Industries culturelles et précarité – ambivalences de l’ascétisme dans le monde
p. 33-47
Texte intégral
1À partir d’entretiens collectés dans le cadre d’une enquête sur le travailleurs des « industries créatives et culturelles » confrontés à diverses formes de flexibilité, d’incertitudes voire de précarité, je me propose d’examiner les régimes de vie de certaines fractions de travailleurs intellectuels des secteurs du journalisme, de la culture et des arts, et de saisir notamment leurs relations à la sphère domestique et à la consommation1. Il ne s’agit pas tant de donner des résultats quantifiés et définitifs que d’ouvrir un ensemble d’interrogations sur la base d’un premier état d’investigation des entretiens2. Eu égard à l’ambition d’autoréalisation et d’épanouissement de ces groupes sociaux, on se propose de sortir de l’unilatéralité d’un point de vue qui tantôt fait de cette quête le seuil de l’aliénation et du consentement à l’idéologie néo-managériale3 et tantôt fait du « cognitariat » la figure anticipatrice d’un régime de coopération alternatif au régime capitaliste. Ni l’un ni l’autre de ces points de vue ne laissent suffisamment de temps au dépliement de l’expérience de ces nouveaux rapports au travail et à la réalisation dans les sociétés capitalistes contemporaines ; ils veulent trop hâtivement résoudre le différend qui traverse la conjoncture. Ni l’un ni l’autre ne laissent assez de place à l’activité de sens et plus généralement à l’activité politique des groupes sociaux directement concernés. Ma démarche, elle, sans chercher à trancher, tente de saisir deux choses : comment ce que l’on désigne comme une « précarisation » s’inscrit dans un nouveau régime de socialisation mais aussi dans un nouveau régime d’exploitation ?
2Il n’est pas vain de remarquer que c’est à propos des « industries culturelles » que les mots précarité et précariat ont connu un certain succès épistémologique dans le monde anglo-saxon. Remarquablement les travaux des sociologues britanniques tel David Hesmondhalgh, Rosalind Gill ou Andy Pratt ont très fortement insisté sur le caractère précaire de l’emploi dans ce secteur caractérisé par une prépondérance des emplois temporaires et précaires ; des horaires de travail importants et irréguliers ; un effacement des frontières entre le travail et le loisir ; des rémunérations faibles ; des niveaux élevés de mobilité ; un mélange de bohémianisme et de logique de petits entrepreneurs4. Dans le contexte français ce n’est pas directement dans le secteur du spectacle que nous avons rencontré une telle situation – ce secteur restant encore sous la protection relative du statut des intermittents – mais plus dans celui du journalisme ou des nouveaux secteurs des arts digitaux et plus généralement parmi les jeunes générations qui arrivent sur le marché du travail et gravitent parfois à la périphérie du statut d’intermittent5. Ce que nous chercherons à comprendre avant le régime d’exploitation ce sont d’abord les modes de socialisation de ces figures originales du travail culturel et leurs ressorts. La revendication de la dimension émotionnelle et expressive dans l’expérience du travail associée en général aux travailleurs intellectuels et culturels déborde largement leur contexte socioprofessionnel6. Elle s’inscrit dans l’histoire occidentale depuis la seconde moitié du xxe siècle qui a vu tout à la fois le sursaut contestataire contre l’objet et la recherche d’une participation expressive généralisée. Les diverses « jérémiades » conservatrices contre la « démocratisation du génie » en ont été le symptôme notamment aux États-Unis7.
Travail et émotions
3Les travailleurs du secteur de la culture ou de l’information que nous avons rencontrés, s’inscrivent le plus souvent dans un contexte objectif de travail par projet sur la base d’une coopération temporaire (dans le secteur du cinéma ou du spectacle vivant), d’individualisation extrême de leurs conditions de travail dans l’espace domestique ou dans l’espace professionnel (journaliste-pigiste, photographe), ou bien encore dans une multiactivité associant plusieurs types de statut et d’identité professionnels intermittents et pour ainsi dire en alternance : bénévolat dans le secteur associatif et contrats aidés ; activité salariée à mi-temps et piges ; formation et travail noir ; activité pendant le temps de loisir et travail alimentaire. Parmi les divers types d’expérience que nous avons pu étudier se dessine une constellation de tendances, et dans le style comportemental et dans les modalités de la socialisation productive, qui passent par l’émotion et par un besoin de réalisation émotionnel ou expressif. Le vécu quotidien du travail et du privé, les conditions de la coopération se trouvent transformés en raison même du soutien émotionnel qui est apporté au procès de travail. On agrégera ici pour des besoins de synthèse les divers aspects émotionnels de ce travail tout en précisant qu’ils n’appartiennent que de manière très irrégulière à chacun des interviewés.
