéressent à l’évolution parallèle du cerveau humain et de la technologie. Afin d’en élaborer une conception plus solide, j’étudierai la démence digitale en fonction de plusieurs types de dégradation mnésique, et je me concentrerai principalement sur les types de démence le plus communément associés avec la maladie d’Alzheimer. Il n’en résultera pas une taxinomie scientifique mais spéculative - soit un exercice génératif qui pourrait bien n’aboutir à aucune solution mais qui permettra d’amorcer le débat.
Les types de mémoire : une spéculation détaillée sur la démence digitale
9Dans un article fréquemment cité, paru dans le Johns Hopkins Memory Bulletin, le Dr Peter V. Rabins11 identifie quatre systèmes mnésiques, tous pertinents dans le cadre des débats relatifs à la maladie d’Alzheimer - les mémoires épisodique, sémantique, processuelle, et de travail. La liste proposée par Rabins n’a rien d’exhaustif (par exemple, il ne fait pas de distinction entre mémoire implicite et mémoire explicite), mais elle fournit un modèle bien utile à l’organisation des idées concernant mémoire et technologie.
I) MÉMOIRE ÉPISODIQUE
10La mémoire épisodique, comme le suggère Rabins, renvoie à des événements autobiographiques, y compris éloignés dans le temps. Une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer peut très bien se souvenir d’événements de son enfance tout en étant incapable de se rappeler un événement survenu la veille. Les technologies d’enregistrement numérique sont idéales pour stocker la mémoire épisodique. En fait, on pourrait décrire les réseaux sociaux - parmi lesquels Facebook, Twitter et YouTube - comme un immense appareillage ubiquitaire destiné au stockage et à la mobilisation de la mémoire épisodique.
11Nous pourrions même en conclure que l’omniprésence de plus en plus affirmée des technologies disponibles pour l’enregistrement et la transmission de souvenirs épisodiques est trop exhaustive. Comme l’énonce Viktor Mayer-Schönberger dans son ouvrage Delete : The Virtue of Forgetting in the Digital Age :
« La mémoire numérique totale représente une version encore plus pernicieuse du panoptique numérique. Tandis qu’une bonne partie de ce que nous disons et faisons est stockée et rendue accessible via la mémoire numérique, nos actes et nos paroles sont susceptibles d’être jugés non seulement par nos pairs, mais aussi par les générations à venir12. »
12Pour ce qui est de la mémoire épisodique à l’ère du numérique, le problème n’est peut-être pas tant un problème d’amnésie qu’une question d’hypermnésie, ou d’un excès de mémoire épisodique.
13Tout en gardant à l’esprit le glissement qui s’opère dans le travail de Mayer-Schönberger entre mémoire humaine et mémoire informatique, nous devrions nous arrêter un instant afin de nous demander si la comparaison entre le stockage de la mémoire dans des banques de données numériques avec la mémoire épisodique telle que la préserve le cerveau humain est vraiment adéquate. Un souvenir épisodique ne l’est que parce qu’il peut être facilement mobilisé ; il est stocké dans notre conscience à des fins de préservation et il nous est loisible de le convoquer à volonté. Selon la terminologie admise par les neuroscientifiques, la mémoire épisodique serait explicite. Une mémoire numérique, en revanche, peut très bien ne pas être explicite du tout. Les images de surveillance prises dans la rue, au supermarché ou à la banque du coin, par exemple, ressemblent davantage à des souvenirs implicites. De telles données de surveillance forment des sortes de souvenirs inconscients auxquels nous avons difficilement accès. De façon plus pertinente encore, avec le temps, les nombreuses photos numériques sauvegardées sur un ordinateur peuvent aussi passer du statut de souvenirs explicites à celui de souvenirs implicites. Ces images sont des souvenirs autobiographiques enregistrés, mais nous ne les convoquons que très rarement, voire jamais, de sorte qu’il nous arrive même d’oublier leur existence. Comme le remarque José Van Dijk dans Mediated Memories in the Digital Age, grâce à l’espace de stockage et un accès facile aux outils d’archivage, la remémoration de nos expériences semble avoir été remplacée par « l’archivage et la compilation13 ».
