1Dans la langue française, le terme de « précarité » recouvre une diversité de significations. Le flou relatif de la notion autorise des emplois variés et peut, à ce titre, constituer une force politique en rapprochant des individus aux positions sociales hétérogènes. Cette variabilité sémantique représente aussi une faiblesse quand le mot met en équivalence des situations socialement éloignées. La précarité est généralement définie aussi bien comme une discontinuité d’emploi que comme une exposition à des risques variés ou bien comme une difficulté à se projeter dans l’avenir, une expérience de l’incertitude économique ou professionnelle. Le nom générique de précarité recouvre, autrement dit, une grande variété d’expériences vécues et de conditions sociales qui vont de celles de l’entrepreneur de soi-même et de l’indépendant, à celles du chômeur en fin de droits, des « exclus » ou des « sans-droits »1. Il ne va donc pas de soi de considérer que les précaires constituent d’emblée un groupe social unifié et a fortiori un sujet politique collectif2. Plutôt que d’être postulée comme nécessaire socialement ou historiquement, comme c’est le cas dans une grande partie du discours post-marxiste, en particulier post-opéraïste, sur la nouvelle classe du précariat, la commensurabilité des positions sociales précaires doit donc être d’abord mise à l’épreuve empiriquement ou bien politiquement construite. Voilà pourquoi, il n’y a pas, à ce jour, une culture, mais bien des « cultures de la précarité », c’est-à-dire des manières diverses de faire l’expérience de l’incertitude, en particulier économique, caractérisant cette situation.

2L’hétérogénéité des positions sociales recouvertes par le terme de précaire est telle qu’elle s’observe même à l’intérieur d’un même secteur d’activité. C’est particulièrement vrai dans les mondes de l’art et de la création où les écarts de rétributions à l’intérieur d’un même métier, comme ceux d’acteur ou de plasticien, sont beaucoup plus amples que dans la plupart des autres secteurs d’activité3. Cette observation a été confirmée ces dernières années à partir d’une enquête sociologique portant sur les commissaires d’exposition d’art contemporain en France, la première au sujet de cette activité créative, considérée encore aujourd’hui comme émergente4. Dans ce pays, le métier rassemble aujourd’hui une population d’un peu moins de mille personnes, nombre qui a crû régulièrement depuis les années 1980. Or, cette enquête permet de montrer qu’il existe des différences importantes au sein de cette population, plusieurs « cultures » du commissariat d’exposition d’art contemporain, au sens où coexistent des rapports différents à l’expérience de la précarité. À ces divisions « objectives » à l’intérieur du groupe social des commissaires d’exposition précaires dans l’art contemporain s’ajoutent des différences dans les représentations « subjectives » de l’unité même de ce monde social qui entraînent en particulier des difficultés de mobilisation sociale5.

3La thèse plus générale qui ressort d’une telle enquête est dès lors tranchée : chez les commissaires d’exposition d’art contemporain comme, sans doute, dans de nombreuses autres activités dites précaires, l’identification subjective et collective au précariat, la conscience de soi comme précaire, au sens positif et éventuellement émancipatoire de ce terme, dépendent de conditions sociales et politiques qui doivent être analysées au cas par cas.

Des précaires exemplaires ?

