1Le chercheur collectif puis le chercheur collectif élargi ont analysé les produits des transformations opérées à l’Université populaire, qui ont un effet immédiat et un effet durable au-delà de celle-ci. Il s’agit de la production de savoirs, d’émancipation et de nouveaux rapports sociaux.

2Nous envisagerons les savoirs expérientiels et leurs dérivés : savoirs d’expérience, savoirs instrumentaux, savoirs spirituels et savoirs théoriques ; puis les savoirs communicationnels qui permettent le dialogue et l’action.

3Nous envisagerons les savoirs émancipatoires personnels et collectifs qui conduisent à la libération, ceci tant pour les personnes qui ont l’expérience de la pauvreté que pour les autres.

4Nous verrons enfin comment la production de nouveaux rapports sociaux résulte du processus de production du savoir émancipatoire.

Savoirs expérientiels et leurs dérivés

5Nous avons déjà analysé les savoirs expérientiels. C’est le développement du chapitre XI, « Les interactions dialogiques ». Dans une formule brève, Jean-Paul Chabal résume de façon explicite ce qu’est le savoir d’expérience :

Le savoir, c’est connaître ce que l’on a vécu. Et le pouvoir, c’est de faire partager aux autres. [Chabal, 11]

Savoirs instrumentaux

6L’analyse des interactions dialogiques a bien montré que des savoirs pratiques étaient mis en œuvre. Ils ne sont pas enseignés systématiquement mais sont soutenus et peuvent être acquis au fur et à mesure que le besoin s’en fait ressentir. Les membres de l’Université populaire sont très conscients des savoirs acquis.

S’exprimer

J’ai appris à m’exprimer devant les gens. Il y a encore quelque temps, je n’aurais jamais pris la parole en public. […] Entre les premières interventions et maintenant, j’ai une façon de parler différente. Je suis plus à l’aise pour développer, pour parler en public. Avant, je devais certainement faire, euh … euh …, assez souvent, maintenant non.
Avant, je prenais la parole avec ce que j’avais préparé. Je sais qu’à un moment donné, il y a eu un déclic et je me suis senti à l’aise pour parler sans avoir préparé. Ça m’est arrivé deux ou trois fois de prendre la parole sans préparation. Je ne me prépare pas, pour réagir à ce que je viens d’entendre. [P. Coudray, 8]

7Patrice évoque sa capacité d’expression personnelle, et aussi celle d’entrer dans le dialogue et de changer sa façon de penser :

Je trouve que pour dialoguer, pour avoir un vrai débat, il faut apprendre à écouter l’autre. Il ne faut pas rester non plus sur ses positions. Il faut savoir faire des concessions de temps en temps. C’est la qualité d’un débat. Si chacun campe sur ses positions, comme on voit des fois à la télé, ça n’a ni queue ni tête. Ça devient barbant. [P. Coudray, 9]

Écouter, prendre des notes

8Les capacités d’écoute ont été mentionnées plusieurs fois dans les entretiens. Margot décrit ici sa capacité d’intériorisation et d’assimilation :

Avant, je n’écoutais pas. Après, j’ai pu approfondir, j’ai pu faire un compte rendu mais je ne le faisais pas au départ. Au départ, il n’y avait rien. Maintenant, j’ai un carnet et je marque quand je rentre le soir, même si c’est tard. Je mets au fur et à mesure ; le lendemain je me souviens de quelque chose, je me dis, je vais noter ça ; mais pour les noms, parfois je me trompe. Le temps que j’aie tout décortiqué, j’arrête.

9Margot fait son compte rendu personnel avant de recevoir celui qui est fait pour tous, à partir de la transcription de l’enregistrement.

Je regarde par rapport au mien et je me dis : c’était ça. Maintenant, j’y arrive bien, j’y arrive mieux. Écrire pendant que les gens parlent, ça m’énerve. Ça fait trop, ça va trop vite, tandis que là, ça passe par moi, ça mûrit.

Quand je reçois le papier, je m’aperçois … ce n’est pas tout à fait la même chose parce que ce n’est pas arrangé de la même manière, mais ça veut dire la même chose. Ça, je ne savais pas le faire au tout début. J’écoutais et je trouvais que c’était long des fois, mais maintenant, non. C’est là que je me suis rendu compte que j’écoutais plus les gens. Au départ, j’y suis allée pour voir ce que c’était, et après je me suis prise au jeu. [Niblet, 16]

10Si l’écriture est encouragée, elle n’est pas exigée. Des notes sont prises au tableau où des aides visuelles synthétisent l’avancée du débat, mais chacun trouve sa façon de faire personnelle. Le compte rendu est un support qui soutient les capacités de lecture. Beaucoup ont un classeur ou un dossier avec les invitations, les comptes rendus et des notes personnelles.

