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    Plan détaillé Texte intégral Retour sur deux cas d’hypermnésieCe que nous disent les métaphoresEntre l’individuel et le collectifVers un dépassement de l’humain ?Post-histoire ou nouvelles temporalités ? Notes de bas de page Auteurs

    Le Sujet Digital

    Ce livre est recensé par

    • Alexandre Dupont, Critique d’art, mis en ligne le 4 novembre 2016. URL : https://journals.openedition.org/critiquedart/19378 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.19378
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    Table des matières

    Introduction

    Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld et Pierre Cassou-Noguès

    p. 5-17

    Texte intégral Retour sur deux cas d’hypermnésieCe que nous disent les métaphoresEntre l’individuel et le collectifVers un dépassement de l’humain ?Post-histoire ou nouvelles temporalités ? Notes de bas de page Auteurs

    Texte intégral

    1Presque au même moment, l’Europe et les États-Unis ont choisi de lancer des programmes de recherche colossaux quasi-jumeaux : le Human Brain Project de l’Union européenne (2013-2023) et la Brain Initiative de Barack Obama (2014-2026) : le cerveau, son architecture et son fonctionnement, constituerait la « nouvelle frontière » scientifique du XXIe siècle et les neurosciences seraient les successeurs de la physique nucléaire et de la biologie qui ont dominé le XXe siècle.

    2Voilà sans doute la suite logique d’un changement progressif de nos représentations, où l’activité cérébrale en vient peu à peu à s’identifier au sujet. Pendant des siècles le sujet s’était d’abord défini par sa lignée, centrée sur la transmission du nom et des biens, ou plus récemment par son œuvre, comme en atteste la notion d’auteur. Ou encore sur le plan éthique par ce que Lévinas appelle son « visage », dans l’échange et la relation à autrui. Parmi les différents organes du corps, ce sont le cœur et le souffle qui étaient investis de la charge symbolique de la vie d’une personne. Or, à la suite des travaux sur le coma, et en France depuis la circulaire de janvier 1968, la définition de la mort légale n’est plus l’arrêt des fonctions cardiaque ou respiratoire, mais l’absence d’activité cérébrale. Ce changement radical de paradigme, passé inaperçu du grand public, n’en informe pas moins de plus en plus notre conception du sujet, sur tous les plans : physique, légal, identitaire.

    3Sur la même période de temps s’est produit un autre glissement de paradigme, où l’informatique joue un rôle central comme outil mais aussi comme matrice de pensée : la gestion des données, l’architecture des réseaux sont placées au cœur des programmes de recherche et on parle même désormais de neuroinformatique. Le numérique est devenu un élément incontournable de la vie quotidienne au sein des pays développés, conditionnant en grande partie la vie économique, le rapport aux institutions et même les relations interpersonnelles. Symptôme qui ne trompe guère, le cinéma s’en est emparé, comme en témoignent des films tels que Transcendence (Pfizer, 2014), Her (Spike Jonze, 2013) ou Lucy (Besson, 2014).

    4Si, à la suite des travaux de Kuhn ou de Simondon, on pense que les techniques jouent un rôle crucial dans le façonnement de la société et de la représentation de soi, alors il faut s’interroger sur la manière dont notre conception du sujet s’est recomposée au cours des cinquante dernières années, et singulièrement dans son rapport au cerveau et au numérique. Cet ouvrage aura eu pour but de faire dialoguer des contributions de penseurs venus de champs très différents : philosophie, littérature, arts et archivistique. À des titres divers, les contributions ici rassemblées explorent les quatre thèmes qui nous ont semblé au cœur de la redéfinition du sujet face au numérique : l’hypermnésie (Stiegler, O’Gorman, Bourassa), mais aussi les questions d’inscription et d’écriture (Liu, Stiegler, Le Cor, Smith, Vauday), de temporalités (Hayles, Méchoulan, Vanderhaeghe, Salanskis, Sebbah) et de codage (Liu, Salanskis, Sebbah, Smith, Vanderhaeghe).