4Il faut d’abord noter qu’il ne fait aucun doute qu’observé à une échelle globale, le commissariat d’exposition d’art contemporain est, en France, une activité qui fait partie des emplois qui seraient qualifiés spontanément de précaires. Un premier indicateur de cette précarité concerne le contrat de travail. La pratique du commissariat d’exposition au sein d’une structure avec un contrat de travail à durée indéterminée (CDI) n’est pas inexistante, mais elle est généralement associée aux générations les plus avancées : elle ne concerne que 10 à 15 % des tranches d’âge allant jusqu’à 46 ans et 65 à 75 % des tranches d’âge supérieures. Par ailleurs, seul un enquêté sur cinq déclare qu’il exerce en CDI ; 17,5 % travaillent sous forme de contrats de travail temporaire6, le bénévolat restant à la fin des années 2000 la norme largement dominante – pour presque deux personnes sur trois – de l’emploi de commissaire d’exposition d’art contemporain. La précarité domine dans le rapport à l’emploi mais aussi du point de vue des revenus. Seuls 14 % des commissaires déclarent par exemple vivre uniquement de la pratique du commissariat, soit un peu plus d’une centaine de personnes seulement en France. Plus de neuf commissaires d’exposition sur dix ont touché moins de 20 000 euros au cours de l’année précédant l’enquête pour cette activité. Le revenu annuel médian qui en est issu est inférieur à 500 euros. En 2008, le commissariat d’exposition a rapporté moins de 5 000 euros à près de 3 enquêtés sur 4 (74 %) et moins de 20 000 euros à 93 % des enquêtés. On comprend dès lors que près de trois quarts d’entre eux ont une autre activité dont ils tirent au moins la moitié de leurs revenus.

5L’indépendance et la flexibilité du travail de commissaire d’exposition, louées par des « pionniers » de l’activité, comme Harald Szeemann (1933- 2005), ont donc, dans le contexte français actuel, une tout autre signification que celle que ce dernier lui conférait. Le commissaire, affirmait-il, est l’être le plus polyvalent de l’art, à la fois administrateur, amateur, critique, bibliothécaire, comptable, conservateur, diplomate, etc. Les commissaires français d’aujourd’hui confirment cette représentation positive de leur pluriactivité, même si celle-ci est le plus souvent contrainte. La notion d’Aufstellungsmacher inventée par Szeemann, dit par exemple l’un d’entre eux,

[...] c’est de toute façon quelque chose qui est autodéfini, à travers une pratique [...] c’est l’opposé de la notion de « poste », c’est en fait une réinvention permanente, c’est un métier qui est lié à l’insécurité... [il ne s’agit] pas d’occuper des postes déjà existants, mais de les créer, de les inventer7.

6Voilà un exemple typique du discours sur les vertus de l’exposition à l’incertitude dans l’activité. L’enquête permet de montrer que cette vision du commissariat est, sinon fausse, du moins partielle.

7L’« indépendance » des commissaires d’exposition d’art contemporain – à l’instar d’autres activités – recoupe en réalité deux figures bien distinctes : celle de l’entrepreneur adossé aux institutions et celle du précaire de longue durée. La première de ces deux positions concerne une infime aristocratie du métier qui, en France, a généralement été reconnue par et dans les institutions publiques d’abord, même si elle exerce ensuite l’activité de manière libérale. Témoigne par exemple de cette ambiguïté le fait en apparence paradoxal que 6 % des commissaires d’exposition d’art contemporain qui se déclarent « indépendants » sont aussi titulaires d’un CDI. Les commissaires exerçant en structure ont deux fois plus de chances d’avoir des revenus annuels issus du commissariat supérieurs à 10 000 euros par an et presque six fois plus de chances d’avoir obtenu plus de 20 000 euros pour le commissariat l’année passée : 32 des 36 enquêtés ayant reçu cette somme sont « en structure » à l’heure actuelle. Cette population cumule par conséquent tous les bénéfices. Le second groupe d’indépendants, qui pourrait être qualifié avec plus de précision de précaires, est, lui, beaucoup plus important numériquement. Autrement dit, si certains conservateurs de musée connaissent aujourd’hui une polyvalence plus grande de leur activité à l’intérieur et parfois à l’extérieur de leurs institutions de rattachement, les commissaires d’exposition sont, quant à eux, le plus souvent contraints à une pluriactivité – que Szeemann appelle, quant à lui, polyvalence – se déployant sans attaches institutionnelles fixes8. Comme les artistes et de nombreux autres participants occasionnels ou réguliers à l’activité et au fonctionnement des secteurs culturels, les commissaires d’exposition d’art contemporain incarnent donc eux aussi, dans leur grande majorité, le paradigme du travailleur précaire et autonome inclus au coup par coup dans des organisations « par projets ».