Une relation au plaisir et à la réalisation
4À divers titres, la dimension d’identification au travail passe par une relation à l’idée « de faire ce qui plaît » et plus largement, au sein du parcours biographique, à faire ce que l’on désire. Si un tel type d’énoncé mériterait d’être approfondi dans ses sources socioculturelles et macrosociologiques, il renvoie à une expérience qui, selon les types d’activité, peut être référée à la « magie », au « plaisir », à la « satisfaction », voire au « bonheur » ou à « l’éclatement ». S’il est vrai que cette dimension de réalisation peut être pondérée par des objectifs plus matériels et ménagée par des enjeux plus instrumentaux (par exemple en faisant un travail lié à une certaine marchandisation de son activité), elle reste néanmoins un ressort important du rapport au travail et de l’horizon biographique des interviewés. La polyactivité qui caractérise le plus souvent ces travailleurs, tant qu’ils n’ont pas trouvé une assise professionnelle suffisante, permet de concilier cette part de « réalisation » et la part hétéronome et alimentaire du travail.
Une relation aux intensités
5Le travail s’inscrit plus dans un processus émotionnel mobile que dans une régulation disciplinaire ou psychique. Certes les intensités sont pour partie déterminées de l’extérieur mais un certain régime de stress fait tout autant partie de la contrainte du procès de travail que de la demande subjective du travailleur engagé dans la dynamique du procès même. Par une sorte de renversement, la routinisation du travail apparaît comme une source d’usure et comme un appauvrissement de l’expérience subjective du travail jusqu’à une certaine nocivité. Ce qui dans un contexte hétéronome et segmenté du travail apparaîtrait comme une violence faite au travailleur prend ici, au sein d’un procès de travail ressaisi par le travailleur, le caractère d’attestation même de la sensation de cette ressaisie.
Une relation aux familiarités
6En raison des conditions objectives du travail, entre autres, nous sommes avec le travail intellectuel loin de l’usine et de sa rupture avec le monde familier du travailleur. L’usine, et dans une moindre mesure le bureau, supposent une rupture d’expérience sensorielle et émotionnelle ; par exemple : le bruit, le gigantisme, la chaleur ou bien le froid excessifs8. Le travail ici s’installe de plus en plus dans un lieu familier et se mélange au familier : l’appartement certes, mais souvent aussi la chambre, qui se substituent à l’espace laborieux. Les rites à la fois en termes de seuil et de vêtement qui caractérisent la relation à l’entreprise s’estompent voire s’effacent. Là où la relation à l’altérité du lieu de travail passe par une domestication du milieu qui devient habité par l’importation d’objets privés venant du foyer (par exemple des photographies, etc.), il y a dans le contexte du travail intellectuel et culturel une relation immanente à l’habitat, au familier qui engage un investissement multifonctionnel du temps et de l’espace souvent à l’avantage du travail. Si nous savons avec Henri Lefebvre que la spécialisation de l’espace est la condition de sa dégradation univoque, le caractère multi-usage de l’habitat ouvre certes sur une expérience renouvelée du travail mais risque en retour de saturer le lieu privé de virtualités productives9. Un paradoxe de cet effet de domestication est qu’aux yeux de certains interviewés c’est la sensation empirique du travail dans sa dimension d’altérité qui disparaît et, par conséquent, l’idée même du travail qui s’estompe à mesure qu’il envahit de plus en plus la temporalité.