    Retour sur deux cas d’hypermnésie

    5Un bref passage par l’histoire des figures de l’hypermnésie éclaire les modalités et les enjeux de cette recomposition du sujet. Les quelques années qui précèdent l’apparition des premiers ordinateurs et l’émergence donc d’un sujet digital voient deux exemples littéraires, tout à fait remarquables, d’hypermnésie : le cerveau-monde que H. G. Wells décrit dans plusieurs conférences en 1936 et 19371 et le personnage de Borges, Irénée Funes (dans la nouvelle « Funes ou la mémoire2 » de 1942). Sous le terme de cerveau-monde (World Brain), Wells entend soutenir le projet d’une encyclopédie universelle, qui comporterait des résumés raisonnés synthétisant l’ensemble des connaissances contemporaines de l’espèce humaine. Ces résumés seraient rédigés par des spécialistes, sous la supervision d’une équipe de fonctionnaires de la connaissance, qui sélectionnent les experts, indexent les articles et les mettent régulièrement à jour. Wells voit dans cette encyclopédie une façon de combler le hiatus croissant entre les sciences et les techniques, pointues dirions-nous, et notre éducation, imparfaite, qui nous interdit d’appliquer ces sciences et ces techniques où elles pourraient l’être, en même temps qu’elle maintient entre nous des particularismes fondés seulement sur l’ignorance. Cette encyclopédie constituerait, pour Wells, les rudiments, les bases matérielles d’un cerveau monde ou « un nouvel organe du monde » (« a new world organ ») pour la collecte, l’indexation, le résumé et la diffusion de la connaissance.

    6Le cas de Funes est différent. C’est à la suite d’un accident de cheval, mais d’une façon qui n’est jamais tout à fait expliquée, que Funes, un paysan uruguayen, développe une perception et une mémoire « infaillibles ». Funes donc ne semble rien oublier ni dans sa perception actuelle, ni rétrospectivement dans le souvenir, ce qui, on le comprend, lui fait la vie impossible : il se terre dans l’obscurité, cherchant à ne rien voir, ou rien qu’il ne connaisse déjà parfaitement, sans pouvoir trouver le sommeil, ni même - soupçonne Borges - penser. Parce que penser exige des idées générales et, par conséquent, l’oubli d’infinies particularités dans le réel, oubli dont Funes n’est plus capable.

    7Tout semble opposer la mémoire de Funes et celle du cerveau-monde. Nous pouvons sans doute négliger le fait que l’hypermnésie de Funes soit due à un accident, alors que l’hypermnésie du cerveau-monde est un projet qui doit être consciemment réalisé. On pourrait imaginer qu’une nouvelle molécule, ou une sorte de drogue, inventée dans ce dessein, nous donne une mémoire, quasi-infaillible, comparable à celle de Funes, pour une période déterminée, par exemple : de multiples usages pourraient alors être envisagés, pour un inspecteur de police sur la scène d’un crime aussi bien que pour un amant qui voudrait pouvoir revivre des heures heureuses. Le caractère alors artificiel de cette mémoire à la Funes ne changerait pas grand-chose dans cette opposition au cerveau-monde. La mémoire de Funes est d’abord privée, il est le seul à y avoir accès. Le narrateur de la nouvelle de Borges ne peut que soupçonner l’étendue de sa mémoire, alors que la mémoire du cerveau-monde est publique, par principe : nous devons pouvoir tous y puiser. La mémoire de Funes est individuelle, alors que le cerveau-monde est une œuvre collective. La mémoire de Funes est intérieure, alors que celle que nous confère le cerveau-monde se matérialise dans des dispositifs techniques, livres ou microfilms, qui nous restent extérieurs. Le fait qu’une mémoire individuelle soit intérieure n’implique pas forcément qu’elle doive rester privée, bien que ce soit le cas dans la nouvelle de Borges. Il n’est certainement pas impossible d’imaginer que les neurosciences puissent un jour récupérer dans le cerveau d’un sujet ses - ou certains de ses - souvenirs pour les afficher sur un écran : une part de la mémoire individuelle, intérieure, serait alors publique, bien que nous puissions aussi garder une mémoire privée qui échapperait aux méthodes d’analyses cérébrales. Enfin, la mémoire de Funes est totale et arbitraire : aucune instance, explicite, assignable, ne choisit ce qui y est conservé, alors que la mémoire du cerveau-monde est réfléchie par un groupe d’individus chargés de décider des connaissances qui méritent d’être retenues et de la façon dont elles doivent l’être.