8Pour expliquer cette structure du marché du travail de l’exposition d’art contemporain, il faut rappeler que, depuis la fin des années 1970, les occasions de prendre part à des projets d’expositions se sont multipliées. Dans le cas français, plusieurs facteurs, exogènes aux musées ont d’abord contribué à l’augmentation de la demande d’expositions d’art contemporain9. Rappelons seulement ici que les politiques culturelles au niveau national, puis régional et municipal, ont favorisé la création de lieux d’exposition d’art contemporain à partir de 1982. Les Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) et les centres d’art qui se développent depuis lors renforcent un réseau d’animation qui s’était déjà développé dans la décennie précédente. Parallèlement, la demande d’expositions en art contemporain dans les musées a crû, alors que le nombre des conservateurs spécialisés dans ce domaine est resté faible. À partir des années 1990, sont ouverts de nouveaux diplômes universitaires spécialisés dans les métiers de l’exposition. Tous ces facteurs endogènes et exogènes au musée expliquent qu’il y ait eu une forte demande de commissariat, qui a elle-même entraîné le développement d’une offre peu à peu supérieure à la demande. Cette offre n’a cessé de se renforcer depuis dix ans. Les possibilités réelles d’accès à l’emploi se raréfient, alors que de nouvelles vocations se font jour. Ce paradoxe d’une offre et d’une demande d’emploi fortement désajustée est bien connu des observateurs des marchés du travail artistique : malgré leur faible moyenne de rémunérations économiques, les inégalités écrasantes en leur sein et les chances ultra-minoritaires de stabilité professionnelle qu’elles apportent, ces activités créatrices restent fortement attractives socialement10.

9Pour rendre compte de cet intérêt paradoxal au « désintéressement » relatif, de la part des travailleurs des mondes de l’art, il est courant d’invoquer des intérêts non économiques pour des gratifications statutaires, symboliques, affectives ou un intérêt pour l’information et l’évaluation de soi dans des marchés opaques où il est impossible, quel que soit son talent, de connaître à l’avance ses chances de succès11. Ces raisonnements, qui tendent à expliquer le « courage de l’incertitude » particulier des artistes et de certains intermédiaires culturels comme les commissaires d’exposition, ont pour limite de concevoir le choix de la carrière artistique précaire comme relevant d’une rationalité calculatoire universelle à travers une conception élargie de la notion d’intérêt. Cette conception n’épuise pourtant pas la question. Elle ne rend qu’imparfaitement compte, en effet, de la pluralité des trajectoires sociales qui conduisent à ces métiers et de la diversité des motivations qui animent leurs protagonistes. L’approche sociologique montre, quant à elle, la diversité des carrières de commissaires d’exposition d’art contemporain et elle permet de mieux comprendre certaines adhésions à la cause de l’incertitude, qui semblent définir l’expérience existentielle de la précarité dans les univers sociaux variés de la création.

Les trois cultures du commissariat d’exposition d’art contemporain

10L’enquête fait apparaître trois profils type bien distincts de commissaires, qui divisent la population enquêtée en ensembles à peu près numériquement équivalents. Le premier groupe comprend des commissaires souvent salariés en structure, plus rétribués que la moyenne et majoritairement actifs en province ou à l’étranger. Ce sont principalement des hommes, en moyenne plus âgés que le reste de la population enquêtée, parmi lesquels se recrute la seule fraction économiquement stable du métier, qui est aussi celle qui est beaucoup moins pluriactive. Les commissaires exerçant uniquement en institution appartiennent à cette seule catégorie. L’entrée dans le métier de ces personnes s’est faite un peu par hasard, au fil, par exemple, d’un « cheminement amical12 », comme le dit l’un d’entre eux qui prendra sa retraite dans deux ans. Les compétences professionnelles ont été acquises sur le tas, à mesure que les expériences s’enchaînaient. Ces trajectoires ne sont pas forcément linéaires, mais les périodes de chômage et d’incertitudes sont peu fréquentes ; les parcours sont variés et les périodes d’emploi quasiment continues.