Une relation aux amitiés
7Alors que cette nouvelle dimension rejoint la précédente – les amitiés relevant du familier – elle matérialise celle-ci à partir du régime des interactions individuelles, au-delà de leur spatialisation dans l’intime. Les coopérations souvent ad hoc, comme dans le cinéma, ou d’une manière différente dans le journalisme, relèvent de la reconnaissance et de la réputation des membres du collectif de travail. Elles débouchent souvent sur des formes de coopération entre amis ou entre personnes de connaissance – au sens polysémique que le français prête à ce mot10. La sphère des connaissances et des reconnaissances apparaît comme essentielle pour les pratiques d’embauche ou pour les occasions de piges, de collaboration à un tournage ou à un montage. Sont mobilisés dans la coopération des individus identifiés pour leurs spécialités professionnelles mais aussi souvent reconnus pour leurs compétences techniques et leurs qualités relationnelles. Cette dynamique de la reconnaissance, comme nous avons pu le rencontrer, incite même parfois à travailler sans en avoir pécuniairement besoin, tant des rapports spécifiques de don et de contre don lient les travailleurs entre eux et tant les uns doivent se rendre disponibles aux autres pour pouvoir être gratifiés d’une aide en retour ou être occasionnellement sollicités.
Une relation à l’authenticité
8Si par une sorte de subversion du slogan « le quotidien est politique », le quotidien est devenu professionnel, l’éthos de l’authenticité qui régit cette quotidienneté s’introduit dans le professionnel. Le retour du travail dans le travailleur, pour reprendre une expression de Zarifian11, avec ses conséquences en termes de savoir-faire et de savoir-être et ses compétences souvent spécialisées voire singularisées, conduit à des apprentissages et à des transmissions interindividuelles, de personnes à personnes, au-delà de la sphère scolaire et renvoie à des relations qui relèvent de l’affinitaire ou du charismatique. Apprendre un travail ou une activité professionnelle, prend un caractère polyfonctionnel et affectif dans la relation interpersonnelle ou avec un groupe. Le caractère polyfonctionnel et polymathique du travail et du savoir-faire qui en font leur richesse, suppose une relation familière et personnalisée à l’activité. L’interaction avec autrui dans le travail engage proprement la personne du vis-à-vis plutôt qu’elle ne s’appuie sur son rôle, son statut ou son titre. Bien d’avantage que dans d’autres secteurs, c’est la personnalité qui est le ressort des coopérations affinitaires et électives.
Une relation à l’autonomie
9S’il peut s’agir de « faire ce qu’on veut », il s’agit aussi, et c’est tout autre, de faire ce qui vaut. On pourrait voir en un sens dans ce travail qui plaît et dans la revendication d’autoréalisation, une prise narcissique du sujet telle que l’a formulée, en de nombreuses critiques, la sociologie américaine dénonçant les « tyrannies de l’intimité12 ». Cependant, à divers titres, le travail s’inscrit dans un projet construit autour d’une ambition de sens, dans un contexte d’orientations et de conflits axiologiques. Il ne s’agit pas seulement de se faire plaisir, mais bien de construire des projets qui sont compris dans leurs enjeux de valeurs. La critique de la soumission aux contraintes marchandes, que suppose par exemple le montage d’un film publicitaire, ou la critique des concessions faites à la facilité au nom d’un argument de rentabilité, relèvent d’une orientation axiologique sur ce qu’est le cinéma, sur ce qu’est un film. Il en va de même dans d’autres secteurs quant à la mission d’un journaliste ou bien d’un photographe. Dans tous les cas, les répercussions ne sont pas sans conséquences sur l’image de soi en termes de dignité et de normes éthiques13.
10Comme l’a remarqué A. Corsani14, en France, c’est principalement autour du statut des intermittents que cette défense axiologique d’une activité artistique, qu’elle relève de la technique ou du spectacle, a pu se soutenir fortement. Dans le statut de l’intermittent l’allocation chômage est le ressort, non pas tant de la vie de l’artiste, que d’abord de son entreprise créatrice. Il est possible de trouver dans nos enquêtes des agencements plus labiles de ce type d’orientations axiologiques. Celles-ci s’avèrent diversement en tension avec la dimension instrumentale et marchande et la multiactivité apparaît alors à la fois comme un moyen d’optimiser les ressources et comme un moyen de satisfaire, souvent par la gratuité, des actions culturelles et artistiques. La possibilité de s’engager dans un projet coopératif autonome, de « faire ce en quoi l’on croit », entraîne souvent le risque d’une difficulté voire d’une déroute financière comme il a pu nous en être témoigné, mais le souci éthique par contre trouve souvent à travers ces multiples aménagements labiles, le moyen de se concrétiser.