    8Il est remarquable que certains problèmes qui naissent de l’usage de nos techniques contemporaines puissent être posés à partir de ces deux modèles d’hypermnésie que représentent le Funes de Borges et le cerveau-monde de Wells. La façon la plus banale de stigmatiser le recours aux encyclopédies en ligne serait d’y voir le passage d’une mémoire individuelle, privée et intérieure, à une mémoire collective, publique et extérieure, ou étendue : je vérifie la date de publication de la nouvelle de Borges sur Internet et, sachant pouvoir à tout moment disposer de cette connexion, je ne prends pas la peine de la retenir « par cœur », comme on dit. L’internet nous ferait passer donc d’une mémoire qui se mesure sur une échelle dont Funes marque le sommet à une autre mémoire dont le cerveau-monde serait la forme la plus aboutie. Nous devrions être hypermnésiques, en ce dernier sens, et hypomnésiques par rapport à Funes. Dans cette perspective, on pourrait se demander finalement ce qui a changé avec l’émergence des technologies numériques.

    9Mais, justement, les deux mémoires de Funes et du cerveau-monde comportent une caractéristique commune qui les distingue peut-être de la mémoire qui se constitue avec les technologies numériques. C’est qu’elles sont entièrement humaines. Le cerveau-monde, en effet, tel que Wells l’envisage, est « centralisé ». C’est une équipe d’encyclopédistes qui déterminent les connaissances qui y seront incluses, la façon dont elles le seront (ou le scientifique qui sera chargé de la rédaction), les mises à jours ultérieures, l’indexation. Le cerveau-monde n’est donc pas autonome, comme si un dispositif mécanique balayant l’éventail des publications retenait les plus citées, par exemple. Il n’est pas non plus collaboratif, au sens où chacun des utilisateurs, dans un groupe indéfini, y stockerait ce qui lui importe le plus. Par contraste, il faudrait dire alors que le cerveau-monde, bien que collectif, reste conçu sur le modèle de la mémoire réfléchie : la mémoire de celui qui s’instruit et choisit donc de retenir tel résultat scientifique, d’apprendre tel poème plutôt que tel article de journal, etc. Et, bien que de fait la mémoire de Funes soit celle d’un individu, l’arbitraire de ce qui y est stocké, puisque tout y est stocké, lui donne quelque chose d’inhumain, qui échappe à la maîtrise de l’individu. Or c’est peut-être justement dans ce problème du choix que réside le plus difficile de la question de la mémoire contemporaine : un choix que l’on ne peut plus concevoir sur le modèle de l’individu réfléchi, parce que ce qui est conservé dépend de fait d’accidents techniques (ces formats disparus des années 1990 qui ne nous permettent plus de réouvrir nos vieux fichiers), d’une indexation mécanique, effectuée par une machine quasi-autonome, ou d’une collaboration, que ne maîtrise plus aucun individu, ou aucun groupe d’individus bien défini.

    Ce que nous disent les métaphores

    10Outre l’histoire, les images et les métaphores employées pour décrire le rapport du sujet au numérique sont éclairantes. Loin de reprendre les tropes de la révolution industrielle et notamment les représentations de la machine, donc le métal, les rouages, la suie et la sueur, le paysage métaphorique ici dressé surprend : car c’est la nature qui prend le dessus. Bien sûr, les textes font la part belle aux peurs et aux réticences devant le changement, que Liu appelle la « paranoïa de l’être humain face à la dissolution du sens » : on y entend donc parler de guerre et de crise, de démence ou de manie, d’atrophie et de handicap (O’Gorman), de fragmentation et d’explosion ainsi que de vampire (Hayles) ou encore de labyrinthe (Liu) dont on sait qu’il vaut surtout pour la promesse de mort qui hante son centre.

