1Ce dernier chapitre propose d’évoquer les champs interprétatifs sur lesquels débouche l’analyse technologique des assemblages céramiques. Ces champs se situent sur l’axe synchronique et diachronique, dans le domaine à la fois de l’anthropologie et de l’histoire.

2Les questions d’ordre synchronique touchent à la production, la distribution et la circulation des récipients céramiques. Elles peuvent être traitées à l’échelle du site, mais c’est à l’échelle macro-régionale, que se dégagera une vue d’ensemble de la répartition spatiale des traditions techniques, bénéficiant ainsi d’un éclairage comparatif indispensable.

3Les questions d’ordre diachronique sont relatives à l’histoire culturelle ou encore aux scénarios historiques et touchent à la dynamique des traditions au cours du temps, en vertu du mécanisme de transmission qui permet d’établir un lien d’ordre phylo- ou ethno-génétique entre les objets. Leur étude est préparatoire à celle des forces évolutives sous-jacentes à la diversité des scénarios historiques. Ces forces, ou lois anthropologiques, se rapportent à l’ordre de développement des techniques et aux conditions d’actualisation des scénarios historiques. C’est à ce niveau-là qu’il est possible de comparer des sociétés appartenant à des aires chrono-culturelles diverses.

Le contexte socio-économique

4L’étude de l’organisation de la production céramique sur un site s’appuie, par définition, sur les produits finis fabriqués localement ; elle porte donc sur des assemblages homogènes. L’étude des modalités de distribution et de circulation des céramiques s’applique, en revanche, à la fois aux assemblages homogènes et hétérogènes, ces derniers révélant exclusivement des distributions et circulations d’objets et/ou d’individus (voir chapitre 3).

L’organisation de la production

5L’étude de l’organisation de la production mobilise des données qualitatives et/ou quantitatives. La question la plus souvent traitée est celle de la spécialisation artisanale et de ses différentes formes1. La définition de la spécialisation ici retenue et largement acceptée par la communauté scientifique est celle d’une production qui dépasse les besoins domestiques du producteur. Selon cette définition, la spécialisation potière peut s’exercer aussi bien en contexte d’habitat que d’ateliers. Plusieurs critères ont été proposés pour l’identifier en contexte archéologique : les habiletés de façonnage lorsqu’elles sont longues à apprendre (voir chapitre 4), l’intensité de la production que caractérise la standardisation dimensionnelle des récipients2 (voir chapitre 4), la présence dans un nombre limité d’unités d’habitation d’instruments de potier (ère) s, de réserves d’argile contenues dans des jarres ou de tas de céramiques cassées destinées à la fabrication de dégraissant ou à couvrir des cuissons ouvertes3, ou encore une surproduction marquée par une distribution des récipients hors de la zone de production. Les critères permettant de distinguer entre artisans indépendants ou attachés sont contextuels et incluent des critères fonctionnels : ainsi, lorsque des objets sont fabriqués pour une élite et par des artisans aux habiletés spécialisées (longues à apprendre), ou lorsque des instruments de potiers sont retrouvés en contexte palatial, on peut supposer que les artisans travaillaient pour les élites en question4. Précisons ici que le fort ou le faible investissement technique ne peut être, en revanche, retenu comme critère de production spécialisée versus domestique, des artisans spécialisés pouvant produire des objets peu investis et des non spécialistes, des objets très investis.

6Les critères permettant de préciser plus avant le système techno-économique sont d’ordre quantitatif. Ils font appel à des référentiels actualistes qui doivent permettre d’interpréter les récipients archéologiques en termes de taux de production, de nombre d’artisans, puis d’organisation de la production.

7La constitution de référentiels quantitatifs pour reconstruire les systèmes de production peut être faite, dans un premier temps, sans l’aide d’outils informatiques. En revanche, leur exploitation selon une simulation dynamique implique leur modélisation. Dans le cadre de cet ouvrage, nous présentons les principes d’une modélisation qu’il est convenu d’appeler « analyse d’activités ».

8L’analyse d’activités est une forme de modélisation qui est particulièrement pertinente au regard de la description des activités techniques selon le principe de la chaîne opératoire5. Elle peut être définie comme un système de notation qui a pour objectif de mesurer des systèmes de production afin, ensuite, d’envisager des alternatives d’organisation6. Selon les principes de cette analyse, les systèmes de production, ou techno-systèmes, se décrivent selon trois niveaux :

• les opérations élémentaires qui le constituent ;
• les filières, ou chaînes opératoires, qui se définissent comme l’articulation d’opérations élémentaires concourant à la production d’un type d’objet fini ;
• le techno-système qui articule les différentes chaînes opératoires ou filières de production.

9Les deux premiers niveaux sont analysés en tant qu’invariants culturels tandis que le troisième niveau, celui du techno-système, relève des particularismes culturels et exprime la diversité de l’organisation des activités.

10S’agissant du premier niveau, la segmentation de la chaîne opératoire en opérations élémentaires ou activités a pour objectif de connecter ces différentes opérations par une circulation des biens entre elles, les biens étant ce qui est consommé et produit, ceci afin d’offrir une synthèse cohérente d’un système complexe à partir d’un ensemble de composants élémentaires.

11Dans ce but, les différentes opérations techniques élémentaires constitutives de chaque chaîne opératoire sont décrites sous forme de fiches de processus et de « choses ». Les processus sont les opérations élémentaires, appelées aussi « activités ». Les « choses » sont les objets produits et consommés, assurant la mise en rapport des opérations élémentaires. Les règles qui gouvernent l’association des opérations entre elles sont que tous les biens qui ont été consommés par une opération doivent avoir été produits auparavant par d’autres opérations. Ceci constitue les contraintes de base de l’analyse d’activités.

12La première étape est la production d’un tableau où l’on part d’une première opération (ex. le concassage du matériau argileux) et l’on définit la nomenclature des « choses » qu’elle implique, chaque « chose » correspondant à une ligne. On attribue un « + » aux « choses » produites, et un « - » aux « choses » consommées. On passe ensuite aux opérations qui produisent ou consomment les « choses » liées à cette première opération et ainsi de suite (par exemple, on indique que le concassage consomme du matériau argileux sec et produit du matériau argileux concassé ; puis on indique que le matériau argileux sec est produit par l’opération « séchage » et que le matériau argileux concassé est consommé par l’opération « tamisage »). On construit ainsi de proche en proche une matrice dont la nomenclature horizontale est une nomenclature de « processus » (« opérations ») et la nomenclature verticale une nomenclature de « choses » [tableau 5.1]. On s’arrête aux frontières du système que l’on veut étudier.

Tableau 5.1 Élaboration d’un tableau où sont définies les opérations et les « choses » consommées et produites.

13Dans le système céramique, parmi les principales « choses » consommées et produites, il faudra distinguer les récipients à leurs différents stades de fabrication (ébauches, préformes, produits finis, traités en surface, décorés, récipients cuits) ; puis le travail sous ses différentes formes, chaque forme de travail correspondant à un niveau de qualification ; enfin les biens énergétiques : la matière première, les combustibles végétaux, les outils, les instruments. Dans le cadre d’un tableau notant les processus et les « choses », si l’on reprend de manière plus détaillée l’exemple de la préparation de la pâte, l’opération « concassage » consommera les « choses »« matériau argileux séché », « travail de concassage », « outil de concassage » et produira la « chose »« matériau concassé ». Apparaitront ensuite les opérations de tri granulométrique qui consomment un travail spécifique et produisent du matériau argileux trié. On continuera ainsi jusqu’à l’obtention du produit final de la chaîne technique (avec donc les opérations d’hydratation, de malaxage, d’ajout de dégraissant, d’ébauchage, de préformage, de finition, de traitement de surface, de décoration, de séchage et de cuisson).

14La quantification des « choses » consommées et produites peut être faite à partir de référentiels actualistes et repose donc sur des hypothèses validables empiriquement. Elle part de deux constats (vus dans les chapitres 1 et 4), à savoir d’une part que le déroulement même des principales actions qui organisent la transformation successive du matériau argileux en un produit fini suit un ordre universel, d’autre part que la nature des habiletés techniques est également d’ordre universel en raison de contraintes d’ordre biomécanique. Par ailleurs, l’utilisation de référentiels actualistes pour la construction d’un modèle quantitatif est possible dès lors que les opérations techniques élémentaires sont étudiées en tant qu’invariants culturels, ceci afin d’obtenir des données quantitatives transculturelles. Dans cette perspective, ce sont les ressources et les contraintes liées aux propriétés du matériau, de l’environnement, du sujet qui sont considérées : par exemple, les possibilités offertes par la matière première (à partir d’un kilo de terre, combien de pots puis-je obtenir ?) ou encore les possibilités de production compte tenu du nombre de potiers et des techniques de façonnage utilisées (combien de pots de taille moyenne peut tourner un potier qui travaille 6 heures par jour ?), etc. La quantification a trait à la consommation (matière première, énergie, durée de travail…) et à la production des activités techniques (nombre d’objets fabriqués en une journée…). Les nombreux contextes ethnographiques où des récipients céramiques sont encore fabriqués de manière traditionnelle fournissent des référentiels quantitatifs de choix pour quantifier les « choses » consommées et produites appartenant aux techno-systèmes céramiques anciens.

Figure 5.1 Schématisation des principes de l’analyse d’activités pour décrire un techno-système (d’après Matarasso et Roux 2000).

15En ce qui concerne les unités adoptées pour la quantification des « choses » consommées et produites, ce sont des unités conventionnelles. Ainsi, pour le travail impliqué dans la production, l’unité la plus naturelle est la production d’un homme pendant un an (une année de travail pouvant être arbitrairement rapportée à quelques jours ou quelques mois). Pour les opérations moins homogènes, comme la cuisson qui peut être menée à des rythmes inégaux, les consommations et productions peuvent être évaluées pour une dizaine, centaine, ou millier de pièces. S’agissant du matériau argileux, du dégraissant ou du combustible, ils peuvent être mesurés en kilogramme ou tonne. Le temps de travail pour exécuter une opération technique est mesuré en homme/jour (convention la plus simple même si au demeurant la différence d’unités avec celle du travail impliqué dans la production peut sembler paradoxale). Un exemple de fiche décrivant les processus et les « choses » est donné ci-après [Tableau 5.2]. Les renseignements que ces fiches fournissent sur les données sont essentiels pour évaluer les fondements de la modélisation entreprise.

16Lorsque la base de données est exhaustivement remplie, que le tableau est complet, les différentes données sont traitées après avoir « borné » tous les processus dont on pense connaître approximativement le niveau (en fixant des « niveaux maximum » et des « niveaux minimum » au sein d’un logiciel approprié comme, à l’époque, le logiciel MEPP7). Ainsi, on « bornera » le nombre de récipients cuits qui a été produit et l’on fera fonctionner le modèle pour produire ce nombre et déduire des informations quantitatives sur tous les processus induits par le processus sur lequel porte l’exigence de production. Ces données doivent permettre d’évaluer le nombre d’artisans nécessaires à la fabrication d’une quantité plausible de récipients, et, par suite, les situations socio-économiques envisageables selon, à la fois, les données contextuelles et les données sur les habiletés : production domestique versus spécialisée, production spécialisée en habitat versus en atelier, travail régulier versus occasionnel, production intégrée ou distribuée (ensemble de la chaîne opératoire réalisé par le même individu ou bien distribué entre plusieurs individus), etc.