Lire et écrire

11Marinette décrit l’évolution de ses capacités à une lecture efficace. Elle doit celle-ci à la fréquentation de l’Université populaire et aux autres occasions de formation au militantisme.

Moi-même, j’ai changé avec tout ce que j’ai appris au sein du Mouvement. Écrire … j’écrivais des lettres à Pierre, Paul, Arthur, mais écrire des rapports, réécrire ce que j’ai écouté, ou faire des témoignages, ça, je ne l’aurais jamais fait. J’ai pris conscience que je savais lire … mais je ne savais pas lire correctement. Quand je lisais une phrase, [si] je ne comprenais pas un mot je passais, je continuais. Mais je n’arrivais pas trop à comprendre la suite. Ça, c’est l’ATD Quart Monde qui m’a appris : « Prends un dictionnaire quand tu ne comprends pas le mot, tu cherches ton mot et tu vois la définition et après tu fais le rapport avec ta phrase ». Il y a des fois, je le fais encore à la maison actuellement, même à l’âge que j’ai. Donc j’ai appris, ça a changé totalement le sens de [ma] vie. [Salmon, 14]

12La maîtrise de la lecture et de l’écriture a un effet émancipatoire très puissant. Aux côtés de ceux qui maîtrisent bien les savoirs pratiques, se trouvent d’autres qui sont encore en train de les acquérir. Cette hétérogénéité n’est pas gênante. Au contraire, c’est un levier de motivation. Le respect, là aussi, joue un rôle important. Les membres de l’Université populaire soutiennent ceux qui ne maîtrisent pas les savoirs de base car ils savent à quel point cette non-maîtrise est une souffrance.

Illettrisme

13Ainsi, Philippe nous a expliqué comment il arrivait à participer malgré sa faible maîtrise de la lecture et de l’écriture.

Je mémorise bien, j’écoute bien. Je pense que j’ai une bonne mémoire. Je n’ai pas une mémoire d’éléphant, je ne suis pas super doué mais je mémorise.

Je réfléchis aussi bien que les autres. […] Dans le groupe, ils lisaient les questions et puis après, je réfléchissais à ce que j’allais répondre. Des fois, c’est dur, les questions, ce n’est pas évident, mais j’arrivais toujours à trouver quelque chose pour répondre.

[…] Il faut dire que l’UP m’a beaucoup motivé. Maintenant, j’arrive à parler plus librement. Je peux aller n’importe où et ça m’arrive de dire : « Excusez-moi, mais je ne sais pas lire et écrire. » [Marec, 6]

Compter

14À l’Université populaire, les échanges nécessitent le recours à de nouveaux savoir-faire et sont l’occasion de leur acquisition :

Moi, je ne comprenais rien à l’euro, j’ai patiné et c’est mon fils qui m’a expliqué avant que je vienne à la réunion. Je me disais : je suis nulle, mais nulle, ça fait dix fois qu’on m’explique et je ne comprends absolument rien. […] Je voulais arriver à la réunion en étant capable de convertir tout de suite, très vite, sans dire : oh là là, je ne comprends rien. Et j’y suis arrivée ; il y avait d’autres parents qui s’y retrouvaient parfaitement alors je me suis dit, heureusement … Mais j’avais été obligée de demander à mon fils. [Benazi, 12]

15Ainsi, l’apprentissage de nouveaux savoir-faire se situe toujours dans un contexte qui leur donne sens ; et les techniques pour y accéder sont produites en fonction de celui-ci.

Savoirs spirituels

16Les savoirs spirituels ne sont pas les savoirs de la religion, même si ceux-ci peuvent en faire partie, ce sont les savoirs ontologiques.

17Monsieur Chabal nous confie qu’au retour de l’Université populaire il médite sur les échanges.

[Après l’Université populaire], ça se met à travailler. Quand j’arrive à la maison, je prends mon petit plateau, je me mets devant la télé, je mets en sourdine, et puis je me recueille bien. Je me rappelle de ça, de ci. Ça, c’est pas mal, ça, est-ce que c’est vrai ? Moi, j’ai toujours des doutes. On n’est pas certain que ce soit si vrai. Et puis j’ai mon petit bloc-notes. Je marque. […] Le plus que j’ai noté, c’était sur le handicap. On n’est pas handicapé … ça, je le savais … Ce n’est pas parce que l’on est handicapé que l’on n’est pas un homme. Parce que quelqu’un qui est handicapé, il est plus intelligent. Ça, c’est la vérité. [Chabal, 5]

18Monsieur Lemaître a écrit un texte pour se préparer à l’entretien, il y mentionne ceci :