    11Mais s’y fait jour aussi un imaginaire de la frontière floue, notamment au travers de la figure du fantôme (Sebbah, Vauday), à savoir une modalité de la présence du sujet qui serait connexe au réel, à lui rattachée de manière impalpable et mobile, et donc une manière de penser ce que l’on nommerait autrement le virtuel bien plus riche que la simple opposition entre l’écran et la vraie vie. Cet imaginaire d’une présence diffuse rejoint celui de la porosité, du vaporeux (Le Cor, Vanderhaeghe) et le travail sur la perforation, la béance et la latence. Le rapport du sujet au numérique n’est pas présenté comme l’articulation/l’opposition de mondes distincts, ni comme un composé, un assemblage de parties couturées à la Frankenstein : l’hybridité se pense ici autrement, par juxtapositions, par enchevêtrement évanescent et instable de traits pour partie communs, pour partie distincts. Ce n’est plus par la confrontation au portrait ou à la figure du double que présente le miroir que s’éprouve le sujet, mais par la construction d’une forme de présence du sujet plus proche du calque et de l’ombre portée, comme dans les profils internet et autres avatars. Une telle représentation est cohérente avec la convocation, au sein des sciences, de la figure de l’alchimie (Vauday), celle de la subtilisation des éthers et du précipité (Vanderhaeghe).

    12Toutefois la métaphore dominante, celle qui revient dans tous les textes (notamment Bourassa) est celle de l’eau. En écho peut-être aux thèses de Zygmunt Bauman sur la modernité liquide3, par reprise inconsciente d’expressions déjà ancrées dans la langue comme le flux d’information, le courant de pensée ou le courant électrique, le rapport au numérique se dit ici océan, fleuve de Léthé, écume (Sloterdijk), déluge et tourbillons, noyade et inondation, brassage et méandres, vagues et vannes ouvertes. L’imaginaire de l’eau nous dit bien sûr l’angoisse de submersion, rappelle la puissance et l’ubiquité du phénomène numérique, mais surtout embraye sur le concept de plasticité. Que ce soit la plasticité du cerveau qui apprend et se recompose sans cesse, ou la plasticité d’un système financier qui invente sans cesse de nouvelles procédures pour optimiser le mouvement des liquidités, peut-être le paradigme dominant de la production du sens n’est-il plus celui de la structure ou même du réseau mais celui de la plasticité du vivant. Cela nous incite à revisiter la notion de médiation comme une recomposition plutôt qu’un transfert ou une translation.

    13Enfin survient une autre métaphore naturelle, celle de la ruche, de la termitière, de l’essaim d’insectes (Hayles) : ancrée dans la tradition philosophique depuis Mandeville, l’image pourrait sembler convenue si ce n’est qu’elle nous force à examiner un autre aspect des rapports du sujet et du numérique, à savoir l’articulation entre l’individuel et le collectif que les nouvelles technologies affectent directement.

    Entre l’individuel et le collectif

    14Ce qui frappe au premier abord dans ces textes sur les rapports du sujet au numérique est la forclusion de la plupart des traits sur lesquels reposent traditionnellement nos identités : ici plus question de genre, de race, de classe, de profession ou d’ancrage territorial. Le numérique apparaît paradoxalement comme un effaceur de tout ce qui constitue « la présentation de soi » au sens d’Erving Goffman4 : paradoxalement car on sait combien l’exploitation des données personnelles et la constitution de profils détaillés d’internautes est au cœur de l’économie numérique. À quoi vient s’ajouter un deuxième travail de forclusion, celui des humains au sein de l’échange économique. L’automatisation des procédures de transaction (Hayles, Stiegler, Méchoulan) et l’importance prise par les statistiques (Liu) sont deux tendances lourdes qui pourraient à vrai dire venir court-circuiter la notion même de marché : l’idée d’une place où se confrontent l’offre et la demande (soit les désirs et les productions humaines) et au travers de laquelle peut se maximiser l’utilité pour chacun (le bonheur) est potentiellement vidée de son sens par le poids croissant des mécanismes impersonnels d’interaction des algorithmes. Que devient le sujet dans un monde régi par des agents économiques non-humains ? On ne parle d’ailleurs souvent plus de société mais « d’environnement » socio-technique (Hayles, Salanskis, O’Gorman).