11Le second profil correspond à celui des commissaires dits indépendants. Ils représentent le seul groupe paritaire en termes de genre. Les individus qui en font partie sont majoritairement trentenaires et parisiens même si certains travaillent parfois ponctuellement en province ou à l’étranger. Plus diplômés – un grand nombre d’entre eux ayant fait plus de cinq ans d’études après le lycée –, ils ont souvent un statut de travailleurs indépendants. Peu d’entre eux persistent dans cette situation professionnelle au-delà de l’âge de quarante ans, mais ceux – car ce sont majoritairement les hommes – qui continuent à pratiquer le commissariat d’exposition d’art contemporain entrent alors souvent dans le premier groupe que nous avons identifié, par exemple en étant recrutés comme commissaire salarié ou directeur dans un centre d’art. Ces commissaires dits indépendants sont rémunérés, mais la part de leur revenu annuel imputable au commissariat reste réduite : environ 1 000 euros ou moins. Issus le plus souvent de la frange supérieure des classes moyennes, ces professionnels de l’exposition ont fait des études longues, par exemple des doubles cursus, et ils ont connu des périodes de chômage nombreuses. Leur entrée dans la vie active est difficile et différée. Les contrats de courte durée se succèdent et une stabilisation relative n’intervient que très exceptionnellement avant l’âge de 35 ans. Enfin, à l’échelle française, la plupart de ces trentenaires sont proches ou se connaissent et se trouvent tour à tour en situation de concurrence ou de coopération.

12Les artistes-commissaires, dont l’enquête nous a montré à quel point ils sont nombreux, constituent un troisième profil, nettement différent des deux autres types. Ces commissaires d’exposition d’un genre particulier sont très souvent bénévoles, puisque, en dépit d’une activité relativement intense, la contribution de leur activité d’organisateur et de concepteur d’expositions à leur revenu annuel est presque toujours nulle13. Ils travaillent peu ou pas en institution : l’essentiel de leur activité se fait en indépendant ou dans un cadre associatif. Et cette catégorie semble regrouper des commissaires d’exposition plus souvent proches de la quarantaine et moins diplômés (niveau égal ou inférieur à bac +3) par rapport au reste de la population enquêtée.

13Ainsi, si l’on s’en tient à cette division des profils de commissaires d’exposition dans l’art contemporain français actuel, la précarité du premier groupe des « curateurs »– comme ils se désignent majoritairement eux-mêmes – en institutions peut être considérée comme discutable : au moment de l’enquête, il n’en est plus question. Ces professionnels ont certes connu quelques périodes incertaines, mais elles interviennent plutôt en tout début de carrière et sont très courtes. Les deux autres groupes, en revanche, sont toujours confrontés à la précarité. Cette dernière n’est cependant pas vécue ni perçue de la même manière suivant que l’on se situe dans l’un ou dans l’autre groupe. Les artistes-commissaires souffrent par exemple d’un fort sentiment d’illégitimité qui peut être interprété comme une forme extrême du sentiment de précarité. Voici par exemple ce que déclare une commissaire femme de province de 34 ans : « Je me suis dit mince, je me suis trompée en répondant au questionnaire14 ». Une autre, d’une dizaine d’années son aînée, attend la fin de l’entretien pour suggérer qu’elle se sent en situation d’imposture :

Je suis en jachère, je suis un commissaire en jachère [...]. J’avais presque envie de téléphoner y a quinze jours en me disant : « mais qu’est-ce que je vais lui dire ? Quand elle va se rendre compte que je suis, que je ne fais pas vraiment ça, je ne me sentais pas vraiment légitime à parler »15.