Tensions et opacité de la socialisation émotionnelle du travail
11Cette part émotionnelle et expressive du travail s’associe avec des pratiques de consommation spécifiques qui, devant des rémunérations souvent incertaines et modestes, débouchent sur des formes d’épargne dans la sphère de consommation. La revendication de la part émotionnelle du travail s’accompagne souvent, de fait, de formes frugales d’existence. Nous allons voir que ces pratiques ne peuvent pas toutes être saisies comme relevant de la précarité ou du travail précaire ; mais pour une bonne part d’entre elles, elles relèvent néanmoins d’un ascétisme intramondain qui semble trouver sa justification dans le bonheur ou le plaisir même du travail. Les entretiens comportent surtout des remarques générales sur le mode de vie et sans doute serait-il intéressant d’approcher les comportements dans leur organisation quotidienne des pratiques alimentaires et vestimentaires et plus généralement dans les logiques d’achat. Ils restent néanmoins bien clairs sur l’interaction entre travail et style de vie matérielle. On insistera plus particulièrement sur le logement et la consommation si l’on entend sous ce dernier terme l’usage marchand de biens et de services.
Le logement
12L’enjeu spatial est un enjeu décisif pour ces types de travailleurs intellectuels et ce d’autant plus que nous sommes dans l’univers parisien et qu’une part de leur activité s’effectue sur le lieu de vie. On sait que dans l’urbain les enjeux résidentiels déterminent de nombreuses conditions : temps de transports, proximité aux services publics, sociabilités et informations. On sait encore que les difficultés de logement sont décisives quant aux situations de précarité et pauvreté, dans un contexte où les loyers et les prix du logement n’ont cessé de croître depuis plusieurs années. Le logement apparaît donc comme un poste essentiel dans un contexte où, en raison du floutage des frontières du travail et de sa relocalisation domestique, l’entreprise comme institution extérieure semble s’effacer et, par conséquent, la qualité de ses conditions de travail est suspendue aux ressources du travailleur. Les entretiens effectués dans l’appartement des enquêtés démontrent des espaces souvent exigus : « mansarde microscopique de 6 m2 et meublée d’un petit lit, d’une armoire, d’un évier et d’un grand portable ». Mais les interviewés, dont les entretiens ont été menés hors du logement, expriment tout autant cette exiguïté :
Je n’ai pas de gros revenu, je fais attention... mon atelier est dans mon appartement de 35 m2. J’ai réussi à l’avoir pas trop cher avant que les prix ne grimpent dans le xxe. [...] j’avoue que pour la peinture c’est un peu juste à des moments15.
13La figure du célibataire qui, parmi les classes populaires, a souvent constitué par excellence la figure de la pauvreté et de l’errance, semble trouver une sorte de prolongement dans le contexte d’un style de vie proche cette fois des classes moyennes qui abruptement vont parfois faire l’épreuve d’une certaine pauvreté sans avoir les mêmes régimes de solidarité que les classes populaires. Certes, il y va bien d’un style de vie caractérisé par une déconjugalisation et non pas d’un délitement des liens familiaux et vicinaux les plus ténus mais les conséquences n’en sont pas pour autant sans risques16. En fonction des moments biographiques, des rapports complexes souvent se nouent et se dénouent, voire finalement s’opposent, entre un type de conjugalité et un type d’investissement professionnel. Selon les moments de la vie, on peut préférer l’investissement professionnel à la stabilité affective, ou bien l’indépendance à l’interdépendance ou à la dépendance conjugales ; par ailleurs, l’accès à des ressources propres issues du travail peut apparaître comme un enjeu symbolique et identitaire important. Mais ces diverses attitudes peuvent changer au sein des cours de vie et de leurs multiples inflexions biographiques comme, par exemple, pour certaines femmes, les limites de la fécondité.
14L’incertitude matérielle et la frugalité, qui accompagnent ce style de vie, sont d’autant plus fortes que l’on a affaire à une location qui n’est parfois possible que par des arrangements (propriétaire plus ou moins complaisant et compréhensif, location obtenue par l’intermédiaire d’amis, etc.), mais qui précisément est tout autant révocable à tout moment. Vu la part de ce poste dans un budget citadin, tout changement dans le loyer peut avoir une incidence grave pour des groupes parfois fragiles économiquement et dans ce contexte nourrir des tendances anxiogènes, comme nous avons pu le constater17.