    15Bien sûr il s’agit là de pousser le raisonnement dans ses retranchements ultimes mais on ne peut ignorer combien l’avènement du numérique recompose notre relation à autrui. L’extension exponentielle des capacités d’archivage renforce les possibilités de constitution d’une mémoire collective, et les outils de la pensée étendue (extended mind), comme les réseaux sociaux ou les smartphones, sont aussi et surtout les outils de l’extension de soi vers autrui (Bourassa). Les modes de partage du sens évoluent (Salanskis), et des formes collectives de l’attention apparaissent (Stiegler).

    16Un des enjeux émergents de nos sociétés numériques est alors la question de la frontière entre le privé et le public, entre ce qui relèverait encore de l’intime (ou du secret) et ce qui est exposé à certains ou à tous. Il ne s’agit pas là seulement d’une question technique, mais bien d’une question politique que tous les intervenants soulignent : comment les contraintes posées par l’outil numérique, au travers du pré-formatage par l’interface et des modalités d’accès, conditionnent-elles l’expression du sujet ? Quel type de contrôle est exercé sur l’expression du sujet et par qui ? Remarquons incidemment que les termes dans lesquels ces problèmes se posent, à savoir le régime du contrat et l’impératif de transparence, adossé aux pratiques de surveillance, sont profondément et depuis longtemps ancrés dans la tradition anglo-saxonne : ce n’est pas au niveau des contenus mais bien à celui de la conception technique et juridique des supports numériques que se déploie la domination d’un certain rapport au monde. La refonte radicale par le numérique du travail de subjectivation et d’individuation auquel tout être humain participe pour devenir une personne, ce que Stiegler et Simondon appellent le processus de transindividuation, est un processus en cours qui mérite bien toute notre attention.

    Vers un dépassement de l’humain ?

    17Si l’on quitte la sphère des relations à autrui pour se pencher sur ce qu’il était convenu d’appeler l’intériorité du sujet, le travail de recomposition - notamment de l’intime - est là encore conséquent. Le fantasme technoscientifique d’une hypermnésie rendue possible par un appareillage toujours plus étroit de l’homme à la machine, qu’il s’agisse d’augmenter les capacités du cerveau via des manipulations génétiques ou des greffes informatiques, relève d’une volonté d’oblitérer l’oubli. Prenons l’exemple de l’enfance, dont peu de souvenirs nous restent. Car, comme l’indique notamment Lyotard, nous n’accédons à cette nébuleuse de sensations floues qu’à travers le récit que nous en font les adultes, attestant de ce qui a été, mais surtout de qui nous avons été, construction d’une identité narrative (Ricœur) autour d’un noyau d’ipséité retiré qu’elle drape dans les plis d’un manteau sans fin. La mémoire à partir de laquelle s’élabore notre subjectivité prend sa source au creux de l’intimité du foyer, alors que nous nous trouvons placés sous l’autorité parentale, en d’autres termes, soumis au mancipium qui nous rend redevable d’une dette. En effet, l’intime, qui n’est pas le caché ni le privé, comme l’indique Michael Fœssel dans La Privation de l’intime5, serait un type de relation qui, en se soustrayant à la sphère publique, permettrait d’élaborer un rapport d’ordre politique avec l’autre.