17Le problème réside dans la nature même des données archéologiques dont on ne connaît jamais la réelle représentativité, que ce soit spatiale (surface fouillée par rapport à l’ensemble du site ou de l’ensemble des sites connus et inconnus) ou temporelle (période exacte pendant laquelle les céramiques ont été produites)8. Pour répondre à ce problème, l’idée est d’évaluer en un premier temps le nombre global de récipients faits selon une même tradition technique sur le site (calcul du NMI), pour ensuite estimer le pourcentage que pourrait représenter ce nombre par rapport à la population initiale (1 pour 100, 1 pour 1000 ?), c’est-à-dire par rapport au nombre de récipients qui aurait été produit à l’époque (ceci en prenant en compte la surface fouillée ou des indices comme l’indice de standardisation). Ce dernier nombre servira à l’évaluation d’une production annuelle hypothétique.

Par exemple, supposons que le NMI de récipients archéologiques s’élève à 24000, que ce nombre est estimé à 1 pour 10 de la population initiale, et que la durée d’occupation du site soit de 100 ans. Si le modèle propose comme unité homme/an 60 jours de travail, et une production de 10 récipients par jour, le résultat sera une production annuelle réalisée par 4 artisans (un homme/an pouvant réaliser 600 récipients par an, donc 60000 récipients en 100 ans, et donc 4 hommes/an pouvant réaliser 240000 récipients sur 100 ans). En revanche, si l’unité homme/an est de 120 jours/an, le résultat sera une production annuelle réalisée par 2 artisans (un homme/an pouvant alors réaliser 120000 récipients en 100 ans). Si l’on « joue » maintenant avec la représentativité des récipients (1 pour 100 ou 1 pour 1000), les productions seront de 2400000 ou de 24000000 récipients sur 100 ans. Selon l’unité homme/an, elles correspondront à la production de 40, 400, 20 ou 200 artisans. Il est bien évident alors que l’on optera pour un ordre de grandeur en fonction de la cohérence entre les chiffres obtenus et les données contextuelles.

18En outre, l’évaluation d’une production annuelle hypothétique devra prendre en compte le taux de renouvellement des poteries : les données ethnographiques indiquent que les durées de vie des céramiques sont variables selon leur fonction. Les risques de casse sont élevés pour les poteries petites, allant sur le feu ou souvent manipulées (entre 3 et 6 ans), moyen pour les poteries liées au transport de l’eau et faible pour les poteries de stockage peu mobiles (jusqu’à 100 ans)9.

19En archéologie, l’analyse d’activités a été appliquée pour la reconstruction du techno-système des perles en cornaline harappéennes (vallée de l’Indus, 3^e millénaire avant J.-C.)10. Dans le même esprit, le système de production des amphores gallo-romaines à Sallèles d’Aude (Aude, France) a été modélisé11. La démarche est loin d’être courante ; toutefois, les modélisations des techno-systèmes ont de beaux jours devant elles, les situations ethnographiques livrant de nombreux référentiels quantitatifs pour une vaste gamme d’opérations techniques élémentaires qui vont de la collecte des matériaux à la cuisson des céramiques.

La distribution et la circulation des productions

20Distribution et circulation expriment deux formes de mouvements des récipients. Dans le premier cas, les récipients ont fait l’objet d’une acquisition, que ce soit en qualité de contenant ou pour leur contenu. Le mouvement associé s’inscrit dans un cadre social et/ou économique (dons, échanges marchands, échanges non marchands) par le biais d’une distribution directe (acquisition directe auprès des producteurs) ou indirecte (par l’entremise d’intermédiaires). Dans le cas d’une circulation, les récipients ont été déplacés au cours de leur usage. Le mouvement associé s’inscrit dans le cadre de déplacements de consommateurs.

21En archéologie, il existe une littérature importante traitant des modalités de distribution et distinguant ainsi entre les différentes formes d’échanges12. A. Gallay propose de classer celles-ci à partir de l’opposition d’A. Testart entre échanges marchands et non marchands13 : les échanges non marchands sont des échanges dans lesquels les rapports sociaux prédominent, tandis que les échanges marchands ne sont pas intrinsèquement liés, ni conditionnés par un rapport autre que marchand entre les protagonistes. Les différentes classes obtenues sont schématisées dans la figure 5.2. N’y apparaissent pas les dons qui sont une troisième forme de distribution intégrée aux réseaux sociaux, politiques et religieux, mais située hors du domaine économique et marchand14.

22Dans le cadre de cet ouvrage, la question de la reconnaissance des différentes modalités de distribution (dons et échanges) par l’approche technologique n’est pas abordée, celle-ci soulevant encore de nombreuses difficultés et peinant à être formalisée. Toutefois, cette approche doit permettre de distinguer, à un premier niveau, entre distribution et circulation, et dans certains cas, de reconnaître des dons ou des échanges marchands.

Figure 5.2 Modalités de distribution schématisées par A. Gallay (à paraître).

23Afin de distinguer entre distribution et circulation, deux mécanismes élémentaires sont à considérer. Le premier énonce que tout potier possède sa propre « manière de faire » et fabrique une gamme de récipients en réponse à une demande qui provient, pour partie ou en totalité, de son groupe social. Rappelons que cette manière de faire propre à un groupe social s’explique par les processus de transmission qui créent des frontières sociales, quelle que soit la nature du groupe. Le second énonce que les mouvements des récipients, combinés aux manières de faire, aux quantités et aux types de récipients génèrent, à l’échelle régionale, des répartitions spatiales spécifiques des composantes culturelles. Ces aires de répartition distinguent entre des aires centrales où la tradition céramique est homogène, révélant les groupes sociaux d’origine, et des aires périphériques avec des traditions céramiques exogènes suite à des mouvements marchands15.

24Ces deux mécanismes donnent lieu à la distinction de trois zones : centrale, périphérique et éloignée.

251. La zone centrale désigne l’aire géographique dans laquelle une tradition est produite et distribuée (que ce soit par échanges marchands ou non marchands). Son identification implique l’étude technologique des matériaux argileux et des assemblages céramiques retrouvés à l’échelle régionale et/ou au sein des ateliers de potier (ière) s. Cette zone centrale est visible dès lors que producteurs et consommateurs ne font qu’un, ou que les consommateurs consomment quasiment exclusivement la tradition des producteurs ou bien encore qu’il existe des ateliers indiquant sans ambiguïté des centres de production. Le premier cas se rencontre lorsque la production céramique est faite à l’échelle domestique ; les éventuels mouvements de récipients entre unités domestiques ne sont pas visibles. Le second et le troisième cas se rencontrent dans le cadre d’une production spécialisée où il y a disjonction entre producteurs et consommateurs.

26Les traditions produites localement peuvent présenter différentes caractéristiques quantitatives et qualitatives au regard de leur place au sein des assemblages (majoritaire versus minoritaire) et de l’origine des traits techniques et stylistiques (locale versus exogène). Ces caractéristiques doivent permettre de préciser la forme de distribution. Quatre cas de figure sont ici envisagés :

27– la tradition étudiée est majoritaire, caractérisée par un matériau argileux local (aux alentours du site), ainsi qu’une chaîne opératoire et une gamme fonctionnelle et stylistique propre à la zone. Les possibles éléments d’inspiration exogène signalent l’imitation de traits étrangers par les potiers locaux. Les acquisitions des récipients ont pu se faire dans le cadre d’échanges marchands ou non marchands.

28– la tradition étudiée est minoritaire, caractérisée par un matériau argileux local, mais ne comprenant que des récipients « de prestige » qui se démarquent des autres récipients, non seulement par leurs formes et leurs chaînes opératoires, mais aussi par des circuits de distribution différents, une distribution restreinte indiquant des dons à l’occasion d’évènements exceptionnels comme les mariages16.

29– la tradition étudiée est minoritaire, caractérisée par un matériau argileux local, mais aussi par une chaîne opératoire et des produits finis appartenant à une large gamme fonctionnelle d’origine exogène. Ce cas de figure se rencontre lorsque des potiers de tradition étrangère viennent s’installer dans des établissements appartenant à une autre tradition. L’hypothèse, quant à leur distribution, pourrait être alors celle d’échanges marchands dès lors que les récipients de tradition exogène sont retrouvés au côté de la tradition locale majoritaire : en effet, les deux communautés étant étrangères l’une à l’autre, c’est alors ce type d’échange qui prévaut.

Plusieurs exemples illustrent ce cas de figure : ainsi la Khirbet Kerak ware (KKW) au Bronze ancien III dans le Levant Sud (2800-2400 avant J.-C.)17. Cette tradition est caractérisée par des céramiques rouges et noires brunies. Elle se démarque de la production locale non seulement par ses techniques de fabrication, mais également par ses formes. L’origine de cette tradition exogène serait Kura-Araxe. Sa production à partir de matériaux argileux locaux et donc sa production locale est néanmoins attestée sur plusieurs sites du nord de la vallée du Jourdain et de la vallée de Jezreel, témoignant ainsi de potiers de tradition exogène installés dans le Levant Sud au 3^e millénaire avant J.-C. (sites de Tel Bet Yerah, Tel Hazor, Tel Beth Shean, Tell esh-Shunah, Afula et Tel Qishyon). La KKW est par ailleurs présente dans une zone périphérique à ces centres de production où elle est retrouvée en plus petites quantités, dans une gamme limitée de formes et dans un matériau argileux exogène, suggérant en l’occurrence une distribution marchande à partir des centres de production. Cette tradition a perduré dans le nord du Levant Sud pendant plus de 300 ans.

30– la tradition étudiée est caractérisée à la fois par un matériau argileux local ou méso-régional et par une chaîne opératoire, des formes et des décors identiques à l’échelle de la région. Ce cas de figure se rencontre avec des potiers itinérants qui fabriquent l’ensemble ou une partie du répertoire consommé par les habitants de la région. La pâte est locale lorsqu’elle est prélevée près de chaque établissement, ou d’origine régionale lorsqu’elle est apportée par le potier (pour la confection, par exemple, de récipients uniques comme de très grandes jarres). La caractérisation de potiers itinérants est facilitée lorsqu’il y a mélange d’un matériau argileux exogène avec un matériau local propre à chaque établissement. L’existence de potiers itinérants est attestée aussi bien en ethnographie18 qu’en archéologie. Les échanges peuvent être marchands ou non marchands.

Un exemple archéologique est celui des céramiques communes du nord de la Mésopotamie du 3^e millénaire avant J.-C.19. Après avoir étudié les assemblages céramiques de trois sites localisés le long de l’Euphrate, ‘Atij, Gudeda et Mashnaqa, M.-C. Boileau montre d’une part que les céramiques dites communes et constituées à 90 % de jarres présentent des traits morpho-métriques standardisés, d’autre part qu’elles sont faites dans des argiles locales (résultat d’analyses chimiques), enfin que les taux de production de ces récipients étaient faibles (hypothèse faite à partir du NMI, des temps de fabrication et de la durée d’occupation du site). Compte tenu du paradoxe que représente une production standardisée avec un faible taux de production (qui, par essence, ne peut déboucher sur une standardisation morpho-métrique), l’auteur en déduit que ce sont les « mêmes mains » qui ont fabriqué les récipients et donc qu’il s’agissait de potiers itinérants.

Un autre exemple est celui des grandes jarres chalcolithiques du Levant Sud (2^de moitié du 5^e millénaire avant J.-C.). Que ce soit les jarres d’Abu Hamid ou celle de Gilat, elles ont été fabriquées dans une même pâte originaire du plateau de Jordanie dont l’une des caractéristiques est la présence de bioclastes. Leur fabrication dans cette pâte suggère que l’artisan s’est déplacé avec son matériau argileux, partant du plateau jordanien en direction de la moyenne vallée du Jourdain et du nord du Negev (une centaine de kilomètres à vol d’oiseau), pour fabriquer ensuite les jarres sur place20.