14Dans Delete, Mayer-Schönberger précise qu’avec l’invention de procédés de stockage accessibles et bon marché, se souvenir est devenu chose facile et relativement peu coûteuse. « Pendant des millénaires », remarque-t-il, « il était plus aisé et moins onéreux d’oublier que de se souvenir14 ». Mais, si l’on suit ses arguments, l’ère numérique aurait changé tout cela, semblant faire du souvenir une procédure par défaut. Le problème que pose un tel argument, c’est que l’archivage sous forme numérique n’équivaut pas forcément à un souvenir. Il me paraîtrait plus juste de dire que la sauvegarde de souvenirs sur nos appareils numériques est une forme d’oubli plus sophistiquée impliquant un déplacement des frontières entre l’explicite et l’implicite. Cela dit, la manie de l’archivage et de la compilation numériques peut entraîner une perte de la mémoire épisodique, et ce pour plusieurs raisons qui vont de la faible durée de vie des disques durs et autres appareils de stockage, à la difficulté de catégorisation de ce que Mark Andrejevic nomme l’infosaturation15 [infoglut], en passant par la possibilité même que nous cessions d’utiliser nos souvenirs internes à mesure que les appareils d’enregistrement deviendront omniprésents.
II) MÉMOIRE SÉMANTIQUE
15La nécessité de nommer et de catégoriser les choses est ce qui a porté la révolution de l’imprimé à son apogée. Comme le remarque Walter J. Ong, l’invention de la logique topique par Rodolphe Agricola et Pierre de la Ramée a conduit la rhétorique à s’écarter de la préservation interne, telle que la prônait Quintilien, pour se rapprocher d’un agencement dialectique de l’information dans un espace méthodique externalisé. Comme le note encore Ong, « contre toute attente, » ce procédé topique « devait s’avérer adapté aux techniques de l’imprimerie16 ». La méthodologie ramiste avait été conçue pour mettre un terme aux iconographies et associations aléatoires du palais de la mémoire. Avec la révolution numérique, la catégorisation des choses revêt des formes nouvelles et imprévisibles. Dans l’espace numérique, nous ne disposons pas d’une logique dialectique cohérente telle que prescrite par Pierre de la Ramée, mais de la logique radicalement dynamique de l’hyperlien. N’importe quelle image, n’importe quel mot à l’écran peut devenir un lien, à l’origine de possibilités infinies de catégorisation et re-catégorisation de l’espace topique. Qui plus est, tout élément numérique peut être coupé, puis collé dans un nouveau contexte, et se voir attribuer des objectifs différents en réponse aux besoins d’utilisateurs individuels. La fluidité même du paysage numérique le soumet en permanence à d’infinies re-catégorisations, ré-adaptations et réinterprétations. Contrairement au texte imprimé, l’environnement numérique est conçu pour l’instabilité sémantique et l’éphémère. Même internet, donc, est en proie au désordre sémantique, ou à ce que nous pourrions appeler la différance digitale.
16S’ajoutent au problème d’un sens instable les questions de catégorisation soulevées par la logique du discours numérique. On peut sans doute penser que les structures arborescentes des bases de données reflètent les embranchements propres aux dichotomies ramistes ; toutefois, comme l’a montré Lev Manovich, la logique qui préside à l’arborescence des bases de données n’est en rien réductive mais générative. Dans sa forme, la base de données apparaît comme un outil de catégorisation logique, mais dans la pratique, elle sert à faciliter la génération d’« infinies variations élémentaires17 ». Ces variations infinies résultent de l’immense capacité de stockage des bases de données, ce qui génère de nouveaux ensembles de données d’une complexité croissante. Le problème de l’infosaturation, que nous avons déjà abordé, s’accompagne d’un problème aigu d’info-désorientation, les utilisateurs étant confrontés à la tâche de plus en plus exigeante consistant à établir des catégories signifiantes pour leurs souvenirs numériques. José Van Dijk, par exemple, mentionne le cas de l’un de ses amis qui, alors qu’il numérisait ses collections de photos et de vidéos de famille, s’est heurté à
« des problèmes de temps et d’organisation : de temps pour revivre et apprécier ces moments intimes ou culturels qu’il avait enregistrés […] ; et d’organisation pour retrouver des moments spécifiques, alors qu’augmentait chaque jour le risque de se perdre dans ses archives multimédia18. »
17Dans un essai écrit pour le magazine spécialisé dans les technologies Fast Company, Clive Thompson décrit de même les malheurs mnésiques de Gordon Bell, chercheur chez Microsoft rendu célèbre par sa pratique du lifelogging, consistant à tenir le journal numérique de sa vie sur la plate-forme MyLifeBits. Thompson entrevoit ainsi ce qu’on pourrait désigner comme une forme de démence digitale sémantique liée à des problèmes de catégorisation et de mobilisation des souvenirs :
« Bell se sent souvent perdu au beau milieu d’une forêt. […] Lorsque je lui demande de localiser l’appel téléphonique d’un de ses collègues, il se heurte à un bogue : il parvient à localiser le nom du fichier, mais lorsqu’il clique dessus les données se sont fait la malle. « Mais où est donc passé ce satané coup de fil ? » marmonne-t-il en s’énervant sur son clavier. « Soit j’ai rien du tout, soit j’en ai dix fois trop ! »
18L’oscillation entre amnésie et hypermnésie est peut-être la meilleure façon de décrire l’état cognitif du lifelogger.