15Toutefois, pour d’autres, ce style de vie incertain professionnellement et l’aléa des rémunérations, se soutiennent par la sécurité que confèrent la propriété d’un logement hérité des parents, l’usage gracieux de cette propriété, ou le partage de l’appartement d’un conjoint. La perpétuation d’un style de vie organisé autour de la satisfaction émotionnelle dans le travail et par un statut précaire au niveau financier n’est, dans bien des cas, possible qu’en raison de legs ou d’une cohabitation conjugale. Paradoxalement, la recherche d’indépendance dans le travail s’assure sur un jeu de dépendances complexes avec la famille, le compagnon ou la compagne. Le rapport de dépendance au sens large – même s’il affleure dans certains discours – semble moins vivement ressenti dans le contexte d’une dette, fût-elle symbolique à l’égard de famille ou du conjoint, que dans le rapport de contrainte que supposerait un travail hétéronome aux finalités plus directement économiques.
16Ces diverses caractéristiques, qui pour partie occultent une certaine inégalité eu égard à un même style de vie, renforcent l’individualisation des représentations des difficultés socioéconomiques et plus encore individualisent, voire privatisent, les modalités de résistance à la précarisation. Au-delà du ton post-matérialiste des entretiens, on peut se demander si ce n’est pas la question de la possession qui semble obviée sinon parfois déniée, comme si une certaine rupture apparente avec l’individualisme possessif n’était pas tant un moyen de refuser la possession que de dénier celle-ci en jouant pour ainsi dire sur une sorte d’amphibologie de l’idée « d’user sans posséder » ? Il faut bien prendre garde, si l’on veut parler ici de précarité, à faire la distinction entre ceux qui usent de peu parce qu’ils ne possèdent presque rien et ceux qui usent de biens qu’ils possèdent par procuration et dont probablement ils hériteront.
La consommation
17Cette réduction de l’espace concourt logiquement à la simplification des conditions de son aménagement, laissant peu de latitude aux frais de mobiliers. Une certaine sobriété de consommation caractérise les interviewés, quand cette consommation n’est pas parfois investie dans le travail lui-même, déplaçant la satisfaction dans l’objet, dans la satisfaction dans le faire œuvre du travail. Acheter du matériel professionnel (caméra, objectif, toile, livre, etc.) peut apparaître comme une gratification égale à l’achat d’un bien à usage privé. L’individualisation de l’activité, qu’elle soit salariée ou indépendante, les porosités entre travail et hors travail, naturalisent les besoins professionnels ou l’investissement dans des frais de transports. Le partage entre ce qui relève de la consommation et ce qui relève de la production se floute y compris, peut-on penser, les sentiments de plaisir ou de satisfaction qui s’attachent aux achats. En tout état de cause, la plupart des interviewés laissent entendre qu’ils dépensent peu, voire qu’ils auraient un rapport faible à l’investissement consumériste. Cette situation laisse parfois dans une sorte d’ambivalence pudique la question de la pauvreté :
J’arrive à m’en sortir... je crois que je le sens pas trop... je suis comme on dit dans une espèce de pauvreté, mais je crois que c’est dans la tête. On peut vivre avec peu sans se sentir pauvre... je crois... donc ça va18.
18D’autres laissent entendre une pratique explicite de « non-dépense » :
J’ai appris à ne pas dépenser. Quand je vois pas mal de gens dans ma famille, de mon âge, qui prennent des crédits, qui dépensent à Noël, moi tu vois j’offre rien à Noël, j’achète jamais rien, je consomme pour moi jamais rien, enfin c’est faux des fois je me fais plaisir mais c’est jamais du matériel...19.
19À l’inverse d’un certain modèle consumériste où l’« hétéronomie » du travail, ses humiliations, ses tensions, ses contrariétés se compensent et se surmontent par l’achat, le fait de faire ce qui plaît et de le faire sans contrainte semble permettre de ne pas surcompenser par la possession de l’objet :
Il y a une copine qui m’a dit toi t’es une décroissante, ben je fais non je suis smicarde c’est tout, nécessité fait loi. Il y a des choses dont on peut se passer [...]. Si j’étais ouvrière à la chaîne sans aucune espérance d’évoluer, [...] je verrais la vie différemment20.
20On peut se demander, sans proprement décider, jusqu’où c’est réciproquement la gratification émotionnelle du travail qui se compense par la renonciation à l’exigence financière ? Jusqu’où la position n’est pas en tension entre une affirmation d’autonomie et une sorte d’anticipation des concessions financières diversement demandées aujourd’hui par le patronat à mesure que l’on fait une activité symboliquement gratifiante : comme le montrent de plus en plus les stages et autres bénévolats dont la rémunération est d’autant plus faible que le travail est riche !?