    18Or, à l’heure des nouvelles technologies, l’attestation prend des formes multiples, le récit s’enrichit d’images, sons, et autres captures saisies sur le moment, se déploie sur le réseau, mis en partage dans les nuages qui paradoxalement privatisent l’intime en le publicisant. Dans le contexte qui nous intéresse, il s’agit de la mémoire d’un sujet non encore affranchi dont attestait son entourage, mémoire qui désormais bascule dans un autre registre. En question se trouve une autorité invisible, désincarnée ou déshumanisée et hypermnésique qui serait celle que l’on alloue aux différents algorithmes de criblage, lesquels ne cessent de façonner notre identité numérique, dans la plupart des cas à notre insu. Outre la question du dépassement des capacités du cerveau humain par la machine, se pose avec acuité le problème du développement technologique. Au mieux il déplace la position de l’humain vers une forme de subjectivité posthumaine et décentrée, redistribuée au fil de nos branchements sur les différents flux numériques, et au pire, il postule l’avènement d’un transhumain aux capacités augmentées, mais vraisemblablement désubjectivé par un environnement technologique qui semble désormais tourner de manière autonome (Hayles). En d’autres termes, une émancipation est-elle encore possible à partir du moment où nous voici doublement retombés en enfance, aux prises avec un manceps machinique et sans visage, prisonniers d’un oubli abrutissant, paradoxalement généré par la surcharge cognitive d’un stock excédentaire de données ? En effet, les capacités hypermnésiques des machines de stockage et de traitement des données ne vont pas sans consolider la domination, ou la mainmise6 (Lyotard), du développement technologique sur l’humain, postulant par là même sa fin, ou tout au moins l’entrée dans une posthistoire.

    Post-histoire ou nouvelles temporalités ?

    19Si la retransmission de l’événement est dite, à tort, « en temps réel », elle se rapproche malgré tout d’une pure immédiateté, c’est-à-dire d’un présent sans mémoire. C’est sans doute ce vers quoi tend la production exponentielle de données machinées, mais dépourvues de pensée, et pourtant constitutives des traces de notre existence, qu’elle soit virtuelle ou réelle, dont l’élaboration est toujours déjà potentiellement rendue publique par le phénomène de privatisation de l’intime (Fœssel). En outre, ces données ne participent plus de la construction d’un récit de soi, ou d’une expérience (l’Erfahrung dont Benjamin déplore la disparition, laquelle dit aussi la distance, mais aussi la différance nécessaire au surgissement de l’événement, et de fait de l’histoire) que l’on peut alors se réapproprier, mais de l’architecture logique de banques mémorielles structurées sous forme de bases de données qui n’ont rien à voir, contrairement aux analogies en vogue, avec la complexité ou le fonctionnement des réseaux neuronaux (si tant est que toute la mémoire humaine se situe dans le cerveau). En effet, que faire d’une structure qui, contrairement à la pensée, ne saurait tolérer la redondance, et encore moins l’ambivalence ? Peut-on véritablement parler de mémoire, ou bien le terme de trace serait-il plus approprié pour rendre compte des nouveaux modes d’inscription de la subjectivité (Vauday, Sebbah) ? Ce nouveau régime de temporalité emprisonne paradoxalement l’utilisateur dans un présent sans mémoire qui n’autorise pas une vision synoptique de l’ensemble des données archivées (il faudrait sans doute encore interroger ici la logique du don, de la redevabilité, de la valeur et de l’endettement que sous-tend ce terme). À la différence de la pensée dont « le temps déplace le nuage quand on croyait le connaître exactement7 » (Lyotard), l’archivage des données sur support informatique est censé résister plus durablement à l’oubli, ou sans doute d’une manière plus fiable à la corruption du temps. Encore faudrait-il creuser la question de l’obsolescence numérique face au temps humain (biologique, subjectif), sans oublier d’interroger l’élaboration de notre (post) histoire via de nouvelles technologies d’inscription. Les travaux sur l’hypermnésie, l’inscription, les temporalités et les codes auront ainsi été l’occasion d’explorer les différentes recompositions du sujet numérique, dans son rapport à lui-même et à autrui, dans la confrontation à l’histoire comme à la machine, ouvrant la voie à de nombreuses pistes de recherche.