312. Les zones périphériques et éloignées à la zone centrale désignent les aires géographiques dans lesquelles sont présentes des traditions qui n’y sont pas produites. Au sein de ces zones, la distinction entre distribution et circulation s’appuie sur les paramètres suivants :

• la quantité relative de la tradition étudiée, à savoir majoritaire, mineure, anecdotique, calculée à partir du nombre minimum d’individus (NMI) ;
• la composition de la production, à savoir une gamme fonctionnelle – complète ou partielle –, un répertoire spécialisé, des types isolés ;
• la récurrence de la tradition au cours du temps.

32Trois principaux cas de figure se présentent où interviennent les paramètres de nombre, de composition de l’assemblage et de récurrence dans le temps.

33a) L’assemblage est constitué pour totalité de récipients originaires de zones de production voisines. Il indique un site consommateur et des acquisitions par échanges marchands ou non marchands, avec une distribution directe ou indirecte à partir de la zone de production (producteurs ou marchés).

34b) L’assemblage comprend des récipients appartenant à une gamme fonctionnelle ou à un répertoire spécialisé d’origine exogène dont la récurrence dans le temps est attestée. Ces récipients ont pu faire l’objet d’une distribution qui peut être directe ou indirecte. En effet, la seule distance géographique ne peut exclure une distribution directe par les producteurs, par le biais soit de moyens de transport spécifiques (ex. transport fluviatile), soit une mobilité des producteurs qui, par exemple, peuvent se déplacer lors de migrations saisonnières. En revanche, cette distance pourrait être un indice d’échanges marchands, les échanges non marchands signant des relations sociales entre des acteurs appartenant le plus souvent à une structure sociale circonscrite dans un espace géographique resserré.

Un exemple d’échanges lors de migrations saisonnières est donné par les pots dits « culinaires soignés » des sites mésopotamiens du troisième millénaire de Tel ‘Atij, Gudeda et Mashnaqa21. M.-C. Boileau montre qu’il s’agit de récipients exclusivement constitués de deux catégories de marmites et cinq catégories de grands bols dont la chaîne opératoire de façonnage et de finition est standardisée. L’ensemble est fabriqué dans deux pétrofabriques dont l’une à basalte est présente sur les trois sites. Les analyses pétrographiques montrent que celles-ci ne sont pas compatibles avec l’environnement géologique de la région, mais avec la région du Ard esh Sheick (zone volcanique située au nord des sites). Compte tenu de la récurrence de ces récipients tout au long de l’occupation du site et de leur standardisation technique et morpho-métrique, l’hypothèse est qu’ils ont fait l’objet d’une acquisition auprès de producteurs spécialisés venant régulièrement dans la région lors de migrations saisonnières.

35c) L’assemblage présente des récipients exogènes en quantité anecdotique et non récurrente. Ces paramètres indiquent une circulation des récipients avec les consommateurs. Cette circulation peut être le fait d’individus ou de groupes :

• lorsque les récipients sont des types isolés, distribués entre plusieurs traditions, ils signalent une circulation circonstancielle avec des individus ;
• lorsque les récipients comprennent une partie d’une gamme fonctionnelle propre à une tradition exogène, ils signalent une circulation de populations mobiles.

Un exemple est donné avec les cultures chalcolithiques du sud du Caucase et le site d’Ovçular Tepesi qui a livré dans un même horizon un assemblage comprenant majoritairement des céramiques locales de tradition « Chaff Faced Ware » et de manière anecdotique des céramiques de tradition Kura-Araxe22. Ces dernières se distinguent radicalement des premières, tant par la chaîne opératoire que par les formes produites. Elles ont été retrouvées à la fois dans des contextes de rejets et des tombes intrusives creusées dans les sols d’habitat. L’absence d’autres traits de la culture matérielle Kura-Araxe suggère une fréquentation temporaire du site par la population Kura-Araxe tandis que la population locale était absente du site. Cette double fréquentation est attestée dans les mêmes termes sur d’autres sites de la macro-région (en Géorgie et dans l’est de la Turquie).

36Il est, bien sûr, d’autres cas de figure envisageables. Mais, quels qu’ils soient, la prise en compte de l’origine des différentes étapes de la chaîne opératoire doit permettre de proposer des explications comportementalistes vérifiables empiriquement. Ainsi, dans le Levant Sud, des quantités anecdotiques de quelques types de céramiques KKW (Khirbet Kerak Ware) ont été retrouvées dans des zones éloignées de la zone de production, mais fabriquées avec des matériaux locaux. N’ayant pas d’information sur la chaîne opératoire, les interprétations se sont arrêtées là23. Deux cas de figure sont théoriquement envisageables : soit la chaîne opératoire est locale, il s’agit alors d’une imitation de bols KKW par des potiers de la région ; soit la chaîne opératoire est KKW, il s’agit alors d’une production réalisée par un artisan KKW. L’interprétation des circonstances dans lesquelles une production exogène anecdotique est réalisée avec des matériaux argileux locaux nécessitera de prendre en compte les données contextuelles.

Les histoires culturelles

37La culture matérielle n’a de cesse de changer du fait même qu’il est toujours possible de modifier les comportements appris, ceci au cours de situations d’inventions ou d’interactions pendant lesquelles les acteurs intègrent de nouvelles manières de faire24.

38Afin d’étudier la dynamique historique des changements, l’étude de la variabilité diachronique d’un assemblage doit prendre en compte à la fois la chaîne opératoire et le produit fini. En effet, cette dynamique peut affecter différemment les étapes de fabrication, les formes et les décors, les mécanismes susceptibles de les faire évoluer pouvant varier selon, à la fois, la nature du trait et le contexte de production. C’est ainsi que, dans certains contextes, les techniques d’ébauchage peuvent être très stables, imperméables aux évènements historiques, avec a contrario des formes de récipients évoluant rapidement en réponse à une demande changeante, sensible aux évènements socio-historiques25. Dans d’autres contextes, marqués par des stress historiques notables, les techniques d’ébauchage pourront être moins stables et les formes changer au rythme de ces dernières26. Les décors sont un autre domaine où d’autres dynamiques peuvent intervenir découlant « d’interactions sociales qui se développent à différentes échelles et dans différents cadres de pratique27 ». Cette dynamique différentielle selon les contextes de production et la nature des traits céramiques est le témoin privilégié de phénomènes évolutifs endogènes ou exogènes qui affectent à la fois les groupes de producteurs et de consommateurs.

Par exemple, dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal, les potières actuelles appartiennent à deux groupes ethnolinguistiques. Elles fabriquent des récipients céramiques de mêmes formes et décorés à l’identique, mais selon des techniques différentes28. Si les techniques apparaissent alors comme stables, révélant l’expression de l’identité sociale des potières, en revanche, les formes et les décors dévoilent une histoire à l’échelle des consommateurs ayant abouti à une homogénéisation de la demande avec, pour conséquence, une diffusion des traits morphologiques et stylistiques sur une vaste aire régionale.

39L’étude de l’évolution des assemblages suit deux étapes. La première est l’étude de la filiation des assemblages archéologiques. L’objectif est d’établir des liens entre assemblages pour ensuite décrire les lignées culturelles et les trajectoires évolutives des traditions techniques. La seconde est l’étude de la dynamique historique sous-jacente à l’évolution des assemblages. L’objectif est de décrire les scénarios historiques à l’origine des changements observés.

Lignées culturelles et trajectoires évolutives

Filiation entre assemblages

40S’interroger sur les liens entre assemblages revient à s’interroger sur les lignées culturelles.

41Les lignées culturelles sont ici définies comme des traditions reliées entre elles par une continuité historique29. Elles sont, par définition, particulières et doivent être restituées à partir d’analyses de filiation entre assemblages céramiques appartenant à des configurations de temps (T) et d’espace (L) spécifiques. Le concept de filiation culturelle a été développé explicitement par l’archéologie darwinienne selon laquelle l’évolution des traits culturels est le fruit de processus de sélection parmi des traits qui ont fait l’objet de transmission30. Selon cette approche, la transmission est au cœur du processus évolutif et sa reconnaissance est le préalable aux études sur les forces à l’origine des traits sélectionnés. Cette reconnaissance soulève la question du signal qui permet de tracer la transmission entre traditions et d’établir des lignées culturelles. Contrairement à l’école anglophone qui favorise les modèles quantitatifs issus de la génétique des populations et de la psychologie théorique31, la tradition francophone s’ancre dans une approche empirique et le signal fort utilisé pour tracer des lignées culturelles est celui de la chaîne opératoire32.

42En effet, les chaînes opératoires sont mis en œuvre grâce à des habiletés bio-comportementales acquises au cours d’un processus d’apprentissage. Il en résulte une manière de faire et de concevoir héritée, dont la pérennité au cours du temps et sa reconnaissance sur le matériel archéologique est à même d’indiquer s’il existe ou non une continuité entre deux traditions.

C’est ainsi que R. Creswell a démontré l’existence de lignées de pressoirs à olive par une analyse des principes physiques et mécaniques mis en œuvre dans leur processus de fabrication, la diversité des formes indiquant des variantes apparues au cours du temps33. Avant lui, dans la même veine, A.G. Haudricourt démontrait le lien entre l’araire et le râteau sur la base de la gestuelle technique qui fait de l’araire un outil que l’on traîne et qui n’« ouvre » pas la terre :
« Donc le bâton à fouir et la bêche, qui frappent par percussion perpendiculaire, la houe, qui frappe par percussion oblique, n’ont rien à voir avec les charrues et araires, qui sont traînés, comme le râteau, par exemple. D’ailleurs les premiers araires en Égypte et en Mésopotamie effectuaient au moment des semailles un travail analogue à la herse ou au râteau. C’est beaucoup plus tard, à l’époque de Pline l’Ancien, que ces instruments ont été employés, comme les houes ou les bêches, à travailler la terre34. »

43Dans le domaine de la technologie céramique, la reconnaissance de lignées culturelles commence par l’étude d’assemblages issus d’un même site. Cette reconnaissance implique une analyse fine des chaînes opératoires et des gestes mis en œuvre pour les exécuter, ceci afin de repérer les manières de faire qui ont été transmises au cours des siècles. Autrement dit, lorsque des assemblages appartenant à différentes périodes sont étudiés, ce n’est pas une comparaison des formes qui doit permettre de décider si les assemblages présentent un lien culturel. Les formes sont en fait l’élément le plus susceptible d’évoluer au gré de la demande et donc de se modifier rapidement. En revanche, la comparaison des techniques et des méthodes de fabrication doit permettre d’évaluer dans quelle mesure celles-ci sont identiques et ont donc été transmises sur la durée, signalant alors un lien phylogénétique entre les assemblages et donc une même niche culturelle ou encore un même groupe culturel. Lorsque ce lien est observé à une échelle macro-régionale, il permet de tracer des mobilités, parfois sur des aires géographiques considérables.

44La caractérisation de lignées culturelles par l’analyse des chaînes opératoires peut être qualitative ou quantitative. Dans ce dernier cas, la cladistique est l’approche privilégiée. Elle permet de mesurer le signal phylogénétique reliant les assemblages entre eux comme le montre l’étude de S. Manem (voir infra encadré).