14Quant aux commissaires indépendants, plus souvent installés à Paris, ils décrivent une activité intermittente, sans le filet qui existe dans les secteurs du spectacle. Ils conçoivent leur travail largement, comme allant de l’élaboration du projet à la recherche de subventions, en passant par le repérage des artistes, le montage et la communication d’exposition, etc. Ils montrent une souffrance au travail qui n’est pas tant celle d’un défaut que celle d’un excès d’activité. Les entretiens témoignent que la situation de ce type de commissaires d’exposition précaires va souvent de pair avec une certaine fragilité psychique16 et un rapport à l’avenir hypothétique.

Représentations ambivalentes de la précarité

15Ainsi, quel que soit le profil, la grande majorité des personnes interviewées ont, à partir de 30-35 ans, une représentation principalement négative de la précarité. Beaucoup aspirent à une stabilisation de leur parcours professionnel, par exemple sous la forme d’une position statutaire dans l’enseignement artistique, d’un contrat de travail continu ou à durée indéterminée. Les salariés aimeraient pouvoir envisager une progression de leurs rémunérations. Et les plus assis sur le plan institutionnel ne se voient pas nécessairement « dans dix ans », ainsi qu’il leur a été demandé, comme progressant dans les structures ou obtenant des positions hiérarchiques supérieures, mais plutôt comme ayant plus de temps afin de réfléchir à leur activité pour en penser les enjeux17.

16Que la précarité puisse être, dans certaines conditions, considérée comme autre chose qu’une expérience négative, on peut néanmoins l’appréhender en observant l’accumulation objective des compétences et des savoir-faire dont témoignent les parcours de plusieurs des commissaires que nous avons interviewés. Parmi les artistes-commissaires et les commissaires indépendants, qui sont parfois aussi enseignants en école d’art, on constate en effet une forte mobilité entre activités précaires au cours des dix à vingt premières années de carrière, après obtention du premier diplôme. Plusieurs personnes interviewées nous ont rapporté leurs passages plus ou moins réguliers par le journalisme, le graphisme, le théâtre, la documentation d’un grand musée parisien, l’activité de modèle vivant, la radio, etc. Dans la première phase de la carrière, l’absence de continuité de l’emploi et la faiblesse des rétributions économiques sont donc certainement justifiées par d’autres gratifications comme le suggèrent les économistes ou les sociologues des marchés du travail artistique évoqués plus haut. Voici par exemple ce qu’indique une directrice d’un centre d’art de province de 36 ans, qui a été commissaire indépendante jusqu’à l’obtention de sa position actuelle, sur ses premières années d’entrée dans le métier :

Oui, enfin, c’était payé un peu au black, avec un ordinateur, enfin voilà. Mais, pour moi, c’était une bonne expérience de débrouille, comme c’est souvent le cas quand on cherche à monter des projets en indépendant et trouver des partenaires, contacter des professionnels, monter un projet, monter un dossier, trouver de l’argent18.

17Quelques armées plus tard, elle juge un autre poste à l’étranger « quand même super intéressant avec des vraies responsabilités ». Certains vont plus loin et pensent la mobilité et l’accumulation d’expériences d’une manière élargie, même s’ils aspirent eux aussi à plus de stabilité. C’est ce qu’exprime cette commissaire d’exposition d’art contemporain, également enseignante non titulaire en école d’art de 34 ans, et qui travaille en province après avoir effectué des études spécialisées en métiers de l’exposition et obtenu une maîtrise de philosophie dans une université parisienne :

[J]’ai jamais vraiment pensé dans les termes de profession parce que quand on fait des études de philosophie, on n’est pas en train d’avoir une formation qui va nous filer à la fin un diplôme de philosophe, quoi. Et donc d’entrée, la notion de profession, elle est, elle est déjà imposée autrement. Et c’est vrai que moi j’ai, j’ai fait des boulots mais je ne me suis jamais située dans un axe où finalement je peux dire que je fais telle profession de façon définitive en fait. J’ai des activités, des... j’ai des boulots, enfin un travail rémunéré où voilà... Mais finalement, le terme profession lui-même est problématique.