19Outre les problèmes de désorientation et de saturation de l’information, la vitesse entraîne elle aussi des conséquences pernicieuses sur le plan sémantique. Par exemple, la rapidité du discours numérique, à quoi vient s’ajouter le fait que nos appareils prosthétiques tiennent dans la main, se prête volontiers à la démence sémantique, qui voit s’altérer radicalement les composants grammatologiques de l’écrit. La langue des SMS par exemple, fondée sur une logique de communication instantanée et sur la mémoire musculaire des pouces, ignore certaines lettres et transforme chaque caractère et chaque chiffre en un procédé homophonique, comme dans les expressions « jv », « à 2m1 » ou « 2ri1 ». Ces nouveaux raccourcis sémantiques, issus du langage SMS né lui-même de nos appareils portables, commencent à infiltrer d’autres formes de discours, y compris les dissertations d’étudiants et les conversations normales, où l’expression « LOL » est monnaie courante.
20Allant à l’encontre de cette créativité sémantique et bien qu’œuvrant au nom de la rapidité, la mécanisation du langage par l’entremise des logiciels de traitement de texte menace notre capacité à intégrer les règles linguistiques catégorielles comme la conjugaison des verbes, l’orthographe et la ponctuation. Comme le dit David Wills :
« De même que l’on oublie l’écriture manuscrite à la vitesse grand V, il est facile d’imaginer que des générations futures n’auront pas à passer par l’apprentissage de l’écriture, la formation du pluriel des mots, la conjugaison des verbes, le respect de la concordance des temps, et ainsi de suite. Bien évidemment, une génération pour qui l’apprentissage de l’écriture et de la lecture s’appuie sur les technologies numériques, via des icônes et une production linguistique mécanisée, pourra très bien n’avoir ni l’envie ni la connaissance requise pour lire Joyce, Proust, ou encore Beowulf, etc19. »
21Bien sûr, ce genre de spéculation ne pourra être prouvée que lorsque que nous aurons réussi à ralentir et à jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour évaluer ce qu’il est advenu de notre intelligence sémantique livrée aux médias numériques. Que verrons-nous alors dans ce rétroviseur ? Une horde de drones à l’intelligence artificielle déclamant des mantras à l’orthographe corrigée et embrayant la production à grande vitesse de ce que Kenneth Goldsmith a appelé l’écriture non-créative ? Ou bien, comme le suggère Maryanne Wolf dans Proust and the Squid,
« les exigences de nos nouvelles technologies de l’information — le travail multitâche, l’intégration et la priorisation de vastes masses d’information — nous aideront-elles à développer de nouvelles compétences, au moins aussi précieuses, si ce n’est plus, afin d’augmenter nos capacités intellectuelles, notre qualité de vie ainsi que notre sagesse collective en tant qu’espèce20 ? »
III) LA MÉMOIRE PROCÉDURALE
22Dans le milieu hypermnésique de la culture numérique, la mémoire procédurale bat toutes les autres formes de mémoire. Dans un tel environnement, il est crucial non pas de connaître l’information, mais de savoir où la trouver. Or une telle démarche nécessite la mise en place de procédures. Avant de pouvoir s’engager dans un processus de remémoration homme-machine, encore faut-il se rappeler comment on allume l’appareil et comment on navigue jusqu’au dossier voulu, ou encore comment on ouvre le navigateur internet pour lancer une recherche sur Google. Dans un environnement numérique, le fait de s’en remettre à la mémoire procédurale est ce qui garantit l’accès à de vastes banques d’information ; mais cela peut aussi engendrer des craintes d’ordre technophobe, voire potentiellement techno-apocalyptique. Comme l’écrit Nicholas Carr : « Nous sommes en train de passer du statut de cultivateurs d’un savoir individuel à celui de chasseurs-cueilleurs au sein d’une forêt de données électroniques21. » Ce qui sous-entend que les techniques de recherche procédurale que nous employons pour rassembler les données numériques reflètent en quelque sorte une dégénérescence de la manière dont nous stockions jadis l’information dans notre mémoire épisodique. J’y reviendrai en conclusion, mais ce que suggère Carr, comme Maryanne Wolf dans ses propres travaux, est ancré dans une vision essentialiste de l’humain qui ne tient pas compte de la nature technique de notre espèce. Comme l’ont soutenu Gilbert Simondon, Bernard Stiegler et d’autres, nous sommes toujours-déjà des êtres techniques. La manipulation procédurale d’outils, comme l’utilisation de silex taillé pour ouvrir une noix de coco par exemple, ou encore l’utilisation du langage pour communiquer des idées, est ce qui fait de nous des êtres humains. Si nos outils numériques paraissent exceptionnels, c’est - comme j’ai déjà pu l’avancer - du fait de ces deux facteurs que sont le temps et le nombre. Nous disposons de plus d’outils que jamais auparavant. Ils nous donnent accès à une surabondance d’informations, en croissance exponentielle. Or la production de ces mêmes outils croît à un rythme exponentiel.