21Ces interrelations entre consommation et travail se complexifient et se densifient à mesure que se multiplient les intermittences et les difficultés professionnelles et que s’entrelacent les formes de précarités. D’un côté l’économie de la frugalité peut alors passer par le troc voire par le vol dans le sentiment d’une exception ou d’une marginalité sociale. D’un autre côté, inscrite dans une multiplicité de précarités, elle peut conduire à la pauvreté. Mais, a-t-on vu, en dépit d’une même relation apparente à l’aléa, les groupes qui participent de ce type d’économie et de ce style de vie sont néanmoins confrontés à des relations effectivement différentes selon les transmissions et les transferts familiaux ou conjugaux dont ils peuvent bénéficier.
Précarité, industrie culturelle et classes moyennes
22Plusieurs questions, en effet, se posent ici sans qu’on puisse tout à fait y répondre. Dans une certaine mesure ces divers changements dans les styles et dans les aspirations accompagnent un mouvement de dérégulation dont la dynamique est conjoncturellement neutralisée par des formes de transferts privés et en tout état de cause ne relevant pas du travail ou de la propriété sociale. « Faire ce qui plaît », qui s’accompagne souvent pour certains du refus de mener une activité stipendiée, n’est possible que dans la massification « d’une vie d’artiste » qui se soutient souvent, comme hier, de mécanismes de redistribution privés. On doit considérer que l’analyse de ces transferts, et notamment l’analyse de l’inégalité de fait entre les diverses figures du travailleur des industries culturelles, est un élément important de l’enquête. Il pose, d’une part, la question de « l’invisibilisation » de ces mécanismes redistributifs dans un contexte identifié comme un contexte de précarisation du travail. Comment comprendre et répondre, en effet, à cette inégalité « invisible » ou en tout état de cause déniée ? Il pose par ailleurs la question des transferts intergénérationnels qui accompagnent et neutralisent les effets d’une politique de flexibilisation et de précarisation. Le style de vie qui se dessine ici, pose une question plus frontalement sociétale. Un déplacement culturel est en train de se produire au cœur même des classes qui hier avaient été caractérisées par un investissement émotionnel puissant dans la consommation et dans des modèles de comportement imposés par les mass-médias et par le marché. Ne doit-on pas considérer que certaines fractions des classes moyennes plus particulièrement cultivées ont pris leurs distances vis-à-vis du modèle consumériste ? Et ne faut-il pas lire ce déplacement dans une ambivalence qu’il convient de comprendre et penser politiquement ? Si sur un bord ce régime ascétique des classes moyennes peut être lu finalement comme un processus d’extension des formes d’emploi précaire voire de la confrontation à la pauvreté pour de nouveaux groupes qui au demeurant n’y ont pas été culturellement préparés, par un autre aspect, il peut être entendu comme une option sociétale réactive qui trouverait désormais son investissement collectif dans des formes d’existence associées à la culture et à l’expressivité plutôt que dans des formes réifiées autour de l’objet. Il se pourrait qu’il y ait là un potentiel adversatif et alternatif auquel semblent faire écho certains mouvements d’inspiration écologique et plus généralement de contestation d’une société alliant inégalité et dégradation des conditions d’existence. Toutefois, dans la première éventualité, il est à craindre que le traitement privé d’une question sociale, qui désormais toucherait les classes moyennes, ne soit qu’un bien faible recours contre un processus de dégradation sociétale et une recomposition des classes moyennes elles-mêmes. On a vu sous la mandature de Nicolas Sarkozy, certaines fractions des classes moyennes hautes et des classes dominantes, manifester ostentatoirement leur richesse. Cette attitude a pu laisser pressentir une recomposition de classes entre des groupes plus particulièrement confrontés à une diminution de leurs ressources et à un certain déclassement et d’autres fractions de classe décomplexées quant à la possession et quant à son exhibition.