18Et de poursuivre en soulignant qu’elle a développé l’idée du commissaire d’art contemporain comme participant du champ du care et le statut de précaire comme expérience préparatoire à une fonction plus large de care – « pré-care », dit-elle – qu’elle considère comme plus valorisée : « Passer du précaire au care », tel est dès lors son objectif, résume-t-elle. Avant d’ajouter une phrase qui indique bien toute l’ambiguïté de son sentiment vis-à-vis des années passées à accumuler des expériences sous le signe de la précarité et son interprétation particulière de la notion de care : « Tout est question de valorisation personnelle au final ».

19Cette ambivalence de certains commissaires d’exposition d’art contemporain vis-à-vis de la précarité et de l’incertitude de l’avenir se comprend dans le cadre plus large d’une analyse du travail créateur19. L’ensemble du processus créatif, pour les artistes comme pour les intermédiaires marchands et non marchands, tire sa valeur sur le plan subjectif d’être incertain, c’est-à-dire non imitatif, non routinier et original. D’un autre côté, c’est aussi cette incertitude sur la valeur culturelle, sociale ou économique du travail accompli qui fait que les protagonistes des mondes de l’art ont des emplois précaires et des rémunérations planchers faibles ou nulles. L’incertitude joue donc, dans les mondes de l’art, un double rôle : celui d’incitation à l’investissement – libidinal ou économique – et à l’accumulation d’expériences diversifiées et enrichissantes sur le plan personnel, d’une part, et, d’autre part, celui de frein à une pratique qui, si elle se fixait et s’instituait dans des formes plus traditionnelles d’emploi, ne pourrait rester novatrice. Le cas des commissaires d’exposition d’art contemporain en France montre que le premier effet de l’incertitude des parcours dans ces métiers, l’effet incitatif, domine sur le second, qui est limitatif. Mais l’enquête montre que ce « courage de l’incertitude », évoqué par ailleurs dans les pages de cet ouvrage, varie d’abord et avant tout en fonction de l’âge des enquêtés et, à âge égal, en fonction de leurs ressources héritées ou accumulées : capital économique, diplôme, capital social et niveau d’expériences acquises20. Il n’y a donc pas une manière mais plusieurs façons d’être précaire.

20Ces différences de rapport à la précarité vécue, ou connue, existant entre les trois profils-type de commissaires d’exposition d’art contemporain ont aussi des conséquences collectives. La réalité même des commissaires d’exposition comme groupe social et groupe d’intérêt est précaire, à cause des différences d’expériences du métier et de trajectoires ayant conduit jusqu’à lui. En témoigne plus que tout, sans doute, l’absence de consensus, en France, sur le nom même de l’activité. Près de 4 personnes sur 10 choisissent en effet l’appellation de « commissaire » pour se définir, alors qu’un peu plus d’un cinquième se dit plutôt « curateur ». Parmi ces derniers, une forte proportion d’individus travaille de manière stable en institution. Plus d’un tiers préfère encore une autre étiquette, dont celle, anglo-américaine et internationale, de curator. Activité hétéronyme et hétérogène, le commissariat d’exposition d’art contemporain fait donc aujourd’hui l’objet d’une identification incertaine. Pour certains, ce flou est constitutif de l’attrait de l’activité et il est revendiqué comme partie prenante du métier, lui-même associé à une certaine liberté. Lors d’un cycle de rencontres sous forme de tables rondes organisé par l’association représentative des commissaires d’expositions d’art contemporain en France, Commissaires d’exposition associés (C-E-A), en janvier 2011 à la Fondation d’entreprise Ricard, autour de la pratique de ce métier, un commissaire, par ailleurs conservateur dans un grand musée parisien, comparait ainsi la situation de la nouvelle activité en face du musée et de la conservation à celle de l’amant en face de la figure du couple bourgeois : figure enviable d’indépendance affective et morale, selon lui. Il reste que représenter un groupe dont non seulement les contours sont flous mais dont le nom est contesté apparaît comme une gageure insurmontable. Si l’on s’en tient donc à cet exemple, en matière d’existence sociale tout comme en matière de mobilisation politique du précariat, il y a encore loin de la coupe aux lèvres...