23Aussi longtemps que nous pourrons répéter les procédures garantes de notre accès à la mémoire numérique, nos informations seront en sécurité. Cependant, cette manie de l’innovation technique qu’encourage le libre marché dans tous les secteurs de notre société, implique qu’il nous faut constamment apprendre de nouvelles procédures nées de nouvelles interfaces et de nouveaux appareillages. Pour ceux qui ont grandi à l’ère de l’imprimé, l’accès procédural à l’information - savoir ouvrir un livre, consulter un index, plier le coin d’une page - n’a jamais évolué. Cela fait maintenant plusieurs siècles que les procédures intellectuelles mises en œuvre pour la lecture de documents imprimés sont plus ou moins stables. Mais pour les personnes nées à l’ère du numérique, ces procédures changent sans arrêt tant elles sont conçues pour être apprises, désapprises, et réapprises, et ce, à mesure que les logiciels et le matériel informatique suivent dans leur évolution la logique exponentielle de la loi de Moore. Comme pour le cas de démence digitale épisodique, la démence digitale procédurale ne découle pas d’un manque mais d’un excès. Tandis que la maladie d’Alzheimer n’affecte la mémoire procédurale proprement dite que dans les dernières phases de son évolution, le simple vieillissement, lui, a bel et bien un impact, ce qui explique peut-être pourquoi les générations plus âgées sont moins enclines à adopter de nouveaux gadgets technologiques. Une telle situation pourrait s’avérer catastrophique pour des personnes âgées qui, comme tant d’autres, ne parviennent pas à suivre le rythme effréné de l’évolution numérique et se retrouvent dépourvues des procédures indispensables - sans parler des moyens financiers permettant de les acquérir - au transfert de leurs souvenirs vers un nouveau type d’appareil numérique qui ne courrait pas le risque de l’obsolescence.
24Il y a une autre forme de démence digitale procédurale qui ne découle pas de transformations incessantes, mais au contraire d’un excès de répétition. Ce type de démence se produit lorsqu’un individu déploie, de façon mécanique et en l’absence d’appareil numérique, des procédures spécifiques au numérique. Par exemple, appuyer sur les touches « Ctrl-Z » est un réflexe à la fois physique et mental lié à une action qu’on regrette d’avoir effectuée et qu’on souhaite annuler. La combinaison de touches « Ctrl-Z » est un raccourci clavier qui permet d’annuler une procédure dans un programme logiciel. Malheureusement, ce raccourci n’existe pas dans le monde non-informatique, mais cela n’entrave en rien le réflexe. Dans la même catégorie, on trouve des phénomènes physiologiques, que ce soient des mouvements involontaires du pouce, comme dans l’acte d’écrire un SMS (tic nerveux incontrôlable lié à l’utilisation du clavier des appareils de poche), ou le syndrome de la vibration fantôme (l’impression erronée de sentir une partie de votre corps vibrer au contact d’un appareil que vous ne portez pas sur vous). Ce que démontre au bout du compte ce type d’erreurs procédurales, c’est la complexité et l’imprévisibilité avec lesquelles l’être humain évolue parallèlement à son environnement. Le réflexe « Ctrl-Z » est un rappel tangible de la confusion procédurale à laquelle se heurtent les individus qui passent sans transition d’un environnement informatisé à un autre qui ne l’est pas.
IV) LA MÉMOIRE DE TRAVAIL
25Sans doute plus que toute autre forme de mémoire, la mémoire de travail est peut-être celle sur laquelle les médias numériques ont le plus grand impact. Comme indiqué dans les études citées au début de cet essai, c’est sur l’attention et la concentration que l’impact du numérique peut être le plus grave, et il n’est pas impossible en retour que se produise une perte de la mémoire à court terme. Selon Nicholas Carr :
« nous demandons à internet de nous interrompre sans cesse, toujours plus et en variant les plaisirs. Nous acceptons de plein gré cette perte de vigilance et de concentration, la division de notre attention et la fragmentation de nos pensées, en échange de la richesse de toutes ces informations engageantes, ou du moins divertissantes22 ».