Un exemple d’analyse qualitative de lignées culturelles est donné par l’étude des assemblages céramiques de Tell Arqa, site du Levant Nord du 3^e millénaire avant J.-C35. Ce site, situé au nord du Liban dans la plaine du Aqqar, présente une séquence d’occupation comprise entre le début du 3^e millénaire et le milieu du 2^e millénaire avant J.-C. Pour le 3^e millénaire, cette séquence s’organise en quatre phases principales (T, S, R, P) comprenant les couches 20 à 15, datées de 3000 à 2000 avant J.-C. Ces phases correspondent à six périodes, du Bronze ancien 1 au Bronze ancien 6 du Levant central, une périodisation établie par J.-P. Thalmann. Le Bronze ancien 5 (phase P), qui commence aux alentours de 2500 avant J.-C., témoigne de changements majeurs marqués par un développement hiérarchique des établissements dans la plaine du Aqqar, une optimisation de l’agriculture, une augmentation de la capacité de stockage, une standardisation des procédures de traitement des céréales, une augmentation de la consommation des bêtes domestiquées et, enfin, par l’importation de lames cananéennes. Afin d’évaluer de quel ordre était la rupture entre la phase P et les phases précédentes, une étude technologique a été conduite sur les assemblages céramiques dont la typologie chrono-culturelle indique des changements notoires d’une couche archéologique à l’autre36.

La méthode de façonnage utilisée pour l’ensemble des récipients, à l’exclusion des récipients culinaires, est la même pendant toute la durée d’occupation du site. Elle consiste à élaborer une base à partir d’une galette reposant sur un support en basalte, base sur laquelle sont placés un à deux colombins en spirale ; le corps est ensuite ébauché selon la technique du colombin par pincement, suivi par son préformage à l’aide de pressions discontinues ou continues, selon les récipients ; une fois le corps préformé, le col est ébauché selon la technique du colombin par pincement et préformé par pressions continues. Selon les catégories fonctionnelles, les enchaînements des opérations présentent trois variantes qui se répètent à l’identique dans le temps : une fois le col façonné, soit le récipient fait l’objet d’un peignage externe, pour être ensuite enlevé de son support et mis à sécher col contre terre (variante pour les jarres de stockage), soit le récipient est détaché de son support à l’aide d’une ficelle et mis à sécher col contre terre pour ensuite faire l’objet d’un brunissage (variante pour l’ensemble des récipients de transfert et de consommation), ou ne faire l’objet d’aucun traitement de surface (variante pour les petits récipients de type lampe ou godet).
Le principal changement observé au cours du 3^e millénaire est l’utilisation croissante de l’ECR dans l’amincissement et la mise en forme des récipients. Durant les premières phases, le mouvement rotatif est utilisé pour l’enlèvement des récipients de leur support et l’ECR est utilisé pour lisser à l’aide de pressions continues des petits récipients ouverts. En phase S, l’utilisation de l’ECR est visible sur des petites lampes et des tasses et, en phase R, sur un nombre nettement plus important de types morphologiques, dont des cruches et des petites jarres de taille moyenne. Le véritable saut technique est en phase P. Désormais, c’est l’ensemble des récipients qui est fabriqué à l’aide de l’ECR, sachant néanmoins que, selon les dimensions des récipients, la déformation des parois à l’aide de l’ECR est plus ou moins forte. Ainsi, les grandes jarres peignées sont à peine déformées par l’ECR, au contraire des petits récipients comme les lampes. À l’utilisation croissante des pressions continues en phase R, pourrait correspondre l’introduction de la tournette palestinienne à double plateau, période à laquelle Arqa est encore tournée vers le sud. Elle serait venue compléter les instruments rotatifs jusqu’ici composés de pierres toupies. Concernant la généralisation de l’utilisation de l’ECR en phase P, celle-ci pourrait être mise en relation avec l’utilisation de la tournette pivot de type mésopotamien qui a été retrouvée hors contexte. La capacité de cette dernière à produire plus d’ECR que la tournette palestinienne expliquerait en effet qu’à partir de la phase P, l’ECR soit utilisée, y compris pour préformer des grandes jarres. S’il y a exploitation croissante d’un nouveau principe physique dans le façonnage des récipients céramiques, créant par définition une nouvelle lignée d’objets, l’adoption de ce principe s’inscrit néanmoins dans le cadre de chaînes opératoires de façonnage locales pré-existantes. Trois constats s’ensuivent :
 – ce sont les mêmes chaînes opératoires qui ont été transmises d’une génération à l’autre sur plus de 1000 ans. Cette transmission témoigne d’une véritable continuité sociologique, autrement dit de l’existence d’un groupe de potiers socialement homogène au sein duquel la même tradition technique s’est transmise verticalement. Ce groupe de potier a rapidement maîtrisé l’utilisation de l’ECR pour l’employer de manière systématique à partir de la phase P ;
 – le changement technique observé en phase P ne correspond pas à une rupture de type sociologique ou populationnel, mais à un choix culturel, celui d’étendre à l’ensemble de la production une technique attestée dès la phase T, ceci à l’aide de dispositifs rotatifs de plus en plus performants. L’adoption d’instruments rotatifs exogènes a pu se faire au cours de contacts établis lors de déplacements de potiers de Tell Arqa en direction, selon les époques, du sud et du nord ;
 – les changements morpho-stylistiques attestés pour chaque phase s’opèrent sur fond de stabilité technique. De ce point de vue, ils traduisent une dynamique, non chez les producteurs, mais chez les consommateurs dont la demande a évolué au fur et à mesure de l’histoire de la population du site.

Modéliser l’évolution des traditions techniques et des filières d’apprentissage selon l’approche phylogénétique37

45Afin de modéliser les mécanismes d’évolution culturelle, les spécialistes d’archéologie évolutionniste font essentiellement appel à la cladistique, aussi appelée systématique phylogénétique38. La construction d’un arbre phylogénétique s’appuie sur un principe fondamental simple : celui de la descendance avec modification. L’apparition d’un nouveau taxon s’opère par une bifurcation depuis un taxon préexistant et plus ancien. Le taxon est l’unité formelle à la base de l’analyse phylogénétique et est ici l’équivalent d’une espèce en paléontologie39. La classification des taxons correspond à une hiérarchisation des relations de parenté et de similitude entre les taxons selon leur ancienneté par rapport à l’ancêtre commun40. En d’autres termes, deux taxons vont avoir une relation de parenté avec un ancêtre commun à l’exclusion d’un troisième taxon, si ces deux taxons partagent un caractère dérivé par rapport à l’ancêtre commun et qui ne sera pas présent dans le troisième taxon. L’arbre phylogénétique est ainsi construit sur la base du partage de caractères dérivés constituant les taxons41. La similitude prend deux définitions fondamentales : elle est reconnue comme héritée (homologie) ou non (homoplasie)42. Dans ce dernier cas, la similitude peut correspondre à un transfert horizontal. Selon la position du caractère homologue au sein de l’arbre phylogénétique, il sera qualifié de plésiomorphe ou d’apomorphe. Le caractère plésiomorphe est un caractère ancestral tandis que le caractère apomorphe est un caractère ou un état de caractère dérivé. Chaque nouvel embranchement se matérialise par la présence d’un ou de plusieurs caractère(s) apomorphe(s). On parle alors de synapomorphie(s). Transmis à la génération suivante, un caractère apomorphe deviendra un caractère plésiomorphe. En d’autres termes, l’approche phylogénétique permet concrètement de tracer le parcours d’une invention (caractère apomorphe), de voir si elle n’est pas transmise à la génération suivante (autapomorphie) ou au contraire si elle est transmise et transformée en innovation (synapomorphie).

46L’arbre phylogénétique appliqué à l’anthropologie des techniques permet de modéliser à la fois la diversité des chaînes opératoires, leur évolution et leur relation de parenté au sein d’un groupe culturel (phylogénèse) et les éventuels transferts extra-culturels (ethnogénèse).

47Ce champ de recherche est particulièrement pertinent pour l’âge du Bronze européen en raison du grand nombre de cultures existant et de la complexité de leurs interactions43. Le Bronze moyen (1650-1350 avant J.-C.) est qualifié de période « dynamique »44. La métallurgie joue un rôle crucial au sein des sociétés : le contrôle des ressources et de leur distribution est perçu à la fois comme le mécanisme mettant en place le pouvoir social local et le jeu complexe des grands réseaux d’échanges de minerai45. Cependant, la question reste de savoir si les traditions céramiques connaissent ce même dynamisme et si les filières d’apprentissage évoluent seulement au sein de chaque culture ou au contraire si elles sont fondées sur des interactions culturelles.

Corpus

48Un premier travail a été effectué sur des ensembles culturels du Bronze moyen situés dans le centre-ouest de la France avec la « culture des Duffaits » et autour de la Manche, avec le « complexe Manche-Mer du Nord » (France et Royaume-Uni). Les traditions techniques des céramiques de ces deux zones géographiques ont été identifiées dans des travaux précédemment réalisés et s’appuyant sur l’analyse des macro-traces46. Au total, 63 chaînes opératoires de façonnage et de finition ont été reconnues sur la base de 14 sites archéologiques de l’âge du Bronze et près de 1400 céramiques.

Méthode

49En premier lieu, une liste de caractères est élaborée afin, ensuite, de construire une matrice destinée à des analyses phylogénétiques inspirées d’autres travaux47. Dans ce but, les 63 chaînes opératoires ont été codées selon 263 caractères. Chaque chaîne opératoire représente l’équivalent d’un taxon terminal. La définition des caractères s’appuie sur la combinaison des résultats d’analyse des macrotraces déjà observées pour décrire les chaînes opératoires48 et de nouveaux critères, afin d’atteindre une haute résolution d’analyse. Les 263 caractères retenus ont été classés selon quatre catégories. La première catégorie rassemble des caractères liés aux « modalités physiques selon lesquelles l’argile est façonnée49 » (par exemple, le caractère 2 indique la technique du battage, le caractère 7, une compression par pressions continues). La deuxième catégorie rassemble des caractères liés aux méthodes de façonnage, à savoir aux « séquences ou ensemble organisé des opérations selon lesquelles un récipient est façonné50 » (par exemple, le caractère 41 signifie que la technique du modelage s’applique à la base). La troisième catégorie complète la seconde en mettant en relation les différentes phases de façonnage (base/panse ; panse/col ; base/panse/col). La quatrième catégorie identifie les opérations de finition (par exemple, le caractère 151 indique la technique du lissage).

50Les caractères se présentent sous la forme de deux états : un état absent (0) ou un état présent (1) (ex : taxon 1 = 00111010000). Le sens d’évolution d’un caractère est une notion relative51. Il peut être de 0 vers 1 ou de 1vers 0 : l’état primitif peut aussi bien être 1 ou 0, tout comme l’état dérivé52. En d’autres termes, la polarisation, qui marque la synapomorphie et le sens d’évolution, n’est pas défini au préalable. Elle dépend seulement des caractères du taxon outgroup (taxon ancestral, situé dans une période chronologique ancestrale servant de comparaison à l’extérieur du groupe étudié)53 : un caractère présent dans le taxon outgroup traduit un état plésiomorphe ou ancestral. Il prendra donc un état « absent » comme un état évolué (ou apomorphe) dans les taxons étudiés (qualifiés d’ingroup).

51Le codage des 63 chaînes opératoires à partir des 263 caractères a été fait dans une matrice du logiciel MESQUITE54 selon leur absence (0) ou présence (1). Cette matrice représente 15780 données binaires. L’outgroup choisi correspond au taxon 10 qui traduit la chaîne opératoire et la tradition technique la plus ancienne, présente dès le Bronze ancien dans la grotte des Perrats55.