    Notes de bas de page

    1  H. G. Wells, World Brain,
    Londres, Methuen, 1938.

    2  J. L. Borges, Fictions, traduit de l’espagnol par R. Callois et al., Paris, Gallimard, 1983.

    3  Zygmunt Bauman, La vie liquide, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Arles, Le Rouergue, 2006.

    4  Erving Goffman, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I, traduit de l’anglais par Alain Accardo, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

    5  Michaël Fœssel, La privation de l’intime - Mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008.

    6  Jean-François Lyotard. « La mainmise », in Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, n° 25, 1990, p. 16-26.

    7  Jean-François Lyotard, Pérégrinations : loi, forme, événement, Paris, Galilée, 1990, p. 23.

    Auteurs

    • Claire Larsonneur

      Maître de conférences à l’Université Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis et membre de l’EA 1569 « Transferts critiques et dynamique des savoirs ». Ses travaux portent depuis plusieurs années sur les humanités et les outils numériques, en littérature britannique et en traduction, et elle est co-porteur du projet « Le Sujet digital » 2012- 2016 au sein du Labex Arts H2H. Elle a publié La Recherche internet en lettres et langues, Ophrys, 2008 et Filles de scène/Playhouse Creatures, PUM, 2014, co-traduit et co-édité avec Marie Nadia Karsky.

    • Arnaud Regnauld

      Professeur de littérature américaine et traduction à l’Université Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis. Il a consacré plusieurs articles et communications à l’œuvre de John Hawkes, Carter Scholz, Gary Lutz, Diane Williams, Matthew Derby, Jim Rosenberg, Shelley Jackson, Michael Joyce, Mark Amerika et Percival Everett. Ses recherches les plus récentes portent sur les nouvelles formes de textualité à l’ère du numérique et leur traduction. Il a codirigé avec Florence Baillet, L’intime et le politique dans la littérature et les arts contemporains, Paris, Michel Houdiard, 2011.

    • Pierre Cassou-Noguès

      Professeur au département de philosophie de l’Université Paris 8 - Vincennes-Saint-Denis. Ses travaux récents concernent la question de la fiction en philosophie et en marge des sciences. Il a publié de nombreux articles ainsi qu’une dizaine de livres, notamment : Lire le cerveau. Neuro/science/fiction, Paris, Seuil, 2012 ; La mélodie du tic tac et autres bonnes raisons de perdre son temps, Paris, Flammarion, 2013 ; Les rêves cybernétiques de Norbert Wiener, Paris, Seuil, 2014.

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    Emanuele Quinz (dir.) Lise Thiollier, Gabriele Stera et Armelle Chrétien (trad.)

    2021

    Politiques de la distraction

    Politiques de la distraction

    Paul Sztulman et Dork Zabunyan (dir.)

    2021

    Le Cinéma muet italien, à la croisée des arts

    Le Cinéma muet italien, à la croisée des arts

    Gailleurd Céline (dir.)

    2022

    Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes

    Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes

    Performer les savoirs

    Boudier Marion et Déchery Chloé (dir.)

    2022

    Star Turns in Hollywood Musicals

    Star Turns in Hollywood Musicals

    Chabrol Marguerite et Toulza Pierre-Olivier (dir.)

    2017

    The Digital Subject

    The Digital Subject

    Larsonneur Claire, Regnauld Arnaud, Cassou-Noguès Pierre et al. (dir.)

    2017

    Architectures of memory

    Architectures of memory

    Jean-Marie Dallet et Bertrand Gervais (dir.) Armelle Chrétien et Joshua David Jordan (trad.)

    2022

    Angles morts du numérique ubiquitaire

    Angles morts du numérique ubiquitaire

    Glossaire critique et amoureux

    Yves Citton, Marie Lechner et Anthony Masure (dir.)

    2023

    Imaginaires technologiques

    Imaginaires technologiques

    François-David Sebbah et Alberto Romele (dir.)