26L’idée que les gens se font des enfants souffrant d’une faible capacité d’attention a pu naître avec les générations qui ont grandi devant la télévision, mais c’est avec la génération numérique qu’elle atteint son apogée. Un rapport américain émis par les Centers for Disease Control and Prevention23 (« Centres pour le contrôle et la prévention des maladies ») précise qu’en 2011-2012, on estimait à 6,4 millions le nombre d’enfants âgés de 4 à 17 ans chez qui l’on avait diagnostiqué à un moment de leur vie des troubles du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH). Il s’agit là d’une augmentation de 16 % depuis 2007 et de 41 pour cent au cours des dix dernières années. Si les discours qui entourent les TDAH traitent cet état comme une épidémie d’ordre médical, certains pensent qu’il ne s’agit pas tant d’une maladie que d’une modification d’ordre cognitif affectant une génération Internet nourrie aux jeux vidéo et habituée aux appareils portables.
27C’est par exemple la conclusion que tire N. Katherine Hayles. Dans son article « Hyper and Deep Attention : The Generational Divide in Cognitive Modes », elle suggère qu’« il fait peu de doutes que l’hyper-attention augmente en corrélation avec une exposition croissante à, et un désir toujours plus grand vis-à-vis de la stimulation en général et de la stimulation médiatique en particulier24 ». Hayles ne dresse toutefois aucune table hiérarchique des modes cognitifs. Elle précise que :
« l’attention profonde […] se caractérise par la concentration sur un objet unique pendant de longues périodes (par exemple, le temps nécessaire à la lecture d’un roman de Dickens), au cours desquelles, préférant recevoir un flux unique d’informations, on ignore les stimuli extérieurs et tolère fort bien un temps de concentration prolongé. L’hyper-attention se caractérise par un va-et-vient rapide entre plusieurs objets sur lesquels se porte l’attention au cours de plusieurs tâches, favorisant de multiples flux d’informations à la recherche d’un haut degré de stimulation, la tolérance à l’ennui étant faible25 ».
28Plutôt que de déplorer la capacité toujours plus réduite de ses étudiants à s’engager dans une lecture profonde, Hayles estime que les éducateurs devraient ménager un espace pour l’hyper-attention dans leurs classes, tout en tâchant de l’associer à l’attention profonde dans le cadre d’exercices nouveaux qui soient à même de stimuler les étudiants.
29La formule pédagogique que nous propose Hayles pose potentiellement problème : aujourd’hui, nos étudiants sont immergés dans un environnement cognitif hyperactif qui forge leurs habitudes, ce qui peut avoir de graves conséquences sur leurs capacités à formuler une pensée critique. Dans les termes de Carr, « à mesure que nous nous heurtons aux limites de notre mémoire de travail, il nous est de plus en plus impossible de faire la part des choses entre une information significative et une autre qui ne le serait pas, entre le signal et le bruit26 ». De plus, l’état de distraction permanente qu’engendre l’ubiquité des médias numériques ne laisse que très peu d’opportunités à la mémoire de travail pour procéder au transfert de l’information dans la mémoire à long terme. Comme le prouvent les études citées au début du présent essai, la surcharge cognitive de la mémoire de travail se manifeste déjà sous une forme d’oubli numérique, et diverses études27 ont montré que les taux de rétention lorsqu’on lit à l’écran, c’est-à-dire dans un environnement où l’on peut difficilement prévenir les distractions, sont bien inférieurs à ceux que l’on obtient lors d’une lecture sur papier.
Politique de l’hypermnésie
30La manie de l’enregistrement numérique modifie la manière dont on entre en relation avec le monde en général. Les lifeloggers, par exemple, substituent « la prothèse à l’organe28 », se transformant eux-mêmes en appareils enregistreurs pour pouvoir saisir, sur un mode numérique, une information qu’ils pourront ne jamais plus convoquer. Il se peut que les technologies d’enregistrement, omniprésentes, modifient notre relation globale à l’information et à l’expérience, nous offrant la possibilité de nous déconnecter, puisque nous savons que tout pourra être rejoué à n’importe quel moment du futur. Notre relation numérique au monde libère la mémoire de travail qui n’a plus à accomplir comme auparavant le transfert de l’expérience de la mémoire à court terme vers la mémoire à long terme. Nous pourrions être confrontés à une culture peuplée d’individus pour qui la mémoire à long terme ne serait accessible que sous forme de données numériques. Imaginez, par exemple, que nous enregistrions sous forme audio-vidéo le moindre instant de chacune de nos journées. Le soir venu, nous pourrions rembobiner cette journée jusqu’à n’importe quel événement afin de revoir quelque chose qui nous aurait échappé - le nom de quelqu’un, un objet dans une boutique, un détail dans une conversation - peut-être parce que nous n’y prêtions pas attention alors. Mais pourquoi prêter attention dès lors que ce supplément est toujours là, à accomplir les tâches de la mémoire de travail, c’est-à-dire le transfert de l’expérience dans des souvenirs épisodiques numériques ? Dans ce cas, il se pourrait fort bien que notre présence dans l’instant soit toujours différée. Qui plus est, ces souvenirs différés peuvent ne jamais être revisités. La vie même serait vécue comme une série d’épisodes qu’on rejouerait après coup. Une question subsiste toutefois : que fera alors notre cerveau dans l’instant s’il ne prête pas attention et n’enregistre plus nos souvenirs ?