52Trois analyses successives ont été réalisées. La matrice a été analysée avec le « permutation tail probability test » (PTP)56. Si le résultat est égal ou supérieur à 95 %, la matrice peut être considérée comme contenant un signal phylogénétique. Le second niveau d’analyse a consisté à construire des cladogrammes sous TNT (Tree Analysis Using New Technology )57 afin de déterminer l’arbre ou les arbres les plus courts, c’est-à-dire présentant un minimum de changement et le plus faible nombre d’hypothèses d’homoplasie. Le troisième niveau d’analyse a été orienté vers l’interprétation de la nature des différences et des similarités obtenues au sein de l’analyse de parcimonie à partir d’indices mesurant la qualité de l’arbre et des caractères (CI/RI/Bootstrap).

Résultats

53Le PTP-test révèle un résultat de 99 % : la matrice contient un signal phylogénétique. Le résultat de l’analyse de parcimonie aboutit à trois arbres d’une longueur minimum. L’arbre de consensus strict [figure 5.3] montre que tous les clades sont soutenus par une ou plusieurs synapomorphie(s) et par l’analyse Bootstrap. Les taux de CI et RI réalisés sur l’arbre de consistance strict sont respectivement de 0,822 et 0,951. Ces deux résultats indiquent clairement que les homoplasies sont très rares (18 %). Une très forte majorité des similitudes est fondée sur un mode de ramification lié à un ancêtre commun. En d’autres termes, l’ensemble des résultats basés sur le PTP-test, le CI, le RI et l’analyse bootstrap démontrent que les groupes culturels de l’âge du Bronze moyen sont dans un processus de phylogénèse ou de ramification.

54En outre, la très grande majorité des synapomorphies est concentrée sur la période Bronze moyen 1 (BM1). Plus en détail, les synapomorphies sont deux fois plus importantes au début du Bronze moyen qu’à la fin. Cela signifie qu’il y a d’une part un processus d’hérédité par rapport au Bronze ancien, mais que très vite, les traditions techniques se mettent en place en deux temps, sur une période d’une centaine d’année : d’abord selon des comportements nécessitant le développement d’habitudes motrices ; ensuite, selon une évolution limitée à des ajustements ne modifiant pas la géométrie des céramiques.

55Ainsi, les cultures de l’âge du Bronze semblent fondées sur de véritables communautés endogames ou clans qui ne se mélangent pas en termes de transmission, catalysant de la sorte le processus de séparation. Autrement dit, les cultures du Bronze moyen seraient fondées sur le mode de transmission n° 11 de L.L. Cavalli-Sforza et M.W. Feldman58 : « all societies are organized in groups that partially overlap, or communicate. Between some groups, however, overlap or communication may be minimal. Separation into groups with poor or absent intercommunication creates opportunities for independent evolution […]. These modes of transmission can obviously interact and produce transmission matrices of great complexity ». Si donc les sociétés du Bronze moyen sont marquées par de grands réseaux d’échange et de commerce au niveau européen, elles semblent au contraire fondées sur un processus de transmission de type vertical au niveau des traditions céramiques. Elles sont par ailleurs fortement ancrées dans le Bronze ancien. De génération en génération, les potiers du Bronze moyen continuent de transmettre certaines séquences opératoires archaïques issues du Bronze ancien, et sans forcément en avoir conscience. Cet ancrage dans le Bronze ancien associé à un processus de séparation de groupes sociaux dans le temps et l’espace durant le Bronze moyen expliquerait sans doute pourquoi des cultures éloignées sur un plan géographique – comme les Duffaits et les Anglais – partagent certaines traditions techniques et pourquoi elles ont évolué séparément.

Figure 5.3 Arbre cladistique (S. Manem).

Absence de filiation entre assemblages

56Lorsque des assemblages se suivent dans le temps et l’espace, mais ne présentent pas de liens entre les manières de faire, ils signalent des changements dans les populations (si l’absence de liens porte sur la totalité de l’assemblage) ou dans la composition sociologique des populations (si l’absence de liens porte sur une partie de l’assemblage). En effet, l’absence de transmission des manières de faire peut être interprétée comme une rupture culturelle liée à l’apparition et/ou la disparition de groupes (populations ou groupes sociaux). Ainsi, si un assemblage t+1 ne présente aucune des traditions antérieures et donc aucune filiation avec l’assemblage précédent, il témoigne du remplacement des groupes précédents par de nouveaux groupes. S’il présente en revanche une continuité avec les traditions antérieures combinée à l’apparition d’une nouvelle tradition, cette dernière peut être interprétée en termes d’apparition ou d’arrivée d’un nouveau groupe social, en fonction des données contextuelles, selon qu’il est possible de localiser ou d’expliquer l’origine de la nouvelle tradition. De manière symétrique, si un assemblage t+1 témoigne de la disparition d’une tradition caractérisée par des habiletés techniques et des produits finis distincts des autres traditions, il signale la disparition du groupe qui pratiquait la manière de faire en question ou, autrement dit, la disparition de la pratique par le groupe en question59.

Par exemple, dans le Levant Sud, il existe une véritable rupture entre les assemblages de la fin du 3^e millénaire (nommé Bronze ancien IV ou Bronze Intermédiaire) et les assemblages du début du 2^e millénaire (nommé Bronze moyen II). Les premiers sont caractérisés par un façonnage sans ECR, des formes globulaires ou ovales à base plate, et une diversité régionale. Les seconds sont caractérisés par l’utilisation de l’ECR pour le façonnage de la totalité des récipients, des formes d’inspiration nord levantine, l’utilisation de la tournette à tenon originaire de Mésopotamie et une forte homogénéité régionale. L’absence de continuité dans les traditions techniques et stylistiques des assemblages du Bronze ancien IV et du Bronze moyen II argumente dès lors en faveur de l’arrivée de nouveaux producteurs originaires du nord, arrivée suggérée par ailleurs par d’autres aspects de la culture matérielle60.

Un autre exemple est celui de la question délicate de la continuité et/ou discontinuité entre le Chalcolithique final et le Bronze ancien I dans le sud du Levant Sud. Celle-ci a été examinée à partir des assemblages céramiques du site de Modi‘in Buchman, site localisé dans le centre d’Israël (région de la Shephelah) et offrant une séquence d’occupations couvrant la première moitié du 4^e millénaire avant J.-C. Les résultats montrent qu’entre la fin du Chalcolithique final et le début du Bronze ancien I, il existe une continuité dans les manières de faire les vaisselles utilitaires, mais une rupture dans la fabrication de bols à valeur cérémonielle. Ces derniers, qui étaient faits au colombin au tour, disparaissent en même temps que d’autres objets de prestige. Ces résultats sont des arguments en faveur à la fois d’un lien phylogénétique entre les populations ghassuliennes du Nord Negev et de la Shephelah, et d’une réorganisation des sociétés au cours d’une période transitionnelle caractérisée par la disparition des élites chalcolithiques, des signes associés et des pratiques techniques liées à la fabrication de ces signes61.

Trajectoires évolutives

57Les trajectoires évolutives des techniques sont établies à partir des lignées culturelles et des continuités ou discontinuités dont elles témoignent à l’échelle d’une macro-région. Ces trajectoires sont déterminées par les dynamiques historiques et donc ne suivent pas nécessairement l’ordre de développement des techniques. Elles peuvent ainsi témoigner de l’intégration progressive d’une nouvelle technique et de son adoption définitive, ou au contraire montrer des adoptions de nouvelles techniques, qui ensuite disparaissent, pour après ré-émerger, puis redisparaître et, par exemple, n’être jamais intégrées. En effet, à l’instar des lignées culturelles, les trajectoires sont du côté des scénarios historiques et témoignent de l’histoire des variabilités.

58Ainsi, la trajectoire évolutive du façonnage au tour dans le Levant Sud a été décrite à partir d’un nombre conséquent d’assemblages62. Cette technique, inventée au cours de la seconde moitié du 5^e millénaire avant J.-C., disparaît au Bronze ancien I, réapparaît au cours du Bronze ancien II, pour à nouveau être abandonnée à la fin du Bronze ancien III [figure 5.4]. Cette trajectoire s’explique par le nombre réduit de potiers maîtrisant le façonnage au tour et donc la taille restreinte du réseau de transmission qu’aucun processus d’emprunt n’a jamais contribué à augmenter. Face à des bouleversements historiques, particuliers à chaque époque, ce réseau s’est alors interrompu et la technique a disparu. La taille des réseaux de transmission joue de fait un rôle fondamental dans le maintien d’une technique. Si cette taille est trop restreinte, le système technique est fragile et ne résiste pas à des évènements historiques forts, de l’ordre de ceux qui transforment la structuration socio-économique d’une société. Si, au contraire, cette taille est suffisamment importante, le système technique est robuste et peut résister aux dynamiques historiques. C’est le cas de la technique du façonnage au tour dans le Levant à partir du 2^e millénaire avant J.-C. Celle-ci, devenue prédominante et pratiquée dans un contexte où l’ensemble des artisans était spécialisé, a résisté ensuite de manière durable aux nombreux bouleversements historiques traversés par cette région.

Figure 5.4 Trajectoire évolutive du façonnage au tour dans le Levant sud (d’après Roux 2010).

Les scénarios historiques : innovation et diffusion

59Une fois établies les lignées culturelles et les trajectoires évolutives des techniques, la question suivante est celle de la dynamique historique à l’œuvre dans les changements observés. Par dynamique historique, il est entendu l’ensemble des évènements particuliers responsables des changements au sein des traditions techniques. Ces évènements sont les scénarios historiques. Ils se rapportent à des situations d’innovation ou de diffusion.

Innovation

60Les situations d’innovation présentent deux cas de figure. Soit elles ne sont pas intentionnelles : c’est le cas des inventions qui sont le fruit de dérives au cours de processus comme celui de la « copie avec erreur63 » ; elles sont observables au sein de groupes isolés de leur centre d’origine64. Soit elles sont intentionnelles : on a alors affaire à des processus dont il paraît difficile de rendre compte, étant donné non seulement le caractère lacunaire des données archéologiques, mais aussi leur caractère complexe. En effet, aux échelles de temps auxquelles est confrontée l’archéologie, il est impensable de reconstituer des « récits de vie » qui raconteraient l’ensemble des évènements successifs ayant abouti à l’invention et l’adoption d’un nouveau trait. L’approche dynamique est l’une des voies pour résoudre ce dilemme65. Cette approche a été développée pour décrire les changements complexes. Elle est appliquée de nos jours dans un grand nombre de disciplines, y compris en sciences humaines, dans des domaines comme la psychologie du développement66. Selon cette approche, les changements qui se déroulent au sein de tout système en perpétuelle évolution sont influencés par une multitude de facteurs qui interagissent entre eux de manière complexe. La complexité des interactions est due au fait que les systèmes eux-mêmes comprennent de nombreuses composantes qui interagissent constamment entre elles et avec l’environnement de manière extrêmement variable. À l’instar de la théorie générale des systèmes (des années 1970 et 1980), la prééminence est donnée aux interactions entre les composantes du système et à la possibilité qu’a le système de s’auto-équilibrer. Toutefois, contrairement à la théorie générale des systèmes, le changement est vu comme un assemblage dynamique et non comme une hiérarchie de structures. Il est impossible de discerner aucune hiérarchie ou aucun statut privilégié parmi les composantes impliquées. En outre, le changement est vu comme un processus de sélection plutôt que comme un processus de construction. En d’autres termes, le changement n’est pas vu comme un processus d’adaptation et d’équilibre inhérent à un système homéostatique, mais comme une propriété émergente d’un ensemble complexe d’interactions.

61Dans le domaine de la technologie, les trois composantes majeures constitutives du fait technique sont :

• la tâche technique, définie en termes de chaînes opératoires et d’habiletés,
• l’environnement, qui fournit le matériau argileux utilisé dans la tâche technique,
• le sujet, qui met en œuvre la tâche technique et dont l’intention est déterminée par la demande du groupe.