23Depuis le début de mes travaux sur « les précaires », derrière les catégories de « précarité » et de « précaires », il n’a jamais été seulement question de protection sociale, mais d’un style d’expérience et d’un mode de vie dont de diverses manières les enjeux d’expressivité et d’autonomie dans leur polysémie étaient le centre21. On peut désormais d’autant mieux examiner cette question qu’elle concerne les classes moyennes et les industries culturelles. Qu’est-ce qui s’affirme effectivement quant aux sens des activités culturelles et quant aux projets culturels ? Les travailleurs des industries culturelles seront-ils capables d’affirmer des options sociétales concernant la culture et l’art et d’ouvrir ainsi une zone de fracture face à l’aliénation aux objectifs mercantiles ? Le déplacement de l’horizon de nos sociétés vers l’autoréalisation et la satisfaction dans l’agir ou le faire œuvre, notamment le faire esthétique, n’engage-t-il pas une véritable politique ayant pour objectif la transformation des options sociétales globales ? Dans cette perspective n’est-il pas possible de renouer avec les révoltes alternatives des années 1960 qui avaient manifesté leur critique à l’égard des formes technocratiques de domination et des logiques de développement en contradiction avec les enjeux écologiques ? Par ailleurs, la précarité, l’incertitude, n’apparaissent pas seulement comme un phénomène économique, mais comme un phénomène politique quant aux formes de subjectivation des artistes et plus généralement des travailleurs intellectuels. La dérégulation et la précarisation, l’assignation au statut d’autoentrepreneur ou d’indépendant apparaissent comme des moyens d’assujettir le travail de création aux finalités marchandes imposées par la logique capitaliste. Le nom même « d’industries culturelles et créatrices » et ses conditions historiques d’émergence dans le contexte anglais du New Labor sont directement l’expression de cette nouvelle inflexion marchande donnée à la culture et du mouvement de parachèvement du pouvoir hégémonique du capitalisme22.
24Face à ces enjeux sociétaux c’est peut-être la revendication de nouvelles protections tout autant que de nouvelles libertés qui doivent faire écho à ces expériences sociales. L’on pourrait parler à ce propos d’une démocratie postindustrielle en entendant par là non seulement des formes de protection prenant en charge les mobilités et la multiactivité mais des dispositifs qui incorporeraient enfin les manifestations des nouvelles subjectivités en termes de travail, de temps et d’autoréalisation. Cette démocratie postindustrielle mettrait au centre des délibérations et des décisions, les enjeux axiologiques que nous avons vus précédemment et elle permettrait d’ouvrir et de négocier des conditions d’autonomie pour une créativité non assujettie au marchand. La question est d’autant plus urgente qu’eu égard à ces contextes de travail où l’investissement à la fois intellectuel et émotionnel sont intenses, les pratiques patronales entament à nouveau la plupart des protections sociales et salariales mais surtout s’approprient chaque fois plus les savoir-faire et les capacités créatives pour réactiver une forme de domination passant par la division du travail expropriant à une nouvelle échelle le travailleur de son travail. Il y a fort à penser, en effet, que cette constellation artisanale et émotionnelle du travail intellectuel, qui perdure dans certains secteurs artistiques et culturels, pourrait faire prochainement l’objet d’une nouvelle reprise en main et leurs savoir-faire être la proie d’une nouvelle expropriation par le pouvoir managérial, comme l’atteste plus particulièrement le sort des pionniers de l’internet qui, au début de la vague innovatrice, ont importé dans le secteur leur style franc-tireur alors que ce secteur est désormais fragmenté en tâches spécialisées elles-mêmes sous-traitées à travers le monde23. Si les enjeux de la précarité et du travail précaire ont été une question ouvrière et populaire dans la seconde moitié du xxe siècle, le tournant du xxie montre qu’ils sont devenus la question sociale par excellence et que les deux notions sont au cœur de toutes les tensions quant à l’avenir. Le potentiel esthétique et culturel qui est désormais au cœur de cette expérience qui, a-t-on vu, allie la distance à l’égard de l’injonction marchande et productiviste et en même temps s’expose à de nouvelles formes d’exploitation, contient peut-être le potentiel alternatif à l’hégémonie capitaliste dont l’horizon apparaît de plus en plus comme la destruction de la planète.
Notes de bas de page
1 Pour des commodités méthodologiques, puisque l’on vise plus ici les propos des travailleurs quant à leur condition que la définition proprement dite d’un secteur, on entend la catégorie « d’industries culturelles et créatives » dans son acception ordinaire, triviale, sans plus la questionner. Sur une histoire critique et réfléchie de l’expression on peut se reporter à Bouquillion Philippe, Creative economy, Creative industries : des notions à traduire, Saint-Denis, Presses universitaire de Vincennes, 2012.