31Cette question peut paraître grotesque, tant elle est ancrée dans une interprétation naïve de la cognition comme de la présence. Mais comme je l’ai déjà spécifié, il s’agit d’une expérience de pensée intéressante qui peut contribuer à révéler l’enjeu des discussions sur l’externalisation de la mémoire. Les spéculations actuelles sur la transformation du cerveau humain par le numérique mettent au jour une hiérarchie cognitive d’inspiration politique, qui trouve son origine dans une vision discriminatoire - fondée autant sur l’âge que sur les compétences - de ce qu’être humain veut dire. Si l’on suit Neil Postman, Nicholas Carr, Manfred Spitzer et d’autres techno-sceptiques, les technologies hypermédiatiques érodent nos facultés cognitives - sans parler de notre éthique - et font de nous des êtres infrahumains. Pour ces critiques - comme pour Quintilien ou le Theuth de Platon -, la capacité de mémorisation et de récitation se situe manifestement au faîte de la réussite intellectuelle de l’homme, et toute technologie qui viendrait menacer cette hiérarchie est dès lors perçue comme immorale et destructrice.
32Le concept de démence digitale implique en premier lieu que nos outils numériques ne sont pas humains, pour ne pas dire qu’ils sont inhumains. De ce point de vue, téléphones et ordinateurs portables ne constituent pas une part naturelle ou organique de la mémoire humaine, mais agissent plutôt, à l’instar de ces instruments d’écriture évoqués par Theuth, comme un supplément artificiel et potentiellement délétère. Ce supplément n’est mortel toutefois que si l’on se figure un humain doté d’une présence naturelle ou innée, dépourvu de toute prothèse. Dans le tome 1 de La Technique et le temps, Bernard Stiegler, s’appuyant sur André Leroi-Gourhan, suggère que « l’homme s’invente dans la technique en inventant l’outil - en s’‘extériorisant’ technologiquement29 ». Il n’y donc pas d’humain sans prothèse. Nous sommes toujours-déjà des êtres techniques. En développant la thèse de Stiegler, David Wills précise que ce moment où l’humain s’invente tel, ce moment de prosthétisation, de technologisation, est aussi « une question d’archivage : ce qui se crée en dehors de l’humain demeure au titre d’enregistrement et devient de plus en plus fréquemment cet enregistrement lui-même, ou l’archive, la mémoire elle-même dans ce qu’elle a d’artificiel et d’extérieur30 ». Ce que cela tend à révéler, c’est qu’il n’y a pas d’humain sans archive, qu’il n’y a pas d’humain sans une mémoire prosthétique. Toute conception qui ferait de la lecture ou de l’écriture quelque chose qui soit non naturel pour l’homme passe à côté de l’essentiel, à savoir que la seule chose qui soit naturelle dans le cerveau humain est peut-être sa capacité à s’adapter rapidement aux outils et aux environnements technologiques qui changent autour de lui.