62Les propriétés de chacune de ces composantes peuvent être définies en termes de contraintes qui opèrent à deux niveaux : celui des propriétés elles-mêmes, et celui du fait technique dans sa globalité. Le changement technique est alors conçu comme le résultat d’un processus dynamique et complexe émergeant d’interactions entre les propriétés de ses trois composantes constitutives, sans qu’il soit possible d’établir une hiérarchie entre elles et sans qu’il soit nécessaire de concevoir une structure sous-jacente qui déterminerait le résultat du processus dynamique. Toutefois, cela ne signifie pas que les faits techniques sont seulement déterminés par les contraintes à l’œuvre dans le système. C’est au sujet de choisir parmi les différentes caractéristiques des composantes. Ce niveau de choix revient en quelque sorte à jouer avec la série de contraintes d’où émergeront les nouvelles propriétés du système.

63Dans cette perspective, l’invention et l’innovation peuvent être vues comme des propriétés émergentes du fait technique. Par définition, l’invention est un phénomène d’ordre individuel tandis que l’innovation correspond à l’adoption de l’invention à l’échelle collective, distinction faite à l’origine par l’économiste J. Shumpeter et depuis largement acceptée et utilisée par les technologues67.

64L’invention résulte d’une interaction complexe entre un nouveau mode d’action sur le matériau (par exemple, une nouvelle technique ou méthode, ou un nouvel outil) et/ou le développement de nouvelles habiletés. Cette interaction exprime l’activité cognitive individuelle qui peut être endogène ou stimulée par des facteurs exogènes (changement dans la demande et/ou dans l’environnement). Autrement dit, l’invention est un phénomène d’ordre cognitif qui peut être considéré, par référence aux études sur l’apprentissage d’habiletés complexes68, comme le résultat d’une activité exploratoire du système corps-matière-énergie et comme la découverte, dans le cours de l’action, des possibilités offertes par l’environnement. Les inventeurs capables de cette activité exploratoire sont des individus-experts qui sont familiers avec les contraintes de la tâche69, à savoir des experts capables de forcer le système en allant au-delà des représentations culturelles qui ont formé leur « manière de voir et de faire », résolvant des problèmes et découvrant de nouvelles techniques et de nouvelles habiletés, que ces problèmes soient apparus par accident ou créés volontairement par l’inventeur. Ces individus, comme n’importe quel expert dans un quelconque domaine, sont exceptionnels aussi bien par leurs habiletés que par leur rareté. Ainsi, dans le domaine de la céramique, c’est un potier, parmi les centaines de potiers de la région de Delhi, qui a proposé des inventions d’ordre pyrotechnologique, transcendant ses propres représentations culturelles et explorant différents procédés de cuisson pour la glaçure de ses récipients (artisan dont les compétences exceptionnelles ont été consacrées par des récompenses nationales)70.

65L’invention affecte l’évolution du système quand elle devient une innovation suite à sa sélection et donc à son acceptation visible dans le temps71. L’innovation est un phénomène d’ordre historique. Elle peut être lente ou rapide. C’est la course temporelle de ces deux phénomènes interagissant l’un avec l’autre – l’individuel et le collectif – qui donne au système sa capacité à s’adapter et à produire des changements techniques. D’un point de vue méthodologique, l’approche dynamique réconcilie ainsi invention et innovation, en connectant le temps réel et la longue durée et en reconnaissant que les changements opérés au niveau de l’individu peuvent affecter le système dans sa globalité.

Un exemple d’étude de l’innovation technique selon l’approche dynamique est celui du façonnage au tour dans le Levant Sud qui apparaît dans cette région, pour la première fois, au cours de la seconde moitié du 5^e millénaire avant J.-C. À ses débuts, cette technique est réservée à une seule catégorie morpho-fonctionnelle, à savoir des petits récipients ouverts à parois rectilignes appelés « bols en V ». Ces bols tronconiques sont retrouvés sur les sites d’habitat, les sanctuaires et en contexte funéraire où ils sont retrouvés systématiquement dans les tombes primaires et secondaires.
Afin de comprendre l’articulation entre invention et innovation, une étude de la fonction des bols façonnés au tour a tout d’abord été menée sur le site d’Abu Hamid, site localisé dans la moyenne vallée du Jourdain. En premier lieu, le non transfert de la technique du façonnage à d’autres catégories morpho-fonctionnelles a été souligné et interprété comme témoignant d’une différence de fonction entre les bols façonnés au tour et l’ensemble des céramiques façonnées sans ECR, cette absence de transfert ne répondant à aucune contrainte au niveau des habiletés, de l’instrument ou de la matière première. Ensuite, le taux de production de bols en V a été évalué comme faible et la technique du façonnage au tour comme relativement peu rapide comparé à celle du colombin ; l’utilisation du façonnage au tour n’a donc pas pu être corrélée à une intention de productivité. En revanche, par référence aux habiletés impliquées, le façonnage au tour a été mis en relation avec une intention de fabrication de produits exceptionnels. Enfin, l’analyse de provenance des bols en V d’Abu Hamid a révélé que 90 % d’entre eux étaient fabriqués dans un matériau issu d’un mélange des argiles locales avec des argiles en provenance du Negev. Sachant que les bols tronconiques sont systématiquement présents en contexte funéraire, et prenant en compte l’ensemble des propositions précédentes, nous avons alors supposé que ces bols avaient une fonction cérémonielle, ceci par opposition à des fonctions d’ordre strictement domestique72.
Suite à cette analyse, l’invention du façonnage au tour, à savoir l’invention à un niveau individuel, a été interprétée, en termes dynamiques, comme le résultat d’une interaction dynamique entre la tâche – découverte de l’utilisation de l’ECR pour transformer des parois d’argile –, le sujet – découverte des habiletés pour façonner un récipient à l’aide de l’ECR – et l’environnement – découverte de la transformation du matériaux argileux sous l’effet de l’ECR. L’innovation du façonnage au tour a été ensuite interprétée comme ayant émergé d’une interaction complexe entre l’invention réalisée à l’échelle individuelle, un environnement favorable et une demande à un niveau collectif pour des objets de valeur cérémonielle, demande initialisée par des changements politico-religieux notables, marqués en particulier par l’émergence d’élites politico-religieuses73.

Diffusion

66La diffusion décrit l’expansion soit d’une tradition technique, soit de traits techniques isolés. Dans le premier cas, la diffusion est démique, c’est-à-dire provoquée par le déplacement des porteurs de la tradition. Dans le second cas, la diffusion est culturelle, c’est-à-dire provoquée par emprunt ou encore par transmission horizontale (d’adultes à adultes) de traits qui n’altère pas la chaîne opératoire dans sa globalité. En effet, les données ethnographiques indiquent que les formes de diffusion sont différentes selon qu’elles portent sur l’ensemble ou sur une partie de la chaîne opératoire. Les diffusions de traditions, et non de traits isolés, sont associées à des diffusions démiques car il n’y a jamais emprunt de la totalité d’une chaîne opératoire par un groupe qui a sa propre pratique – par essence efficace – pour produire une gamme fonctionnelle donnée (sauf cas très rares témoignant de l’adoption d’un nouveau système technique à des fins de changement de statut74). Ceci est dû à la fois aux habiletés développées au cours de l’apprentissage, qui conditionnent la perception des artisans quant à la manière d’obtenir un produit fini, et au mécanisme de conformisme selon lequel les artisans ont tendance à reproduire les manières de faire de leur communauté (voir infra).

Diffusion démique

67La diffusion des traditions techniques est une voie privilégiée pour tracer des mouvements de population. Ceux-ci peuvent être étudiés à travers les ruptures de traditions, comme vu précédemment, l’apparition d’une nouvelle tradition pouvant signaler l’arrivée d’un nouveau groupe. Ils peuvent être aussi étudiés à travers les variations diachroniques dans la répartition spatiale d’une tradition en relation avec des pressions politiques, guerrières, socio-économiques ou des modifications climatiques influençant l’occupation des terres75.

En pays dogon, A. Gallay observe ainsi que l’expansion ou, au contraire, la contraction de la zone de production céramique correspond à des va-et-vient entre habitats refuges de hauteur occupés en temps d’insécurité et expansion vers les plaines en période de paix. Il observe par ailleurs des zones d’extension de productions céramiques correspondant à un habitat étendu occupant l’ensemble des terroirs en période climatique favorable ou au contraire, des zones restreintes correspondant à un habitat contracté en période de sécheresse76.

68Lorsqu’il est possible de suivre l’expansion géo-historique d’une tradition technique – dans le cas par exemple de traditions aisément reconnaissables comme les céramiques rouges et noires Kura-Araxes –, le rythme de diffusion peut être spécifié. Ce rythme est variable selon les modalités de déplacements des producteurs. L’interprétation de ces modalités doit pouvoir être enrichie grâce aux référentiels actualistes.

Un exemple de diffusion étonnamment rapide est donné par l’Afrique sub-saharienne dans un domaine autre que la céramique, mais néanmoins très pertinent pour rendre compte de l’effet du déplacement des porteurs d’une tradition technique. Il s’agit de la fonte de l’aluminium de récupération qui a diffusé en une cinquantaine d’années sur une aire géographique considérable. Ce rythme de diffusion s’explique à la fois par les modalités de fabrication, impliquant le recours à des apprentis pendant une durée assez longue, son exercice possible en dehors du système des castes, et enfin le déplacement par « sauts » de ville en ville des apprentis-futurs patrons, étant donné la nécessité à la fois d’avoir un accès aisé aux sources de matière première et d’ouvrir leur propre atelier à un endroit où la concurrence n’est pas trop forte77.

Diffusion culturelle

69La diffusion par emprunt de traits techniques et/ou stylistiques est une autre situation. Elle fournit des informations sur les interactions entre protagonistes. Selon que l’emprunt affecte la demande (style) ou les manières de faire (la chaîne opératoire), il signale des interactions entre utilisateurs et/ou producteurs (prendre ici en compte le mode de production, domestique versus spécialisé). L’emprunt de seules formes et/ou décors indique une modification dans la demande et, par suite, une exposition des consommateurs à de nouveaux objets dont ils sont preneurs. Les données contextuelles doivent permettre de définir les termes de cette exposition. L’emprunt d’éléments de chaîne opératoire exogènes signale, quant à lui, des interactions entre des potiers de traditions différentes, puisque la déclinaison exogène se rapporte alors à des éléments techniques qui ne ressortissent pas de la sphère des consommateurs, comme par exemple l’utilisation d’un instrument spécifique. Ainsi, l’emprunt d’une nouvelle tournette par des potiers qui, par ailleurs, gardent leur manière de faire signale des contacts avec d’autres potiers, indépendamment de tout contact entre consommateurs.

70L’approche dynamique peut également s’appliquer à l’analyse des emprunts78. En effet, comme pour l’innovation, il est impensable de reconstituer de manière ordonnée et hiérarchisée l’ensemble des facteurs justifiant l’adoption d’un nouveau trait. Ces facteurs incluent de manière groupée des éléments techniques, sociaux, économiques. Qui plus est, les raisons des emprunts sont, par essence, très variables, selon les différents acteurs constitutifs des groupes sociaux. Dans l’étude menée par A. Gelbert sur les emprunts opérés par deux groupes de potières de la moyenne vallée du fleuve Sénégal, l’approche dynamique a permis de ne pas hiérarchiser les différents facteurs qui ont joué dans les processus d’emprunt, tout en s’attachant à les caractériser et à dégager des régularités sur les conditions à ces emprunts.