    2023

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    Habiter à travers les écrans

    Pierre Cassou-Noguès et Gwenola Wagon

    Préface. Le matérialisme est un post-humanisme

    Arnaud Regnauld

    Machine

    calcul, conscience, langage, monstruosité, outil préhistorique, posthumain, voix et parole

    Pierre Cassou-Noguès

    Les Vélib

    Pierre Cassou-Noguès

    Introduction

    Claire Larsonneur, Arnaud Regnauld et Pierre Cassou-Noguès

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    Pierre Cassou-Noguès et Gwenola Wagon

    Préface. Le matérialisme est un post-humanisme

    Arnaud Regnauld

    Machine

    calcul, conscience, langage, monstruosité, outil préhistorique, posthumain, voix et parole

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    1  H. G. Wells, World Brain,
    Londres, Methuen, 1938.

    2  J. L. Borges, Fictions, traduit de l’espagnol par R. Callois et al., Paris, Gallimard, 1983.

    3  Zygmunt Bauman, La vie liquide, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Arles, Le Rouergue, 2006.

    4  Erving Goffman, La Présentation de soi. La Mise en scène de la vie quotidienne I, traduit de l’anglais par Alain Accardo, Paris, Éditions de Minuit, 1973.

    5  Michaël Fœssel, La privation de l’intime - Mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008.

    6  Jean-François Lyotard. « La mainmise », in Autres Temps. Les cahiers du christianisme social, n° 25, 1990, p. 16-26.

    7  Jean-François Lyotard, Pérégrinations : loi, forme, événement, Paris, Galilée, 1990, p. 23.

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    Ce livre est cité par

    • Malinowska, Ania. (2022) Love in Contemporary Technoculture. DOI: 10.1017/9781108884976
    • Machinal, Hélène. (2016) Sherlock Holmes, un nouveau limier pour le XXIe siècle. DOI: 10.4000/books.pur.53048
    • Michlin, Monica. (2017) Introduction. TV/Series. DOI: 10.4000/tvseries.2094
    • Gržinić, Marina. (2021) Necropolitics by Achille Mbembe: Extended Essay on the Book. Filozofski vestnik, 42. DOI: 10.3986/fv.42.1.10
    • Lecomte, Patrick. (2019) New boundaries. Journal of Property Investment & Finance, 37. DOI: 10.1108/JPIF-10-2018-0083
    • Machinal, Hélène. Michlin, Monica. (2018) Introduction : Posthumains en séries. TV/Series. DOI: 10.4000/tvseries.3349

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    Larsonneur, C., Regnauld, A., & Cassou-Noguès, P. (2015). Introduction. In C. Larsonneur, A. Regnauld, P. Cassou-Noguès, & S. Touiza (éds.), Le Sujet Digital (1‑). Presses universitaires de Paris Nanterre. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25572
    Larsonneur, Claire, Arnaud Regnauld, et Pierre Cassou-Noguès. « Introduction ». In Le Sujet Digital, édité par Claire Larsonneur, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès, et Sara Touiza. Nanterre: Presses universitaires de Paris Nanterre, 2015. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25572.
    Larsonneur, Claire, et al. « Introduction ». Le Sujet Digital, édité par Claire Larsonneur et al., Presses universitaires de Paris Nanterre, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pupo.25572.

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    Larsonneur, C., Regnauld, A., Cassou-Noguès, P., & Touiza, S. (éds.). (2015). Le Sujet Digital (S. Vanderhaeghe, G. Bertres, H. Soldano, & M. Springinsfeld, trad.; 1‑). Presses universitaires de Paris Nanterre, Les Presses du réel. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25517
    Larsonneur, Claire, Arnauld Regnauld, Pierre Cassou-Noguès, et Sara Touiza, éd. Le Sujet Digital. Traduit par Stéphane Vanderhaeghe, Géraldine Bertres, Hélène Soldano, et Marie Springinsfeld. Nanterre: Presses universitaires de Paris Nanterre, Les Presses du réel, 2015. https://doi.org/10.4000/books.pupo.25517.
    Larsonneur, Claire, et al., éditeurs. Le Sujet Digital. Traduit par Stéphane Vanderhaeghe et al., Presses universitaires de Paris Nanterre, Les Presses du réel, 2015, https://doi.org/10.4000/books.pupo.25517.
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