33La menace de l’hypomnésie (la mémoire externalisée) ne réside pas tant dans la destruction potentielle des processus humains naturels, que dans la possibilité que ces processus passent aux mains d’autrui sans que nous en ayons conscience. Dans son Institution oratoire, Quintilien raconte l’histoire du poète lyrique Simonide qui quitta la salle d’un banquet quelques instants avant qu’elle ne s’effondre et qui plus tard parvint à se souvenir de la place qu’occupaient tous ceux qui se trouvaient sous les décombres. Cette capacité lui venait d’une méthode mnémotechnique utilisée en rhétorique, celle des loci, avec laquelle Simonide mémorisait ses discours de façon spatiale en attribuant à leurs éléments des endroits de la salle du banquet. D’après Cicéron, le palais de la mémoire de Simonide n’impressionnait pas l’homme politique Thémistocle, qui répondit en ces termes : « J’aimerais mieux que vous eussiez pu m’apprendre l’art d’oublier : car je me ressouviens malgré moi de ce que je ne veux pas ; et je ne puis oublier ce que je voudrais31. » Le mot d’esprit de Thémistocle nous rappelle quelque chose d’important : que nous ayons recours ou non à des appareils numériques externes pour sauvegarder nos souvenirs, dans l’acte même d’archivage il y a toujours des éléments que nous omettons. Ou pour le dire avec Stiegler : « Il n’y a pas de mémorisation sans oubli, il n’y a pas de mémorisation sans sélection. La question importante est de savoir qui procède à cette sélection32. »
34Pour Stiegler, le processus de mémoire et d’oubli est central à celui de la transindividuation, le processus au cours duquel nous nous individualisons par rapport aux autres. En laissant jouer à nos outils de mémoire externe un rôle crucial dans la sélection de ce que nous mémorisons et ce que nous oublions, nous accordons à ces outils un rôle tout aussi crucial dans nos processus de transindividuation. De qui nous viennent ces outils et qui en contrôle l’accès ? Comment ces outils nous aident-ils à trier entre ce qui est mémorisé et ce qui est oublié ? Nous savons déjà que Google s’intéresse fortement à notre faculté de convoquer une information sans vraiment en avoir pleinement conscience. YouTube et Facebook agissent comme les dépositaires de nos souvenirs épisodiques. Nous ne devons pas sous-estimer l’emprise de ces technologies sur la mémoire humaine sous toutes ses formes. C’est peut-être pour cette raison que la question de l’hypomnésie est, dans les termes de Stiegler, « une question politique, et l’objet d’un combat : un combat pour une politique de la mémoire et plus précisément, pour la constitution de milieux hypomnésiques durables33 ».
35Nous aurions alors peut-être intérêt à traiter la démence digitale, non comme une forme de diminution cognitive, mais bien comme la diminution potentielle de nos aptitudes spirituelles et politiques, qui se produit lorsque nous perdons le contrôle des aspects psychiques, biologiques et techniques de la mémorisation. Il se peut que la démence digitale ne soit pas une maladie mais les symptômes qu’elle met en lumière sont peut-être bien le résultat d’une guerre contre l’attention menée par les plus puissantes entreprises technologiques au monde. Si, pour cette raison, les outils dévolus à l’externalisation de la mémoire sont en effet dangereux pour l’animal humain, alors nous pourrions aborder le problème à l’aide de ce que Bernard Stiegler a pu appeler une thérapeutique du soin. Dans Prendre soin, Stiegler renvoie à la description platonicienne de l’écriture comme pharmakon (à la fois remède et poison), en précisant que « le milieu symbolique nouvellement grammatisé est un réseau de pharmaka devenus extrêmement toxiques, et dont la toxicité est systématiquement exploitée par les marchands de temps de cerveaux désaffectés de leur conscience34 ». Cette condamnation des technologies hypermédiatiques n’implique toutefois aucunement un retrait anti-technologique. Comme le suggère Stiegler, ce réseau toxique est « aussi la seule boîte à pharmacie possible pour faire face à cette incurie, et elle est pleine de remèdes35. » Il peut bien s’agir, avec ce concept de démence digitale auquel ont donné vie les nouveaux médias et qui s’est propagé tel un mème sur la toile, d’une forme de science-fiction, mais ce concept toxique pourrait bien donner lieu à un débat plus attentif autour des politiques de la mémoire à l’heure d’une hypomnésie galopante.
Notes de bas de page
1 Ian Robertson, « Forgetful Brits », Trinity College, Dublin, rapport non publié, 2007.
2 Park Chung-a, « Digital Dementia Troubles Young Generation », Korea Times, 8 juin 2007, [en ligne] http://www.koreatimes.co.kr/www/news/nation/2008/04/117_4432.html
3 Ibidem
4 Ibid.
5 Manfred Spitzer, Digitale Demenz : Wie wir uns und unsere Kinder um den Verstand bringen, Munich, Droemer, 2012, p. 220.
6 Ibid., p. 207.
7 Manjari Tripathi et Deepti Vibha, « Reversible dementias », in Indian Journal of Psychiatry, vol. 51, n° 5, 2009, p. 52-55.
8 Spitzer, op. cit., p. 1.
9 David Wills, Dorsality : Thinking Back through Technology and Politics, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008, p. 6.
10 Ibid., p. 8.
11 Peter V. Rabins, « How Memory Is Affected in Alzheimer’s », in Johns Hopkins Health Alert, 2008, [en ligne] http://www.johnshopkinshealthalerts.com/alerts/memory/JohnsHopkins MemoryHealthAlert_2847-1.html
12 Viktor Mayer-Schönberger, Delete : The Virtue of Forgetting in the Digital Age, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 109.