71Sur ce dernier point, il est important de souligner que l’analyse des emprunts ne peut se réduire au seul signalement d’interactions entre protagonistes. Elle doit aussi inclure une analyse des conditions à ces emprunts. Ces conditions se rapportent au contexte économique et à la composition sociologique des producteurs qui déterminent à la fois les modalités d’emprunt des traits techniques et/ou stylistiques et leurs rythmes de diffusion. Elles sont des régularités traitées ci-après et dont l’application aux données archéologiques doit enrichir considérablement la compréhension des changements observés en archéologie.

Les forces évolutives

72L’histoire des changements est celle de scénarios particuliers, non reproductibles. Néanmoins, on peut supposer qu’ils s’actualisent selon des formes et des conditions qui répondent à des lois générales d’évolution79.

73Ces lois générales comprennent deux catégories de forces évolutives : celles qui sous-tendent les formes et l’ordre de développement des techniques, et celles qui sous-tendent la diversité des trajectoires historiques et correspondent aux conditions d’actualisation du changement technique, soit les conditions permettant de passer d’un état A à un état B.

74D’un point de vue méthodologique, la mise en évidence de forces évolutives revient à rechercher des régularités et à construire des modèles. C’est, en effet, à ce niveau-là que les modèles sont construits, dont la simulation permet ensuite de restituer la dynamique des scénarios historiques. Il est important de rappeler ici que les modèles doivent être conçus non pas comme des hypothèses sur des scénarios historiques, mais comme des outils de simulation utilisant des régularités atemporelles. La construction de ces régularités implique en général des collaborations avec des sciences extérieures à l’archéologie (ex. anthropologie, économie, sociologie, démographie).

75Parmi les régularités utilisées dans les modèles économiques, on trouvera, par exemple, le nombre de récipients qu’un homme peut fabriquer par jour selon une technique donnée ; ou parmi les régularités utilisées dans les modèles sociologiques, on trouvera le rythme de diffusion d’un trait technique selon les relations inter-villageoises.

76Lorsque le modèle est appliqué aux données archéologiques, il devra prendre en compte les données particulières au contexte chrono-culturel pour aboutir à un scénario historique particulier. En France, la tendance est à se méfier des modèles, alors même que les analyses épistémologiques de ces dernières décennies ont démontré qu’il était impossible de faire sans, étant donné la nature lacunaire des données archéologiques80. En milieu anglo-saxon, a contrario, les modèles sont des objets de recherche fortement investis. Ils sont souvent critiqués car leur contexte de validité est rarement testé sur des données empiriques. Ils ouvrent néanmoins la voie à des recherches prometteuses que pourraient enrichir considérablement, à l’avenir, la technologie céramique et l’ethnoarchéologie.

L’ordre de développement des techniques

77La première catégorie de forces évolutives se rapporte à la tendance technique telle que l’a formalisée A. Leroi-Gourhan81. Celle-ci exprime l’ordre de développement des techniques, ou encore la généalogie de principes physiques en raison de « techno-logiques »82. Ces dernières révèlent une tendance générale vers une moindre dépense d’énergie compte tenu de « lois d’évolution » selon lesquelles les techniques évoluent logiquement de situations où les opérations élémentaires sous-jacentes à la fabrication de l’objet sont tout d’abord juxtaposées, à une situation où ces opérations entrent en relation synergétique les unes avec les autres et ne peuvent plus être séparées83. « Il en découle comme “lois” corrélatives, que l’objet, toutes choses égales par ailleurs, ira vers un moindre volume, vers un moindre poids, vers un moindre nombre de pièces, vers un moindre temps de réponse, vers un moindre prix84. »

78L’histoire des techniques céramiques et de leur ordre de développement restent encore à écrire. Dans l’état actuel de la recherche, un arbre phylogénétique majeur a été reconnu dans le bassin méditerranéen. Il est caractérisé par trois « états » techniques qui se succèdent dans le temps et sont reliés entre eux par une technologique que l’on peut rapporter à l’intégration progressive de l’ECR dans le façonnage des ébauches. Ce sont le façonnage à partir d’éléments assemblés, le façonnage à l’aide de l’ECR d’éléments assemblés et, enfin, le tournage. Cette dernière technique voit l’ensemble des opérations s’exercer en synergie au moyen de l’énergie cinétique rotative avec pour corollaire un gain de temps considérable ; elle est l’aboutissement final de l’évolution des techniques céramiques caractérisées précédemment par la succession d’opérations « indépendantes »85.

Les conditions au changement technique

79La seconde catégorie de forces évolutives se rapporte aux conditions pour passer d’un état A à un état B. Elles sont différentes de celles qui expliquent la tendance. Leur caractérisation est nécessaire pour comprendre les similitudes ou les différences de trajectoires historiques montrant, par exemple, des évolutions de type A-B-C, ou des évolutions de type A-B-A-B-A. Autrement dit, elles sont des régularités reproductibles permettant d’expliquer comment on est passé d’une situation technique à une autre. Elles peuvent être mises en évidence en comparant des contextes d’actualisation aux changements techniques. Cette comparaison peut se faire soit sur des cas de figure archéologiques, et bénéficier ainsi de la longue durée pour évaluer la généralité de la régularité, soit sur des situations actualistes, et bénéficier alors des explications à la régularité observée ou de la diversité des situations rencontrées. Dans ce dernier cas, on procède, par exemple, de la manière suivante : on observe, dans un lieu donné, que des techniques avantageuses économiquement ne diffusent pas. On examine alors le contexte socio-économique et on met en évidence que cette non-diffusion s’exerce entre deux groupes sociaux distincts. On élargit ensuite l’observation à d’autres lieux, avec pour constat que la non-diffusion ne s’exerce qu’à la condition que les deux groupes sociaux distincts soient proches physiquement et conscients de leur existence mutuelle. On restreint ainsi progressivement le contexte dans lequel la régularité « non diffusion lorsque la production est aux mains de groupes sociaux distincts » est vraie. Car toute régularité est d’une certaine manière provisoire, en attente d’être testée, le test consistant à l’appliquer à différents contextes. L’objectif est d’arriver à formuler des régularités dont le contexte de validité soit éprouvé.

80L’un des premiers technologues à avoir souligné l’importance d’examiner le contexte dans lequel apparaissent les changements afin de mettre en évidence des régularités sous-jacentes aux trajectoires historiques des techniques a été R. Creswell qui suggère que les inventions apparaissent selon deux modalités :

• un développement autonome, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer une motivation sociale ; ce sont des inventions progressives se développant selon leur propre tendance86 ;
• un développement par palier déterminé par des mutations sociales87. Le changement de palier suit une fonction logarithmique, et non pas une fonction linéaire. Il permet d’aller au-delà des limites imposées par la logique interne des techniques et introduit de nouveaux lignages d’objets qui répondent à de nouveaux principes physiques. Il peut être estimé quantitativement. Ce sont des inventions qui marquent des ruptures dans l’histoire des techniques.

Dans le domaine de la technologie céramique, il a été possible de tester les hypothèses de R. Creswell. Dans un premier temps, le changement de palier a été établi pour le passage du colombinage au colombinage au tour, puis du colombinage au tour au tournage, mesurable en source d’énergie et en temps de fabrication88. Puis, les conditions à ces changements de palier ont été étudiées afin d’examiner si l’adoption du colombin au tour avait été conditionnée par des mutations sociales. Pour ce faire, les contextes de production dans lesquels le façonnage au tour a été adopté, au Levant Sud et Nord, ont été caractérisés : dans les deux cas, la production était aux mains d’artisans spécialisés. Ce contexte, observé pour le 5^e et le 3^e millénaires avant J.-C., fait suite à une véritable mutation sociale par comparaison avec le contexte de production domestique qui avait cours durant ces périodes89. En élargissant nos observations au 2^e millénaire, il est de même ressorti que la diffusion généralisée du façonnage au tour ne s’était faite qu’après spécialisation généralisée du métier de potier, mutation sociale qui, dans le Levant Sud, a pris plus de deux mille ans.

81Une autre régularité, évoquée précédemment et mise en évidence à la fois en anthropologie des techniques et en archéologie, a trait à l’impact de la composition sociologique des potiers sur les processus d’emprunt des traits techniques. Elle énonce que l’emprunt de traits techniques exogènes dépend de ce paysage : tendance au non-emprunt dans le cas d’un groupe hétérogène, à savoir un groupe à multiples composantes marquées socialement et proches géographiquement. En anthropologie des techniques, cette régularité a été observée y compris sur des aires où de fréquentes interactions entre groupes sont attestées90.

Un exemple ethnographique, parmi tant d’autres, illustre cette règle anthropologique91. Il s’agit d’un cas indien (région de Bulandshar, Uttar Pradesh) où coexistent, dans les mêmes villages, deux techniques de cuisson céramique, des cuissons ouvertes et des fours à tirage ascendant. Les premières sont utilisées par des potiers hindous, les secondes par des potiers musulmans. Cette coexistence date d’il y a plus de 200 ans. En dépit de relations cordiales entre les deux communautés et d’une connaissance mutuelle des deux systèmes techniques, et en dépit des avantages techniques que présente le four (moins de risques de ratés de cuisson grâce à une isolation des vaisselles du sol et du combustible, une protection contre les coups de vent et un contrôle de la montée en température), les potiers hindous de cette région n’ont pas emprunté le four. Ceux-ci considèrent que la cuisson ouverte est plus avantageuse car : « elle permet de cuire un plus grand nombre de vaisselles en même temps » ; « elle demande moins d’espace que le four » ; « elle est moins fatigante car il n’y a pas à charger de combustible en continu » ; « les vaisselles y sont mieux cuites » ; « dans le four, il y a des risques de casse et des différences de cuisson entre les récipients reposant sur la sole et ceux situés tout en haut ». Ces discours emic indiquent que chaque communauté perçoit sa technique de cuisson comme parfaitement efficace au regard de la logique technique qui sous-tend ses choix. L’efficacité technique est de fait une notion très relative, dépendante de la perception culturelle qu’en ont les artisans. Il s’en suit qu’elle n’a pas été un argument déterminant dans le processus d’emprunt et qu’en revanche, la frontière sociale, a joué dans l’absence de transfert.

82En archéologie, cette régularité sur l’influence de la composition sociale des producteurs dans les processus d’emprunt a été observée dans le Levant Sud où pendant plus de deux mille ans, le colombin au tour n’a pas diffusé, étant donné des différences de statut entre potiers façonnant avec et sans tournette92.

Dans le Levant Sud, l’examen du contexte de production des récipients façonnés au tour suggère, pour le Chalcolithique, une production de bols cérémoniels exécutée par des artisans attachés à une élite politico-religieuse, et, pour le Bronze ancien III, une production très minoritaire, réalisée par des artisans attachés au palais. Dans les deux situations, les potiers en charge du façonnage au tour avaient donc un statut distinct de celui des autres potiers en charge de la majorité des vaisselles utilitaires. La conséquence a été le non-transfert du façonnage au tour à l’ensemble des vaisselles utilitaires pendant plus de deux millénaires, la frontière sociale entre les deux groupes de potiers affectant directement le processus d’emprunt, quel que soit le contexte historique.

83D’autres régularités sont à construire sur la diffusion des techniques avec pour objectif, celui d’enrichir notre compréhension des changements tels qu’observés en archéologie. Dans cette perspective, signalons des recherches actuelles sur le rôle de la structure sociale dans le processus de diffusion, une fois celui-ci amorcé. Les études menées en sociologie suggèrent que plus les relations entre producteurs sont étroites et plus la diffusion est rapide. Cette hypothèse repose sur des observations empiriques ayant trait à la diffusion de techniques aussi variées que des techniques agricoles ou des techniques de cuisson céramique.