2 Cette enquête, menée en 2011, a permis de réaliser une centaine d’entretiens dans le cadre de la recherche Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires en Ile-de-France (Rapport pour la Fondation sur la « Connaissance des travailleurs intellectuels précaires à Paris et en petite couronne », de Cyprien Tasset, Thomas Amossé, Mathieu Grégoire. Conseil scientifique : Luc Boltanski, Patrick Cingolani, Emmanuel Didier, Dominique Méda). Voir http://www.cee-recherche.fr/fr/rapports/82-libres-proletarises-travailleurs-intellectuels-precaires-ile-de-france.pdf
3 C’est par exemple la thèse du livre au demeurant extrêmement intéressant et original de Mercure Daniel et Vultur Mircea, La Signification du travail. Nouveau modèle productif et ethos du travail au Québec, Québec, Presses de l’université Laval, 2010 (voir notamment tout ce qui peut être dit sur la figure de « l’égotélique »).
4 Voir Gill Rosalind, Pratt Andy, « In the Social Factory ? Immaterial Labour, Precariousness and Cultural Work », in Theory, Culture & Society, vol. 25, n° 7-8, décembre 2008, p. 1-30.
5 Pour une comparaison des comédiens et des pigistes, voir notamment le travail de Pilmis Olivier, « Protection sociale, structures marchandes et temporalité de l’activité. Pigistes et comédiens face à l’assurance-chômage », in Sociologie, n° 2, 2010.
6 Le livre de Daniel Mercure et Mircea Vultur, La Signification du travail, que nous venons d’évoquer est, de ce point de vue, extrêmement parlant.
7 On pense plus particulièrement à Bell Daniel, Les Contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1978.
8 Voir sur ce point les témoignages que l’on trouve dans Pillon Thierry, Le Corps à l’ouvrage, Paris, Stock, 2012.
9 Voir par exemple parmi de nombreux ouvrages qui abordent cette question, Lefebvre Henri, La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard, 1968.
10 Une « connaissance », rappelle Le Robert, est « une personne que l’on connaît », une relation.
11 Voir Zarifian Philippe, Objectif compétence, Paris, Éditions Liaisons, 1999.
12 C’est là le titre même du livre de Sennett Richard, Les Tyrannies de l’intimité, Paris, Éditions du Seuil, 1979 ; ainsi que du non moins célèbre livre de Lasch Christopher, Le Complexe de Narcisse, Paris, Éditions Robert Laffont, 1981.
13 Voir par exemple à propos des journalistes l’article de Legrave Jean-Baptiste, « Diversifier ses activités au risque de la morale professionnelle : le cas des journalistes pigistes », in Un salariat au-delà du salariat ?, Bureau Marie-Christine, Corsani Antonella (dir.), Presses universitaires de Nancy, 2012.
14 Voir Corsani Antonella, « Autonomie et hétéronomie dans les marges du salariat : les journalistes pigistes et les intermittents du spectacle porteurs de projets », in Sociologie du travail, n° 54, 2012, p. 495-510.
15 Femme, célibataire, peintre, 48 ans, vendeuse à temps partiel.
16 Sur ces aspects, voir Laé Jean François, Murard Numa, « Célibataire à la rue », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 113, juin 1996, p. 31-39.
17 Femme, célibataire, journaliste (sans diplôme professionnel), 38 ans.
18 Même interviewée.
19 Homme, blogueur, écrivain, 41 ans, 1 enfant, dépend financièrement de l’activité professionnelle de son épouse.
20 Femme, célibataire, journaliste, 39 ans, standardiste intérimaire.
21 Voir Cingolani Patrick, L’Exil du précaire, Paris, Klincksieck, 1986 et pour un rappel de ces thèses, La Précarité, Paris, PUF, 2011.
22 Sur l’histoire de cette catégorie, voir Ross Andrew, Nice work ifyou can get it : life and labor in precarious times, New York University Press, 2009, ainsi que Bouquillion Philippe, Creative economy, Creative industries : des notions à traduire, op. cit.
23 Voir Ross Andrew, No-Collar : The Human Workplace and its Hidden Costs, New York, Basic Books, 2003.
Auteur
Université Denis Diderot, Paris 7
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