13 José Van Dijk, Mediated Memories in the Digital Age, Palo Alto, Stanford University Press, 2007, p. 108.
14 Viktor Mayer-Schönberger, op. cit., p. 49.
15 Mark Andrejevic, Infoglut : How Too Much Information Is Changing the Way We Think and Know, New York, Routledge, 2013.
16 Walter J. Ong, Ramus, Method, and the Decay of Dialogue : From the Art of Discourse to the Art of Reason, Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 97.
17 Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge, The MIT Press, 2001, p. 236. NdT : cette traduction est de ma main, mais il existe une version française du livre : Lev Manovich, Le Langage des nouveaux medias, traduit de l’anglais par Richard Crevier, Dijon, Les presses du réel, 2010.
18 José Van Dijk, op. cit., p. 148.
19 David Wills, « Techneology or the Discourse of Speed », in Marquard Smith, Joanne Morra (éd.), The Prosthetic Impulse, Cambridge, The MIT Press, 2009, p. 258.
20 Maryanne Wolf, Proust and the Squid : The Story and Science of the Reading Brain, New York, HarperCollins, 2008, p. 214.
21 Nicholas Carr, The Shallows : What the Internet Is Doing to Our Brains, New York, W.W. Norton & Company, 2010, p. 138.
22 Ibid., p. 134.
23 Alan Schwarz, Sarah Cohen, « A.D.H.D. Seen in 11 % of U.S. Children as Diagnoses Rise », in New York Times, 31 mars 2013, [en ligne] http://www.nytimes.com/2013/04/01/health/morediagnoses-of-hyperactivitycausing-concern.html
24 N. Katherine Hayles, « Hyper and Deep Attention : The Generational Divide in Cognitive Modes », in Profession, 2007, p. 199.
25 Ibid., p. 187.
26 Nicholas Carr, op. cit., p. 125.
27 A. Mangen, B. R. Walgermo, K. Bronnick et al., « Reading linear texts on paper versus computer screen : Effects on reading comprehension », in International Journal of Educational Research, vol. 58, 2013, p. 61-68.
28 Jacques Derrida, Marges - de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil. 1972, p. 135.
29 Bernard Stiegler, La Technique et le temps, Paris, Galilée, 1996, p. 152.
30 David Wills, Dorsality..., op. cit., p. 10.
31 Cicéron cité par David Campbell, Greek Lyric III, Cambridge, Harvard University Press, 1991, p. 351.
32 Bernard Stiegler et Marcel O’Gorman, « Bernard Stiegler’s Pharmacy : A Conversation », in Configurations, vol. 18, n° 3, 2010, p. 466.
33 Bernard Stiegler, « Anamnesis and Hypomnesis : Plato as the First Thinker of the Proletarianization », in Ars Industrialis, s.d., [en ligne] http://arsindustrialis.org/anamnesis-and-hypomnesis
34 Bernard Stiegler, Prendre soin, de la jeunesse et des générations, Paris, Flammarion, 2008, p. 157.
35 Ibid., p. 157-158.
Auteurs
Stéphane Vanderhaeghe (trad.)
Maître de conférences à l’Université Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis où il enseigne la littérature américaine et la traduction. Il est membre du CRLC (EA 1569) et ses recherches portent principalement sur la littérature américaine contemporaine ; auteur de Robert Coover & the Generosity of the Page, Normal (Ill), Dalkey Archive Press, 2013, il a dirigé un numéro de la Review of Contemporary Fiction sur Robert Coover. Outre l’œuvre de Coover, il a également consacré plusieurs articles à Shelley Jackson, Ben Marcus, Michael Joyce ou Blake Butler.
Maître de conférences au sein du département d’anglais à l’Université de Waterloo et directeur du Critical Media Lab. Sa recherche porte sur l’avenir des humanités dans une culture numérique : voir E-Crit : Digital Media, Critical Theory and the Humanities, University of Toronto Press, 2006. Ses travaux les plus récents portent sur la « collusion de la mort et de la technologie », et lançent le concept de « necromedia » qui est le titre de son prochain ouvrage (à paraître en 2015, éditions University of Minnesota Press). Il construit aussi une œuvre artistique, principalement à partir d’objets informatiques innovants et d’installations architecturales. Quelques exemples sont disponibles sur http://marcelogorman.net.
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Le Sujet Digital
Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès et al. (dir.) Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano et al. (trad.)
2015
Le Comportement des choses
Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)
2021
Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes
Performer les savoirs
Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)
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Architectures of memory
Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)
2022
Angles morts du numérique ubiquitaire
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Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)
2023