Les mécanismes explicatifs

84L’étude du fondement des régularités implique d’en dévoiler les mécanismes explicatifs sous-jacents. En effet, c’est en fondant les régularités que celles-ci peuvent accéder au statut de « lois évolutives »93. Les études sur les mécanismes sous-jacents aux régularités sont menées dans des domaines extérieurs à l’archéologie. Elles impliquent de changer d’échelle et de descendre au niveau de l’individu.

85Les mécanismes élémentaires expliquant la tendance technique et l’ordre de développement des techniques sont à rechercher du côté des contraintes universelles de la matière, du principe d’utilité et du conditionnement neurologique94.

86Les mécanismes élémentaires expliquant les régularités ayant trait aux changements sont à rechercher en psychologie sociale et expérimentale. Pour illustrer la nécessité de faire appel à ces disciplines, rappelons l’énoncé d’une régularité présentée précédemment à titre d’exemple : la composition sociologique des groupes joue directement sur l’adoption et le rythme de diffusion des traits techniques. Si l’on veut maintenant fonder cette régularité, et aller au-delà de la seule observation des contextes dans lesquels elle opère, il s’agit de l’expliquer. Pour ce faire, l’une des voies est de s’interroger sur les mécanismes selon lesquels les traits culturels sont sélectionnés, sachant que la transmission est le mécanisme élémentaire du changement. En effet, les recherches de L. L. Cavalli-Sforza et M. W. Feldman95 et de R. Boyd et P. J. Richerson96 ont montré qu’il existe des opérations de sélection au cours de la transmission qui sont à l’origine des changements observés. Le processus de transmission peut s’effectuer entre personnes de différentes générations (transmission verticale ou oblique) ou de même génération (transmission horizontale). Dans le cadre de l’archéologie darwinienne, les modalités de sélection au cours du processus de transmission ont été listées et réduites aux cinq suivantes97 :

• sélection naturelle de traits (sélection en vertu des chances de survie ou de reproduction des individus et/ou des groupes qui adoptent ces traits)
• sélection « biaisée » de traits :
  • sélection de traits pour leurs propriétés (biais de contenu) ;
  • sélection de traits pour leur contexte dʼutilisation (biais de contexte) ; ce contexte est : a) un contexte-modèle : contexte de prestige, de succès, de familiarité ou autre ; b) ou un contexte de fréquence : utilisation par le plus grand nombre, ou au contraire par le plus petit nombre.
• sélection aléatoire de traits.

87Ces comportements de sélection se situent à l’échelle individuelle et sont ainsi étudiables par la psychologie sociale et expérimentale. Ils reflètent des microévolutions. Ils permettent d’expliquer les régularités observées à l’échelle d’une population98. Ainsi, parmi ces mécanismes élémentaires, le mécanisme de conformisme (sélection d’un trait en raison de sa fréquence d’utilisation) permet d’expliquer la régularité selon laquelle le rythme de diffusion dépend de la composition sociologique potière. En effet, dans un contexte où les relations entre les membres d’un groupe sont étroitement imbriquées, le mécanisme de conformisme va entraîner « mécaniquement » une diffusion rapide du trait technique (« je fais comme mon voisin dès lors que j’appartiens à la même communauté ») ; dans un contexte où les relations sont plus lâches, ce même mécanisme ne jouera pas de manière aussi forte et la diffusion du trait pourra être plus lente. Par ailleurs, dans un contexte où le groupe est socialement hétérogène avec des frontières sociales marquées, le mécanisme de conformisme entraînera, au contraire, une non-diffusion du trait entre les groupes sociaux (« je ne fais pas comme mon voisin dès lors qu’il n’appartient pas à la même communauté »). Autrement dit, pour ce dernier cas de figure, la tendance au conformisme entraînera un même comportement à l’intérieur de chaque groupe social tout en exacerbant les différences entre groupes99.

Par exemple, le phénomène de non-diffusion du four dans la région de Bulandshar (Uttar Pradesh, Inde) où coexistent deux groupes de potiers appartenant à deux groupes socio-religieux distincts, peut être expliqué à la fois par le processus d’apprentissage et la relation entre techniques et identité sociale construite au cours de ce processus, et par la tendance exagérée à suivre et à se conformer à la majorité, dans un environnement où les frontières sociales sont marquées100. Dans ce contexte-là, les potiers hindous n’empruntent pas le four des musulmans ; ils font comme leur groupe et ne copient pas les autres, y compris dans une ambiance compétitive où emprunter présente des avantages techniques et économiques.

88D’autres paramètres sont en jeu dans la diffusion des techniques, comme le savoir-faire des artisans qui pourrait être déterminant dans l’emprunt initial. Précédemment, s’agissant de l’invention, il a été question d’experts qui vont au-delà des représentations culturelles forgées au cours du processus d’apprentissage et qui sont alors en mesure de découvrir de nouvelles propriétés. Le mécanisme élémentaire de l’emprunt initial pourrait être comparable à celui qui explique l’invention. Des experts pourraient être les initiateurs de l’emprunt en raison de leur capacité à comprendre les propriétés des traits techniques, à sélectionner des traits considérés comme performants et donc à aller au-delà de leurs représentations culturelles. Une fois l’emprunt initié, et donc l’adoption du nouveau trait culturellement « autorisé », il peut être ensuite copié par les autres membres du groupe selon les différentes formes de sélection envisagées précédemment. Comme l’inventeur, l’emprunteur pourrait ainsi représenter un phénomène aléatoire101.

89De nos jours, les mécanismes élémentaires de transmission sont essentiellement étudiés dans le cadre de l’archéologie darwinienne. Les résultats obtenus servent à l’élaboration de modèles quantitatifs destinés à interpréter les changements en termes de formes de sélection ou encore en termes de modalités selon lesquelles les variations observées au cours du temps se sont créées102. De notre point de vue, ces études sont riches de perspectives pour comprendre les régularités observées empiriquement et comprendre les forces évolutives qui sous-tendent l’évolution des sociétés. Toutefois, il faut garder en mémoire l’importance du contexte dans lequel ces mécanismes sont effectifs. En effet, les données empiriques montrent qu’un même mécanisme élémentaire peut avoir des effets différents selon le contexte social et donc que prendre en compte le mécanisme sans le contexte dans lequel il opère peut conduire à proposer des modèles dont le degré de généralité est contestable. Les mécanismes élémentaires ne sont pas des régularités ; ils les expliquent. On ne peut de ce point de vue passer directement de la microévolution (mécanismes) à la macroévolution (scénarios historiques). Pour ce faire, il faut nécessairement passer par les régularités qui expriment des comportements à l’échelle collective.

90Les recherches sur l’axe mécanismes-régularités n’en sont qu’à leurs débuts. Elles impliquent une interdisciplinarité étroite avec la psychologie et la sociologie. Elles imposent aussi des tests empiriques. Elles méritent largement d’être explorées si l’on veut parvenir un jour à mettre en évidence des lois évolutives qui soient expliquées par des faits sociaux.

Conclusion

91La puissance du concept de chaîne opératoire se révèle ainsi non seulement dans la compréhension de la variabilité fonctionnelle et sociologique des assemblages (voir chapitre 3), mais aussi dans l’analyse culturelle et historique des sociétés.

92Pour mener cette analyse, il s’agit d’aller au-delà de la seule identification des techniques pratiquées et de mettre en œuvre une classification des assemblages qui ne soit plus guidée par les formes et les décors, mais par les processus techniques. Les formes ont pour autant leur importance, que ce soit d’un point de vue fonctionnel ou culturel. Néanmoins, si l’on veut comprendre un assemblage en termes sociologiques, celles-ci ne peuvent être l’entrée privilégiée. Elles ont longtemps été favorisées car elles permettaient d’établir efficacement des chronologies relatives. Toutefois, un trait ne peut répondre à toutes les questions et les formes ne peuvent répondre à la fois à des questions chrono-culturelles et à des questions touchant aux producteurs.

93Si la technologie s’avère, au contraire, l’approche par excellence pour traiter l’ensemble des questions touchant aux producteurs, c’est qu’elle privilégie l’analyse des traditions pratiquées par les potiers, c’est-à-dire les manières de faire transmises au cours des générations. Une tradition s’inscrit par essence dans une lignée de pratiques, indépendamment des objets fabriqués qui, eux, s’inscrivent dans des demandes contextuelles, initiées par des contextes toujours changeants. Cette lignée de pratiques est toujours perceptible en archéologie, quelle que soit sa durée d’existence, avec des stabilités parfois sur plusieurs millénaires, explicables selon la règle psychologique de la transmission selon laquelle on apprend toujours en répétant ce qui est transmis. A contrario, les formes et les décors peuvent enregistrer des évènements historiques de courte durée, répercutés au niveau de la demande des consommateurs à laquelle tout savoir-faire maîtrisé peut répondre ; d’où le succès des sériations pour établir des chronologies fines.

94L’évolution même des traditions techniques témoigne alors de ce qui affecta les producteurs (ou les producteurs/ consommateurs s’ils ne font qu’un), correspondant ainsi à un indicateur remarquable de l’histoire de ces producteurs. Mais, une fois encore, cette histoire ne pourra être traitée que si les assemblages ont été classés et analysés en termes de traditions techniques ce qui aura permis d’en faire au préalable une lecture sociologique.

95Dans le grand débat sur l’équation selon laquelle « pots equal people », la technologie permet de proposer avec force l’équation « pots equal potters ». Autrement dit, elle propose que soit faite avant tout une histoire des potiers en tant que l’une des composantes des sociétés étudiées. À charge ensuite de considérer l’histoire de ces potiers pour reconstruire une histoire plus large, celles des cultures étudiées. Lorsque la technologie permet de traiter du statut socio-économique des artisans – à partir, par exemple, des habiletés impliquées et/ou de données quantitatives – ou encore de retracer les circuits de distribution ou de circulation des objets par des analyses croisées des traditions avec la provenance des matériaux, pour autant il restera, en effet, à décrypter la relation entre le système socio-économique potier et, par exemple, le système socio-politique en vigueur. Le mérite de la technologie est de clarifier les questions abordables par la céramique, matériau ubiquiste sur les sites archéologiques et auquel il est si tentant de lui adresser nombre de questions.

96Mais la conscience d’un réductionnisme inhérent au matériel archéologique ne doit pas faire oublier le caractère heuristique de la technologie pour renouveler l’approche historique des sociétés anciennes à travers la compréhension culturelle et sociologique des sociétés.

97Dans ce but, plus que d’un nouvel arsenal analytique utilisé le plus souvent comme garant de scientificité, nous avons avant tout besoin de modèles, de référentiels interprétatifs. En effet, si l’efficacité de l’approche ici développée permet de fonder les premiers niveaux de l’interprétation sociologique, en revanche, dès que l’on opère une comparaison de la variabilité céramique à des échelles macro-régionales ou sur la longue durée, alors les modèles interprétatifs font défaut.

98Il faut ici réconcilier les approches francophone et anglophone, la première soucieuse de reconstruire les processus historiques et leur diversité, la seconde forte de modèles qui attendent de se nourrir de données empiriques pour mieux caractériser leur contexte de validité. De ce point de vue la technologie culturelle n’est qu’à l’aube de l’exploration de nombreux champs de recherche, et non des moindres lorsqu’il s’agit d’élaborer les modèles qui permettront de mettre en évidence les lois d’évolution qui sous-tendent la formidable diversité des scénarios historiques.