J’ai renforcé mon droit d’avancer sans haine et sans violence. C’est le cœur et l’esprit qui travaillent, c’est toute la force que j’ai puisée dans le Mouvement. [Lemaître, 1]

19Dans le cours de l’entretien, il explicite davantage sa pensée :

J’ai accepté ma misère parce que j’ai pu me pardonner. Parce que ma vie prenait un tournant … Si je n’avais pas eu le Mouvement, sincèrement, la question je me la suis posée : est-ce que je serais encore là ? J’avoue, dans ma détresse, souvent je pleurais et je me disais, pourquoi moi ? Pourquoi moi ? Pourquoi ? Quand on ne se sent plus isolé dans son coin, il y a une porte qui s’ouvre devant vous, on la prend. Voilà. Et le pardon, il arrive petit à petit, parce que l’on se forge à l’intérieur de soi-même. Il est vrai, j’ai peut-être un plus en moi, la foi m’aide peut-être, c’est vrai. [Lemaître, 14]

20Monsieur Lemaître souligne la nécessité de pardonner sa misère. Pour lui, à la force de la foi s’est ajoutée la force donnée par le Mouvement.

Ma haine a été plutôt un peu baissée, au fil du temps, ça s’est abaissé. [Lemaître, 3]

21Pour lui, le savoir spirituel renforce la capacité d’acceptation pour se libérer de sa situation. Pour Pauline au contraire, c’est la capacité de révolte qui libère. Celui qui était révolté trouve la sérénité, celle qui était recluse dans l’acceptation trouve la capacité de révolte.

L’Université populaire, c’est dire ce qu’on a au fond de son cœur. Se révolter un peu des injustices. Surtout dire tout haut ce qu’on ne peut pas dire tout haut à d’autres personnes. C’est justement apprendre à bien s’exprimer envers les gens. [Caron, 1]

22De nombreuses valeurs sont cultivées à l’Université populaire. Nous l’avons vu lorsque nous avons abordé l’éthique des relations. Ces valeurs engendrent des savoirs spirituels. Nous avons vu également dans notre chapitre consacré aux processus que le soutien à la parole est favorisé par l’amitié, la solidarité, etc. Marinette est consciente de ce savoir être et le mentionne comme tel, mais bien d’autres militants le vivent aussi.

Quand c’est journée continue au Mouvement ATD Quart Monde, si je n’avais pas connu le partage dans le sens du Mouvement, j’aurais apporté mon petit truc à moi personnel. Maintenant, je suis fière de dire je partage, j’apporte pour tout le monde, soit un gâteau, soit un plat que je confectionne et je suis fière d’apporter ça pour tout le monde, pour manger ensemble. [Salmon, 14]

23Dans l’expression des militants, les valeurs de justice, les valeurs d’humanité qui vont bien au-delà de la stricte limite du droit, sont très appréciées par les membres de l’Université populaire qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté. Coralie Potalat, volontaire, l’exprime ainsi :

La Cave m’a poussée à être volontaire, parce que je me sentais bien, dans une ambiance de sincérité, de vérité. Dans mon milieu, il y avait le langage, les idées qui cachent … Je ne veux pas dire qu’il n’y avait pas de l’amour aussi, mais c’est plus compliqué, on doit être poli, il y a des préséances. […] Il y a une certaine morale, un carcan … avec des bonnes valeurs, des valeurs chrétiennes, mais dans l’Université populaire, tu trouves les valeurs à l’état pur, les mêmes valeurs en fait, mais il n’y a pas tout ce flonflon. [Potalat, 8, volontaire]

24La rencontre avec ces valeurs « à l’état pur » a déterminé l’engagement de Coralie dans le volontariat. Les savoirs spirituels des militants ont des effets très puissants.

Savoirs théoriques

25Le droit et la loi sont les savoirs théoriques mentionnés de façon récurrente.

Les invités à chaque réunion sont importants car ils nous expliquent nos droits, que parfois on ignore ; et on ne peut pas se défendre. [J. Varet, 1]

26L’Université populaire est un lieu où l’existence des droits est une révélation pour beaucoup. De plus, les lois qui ont une incidence sur la vie des personnes démunies sont évoquées régulièrement. Celles-ci sont nombreuses, difficiles d’accès et changent fréquemment.

Au fur et à mesure des années qui passaient, j’ai appris beaucoup de choses, j’ai appris qu’il y avait des droits : le droit d’avoir un toit décent, le droit à la santé, le droit à la culture … Je me suis servi beaucoup de ces lois-là, pour me battre. Pour obtenir ces droits-là, c’était une lutte très très dure. Il fallait que je présente les papiers [à l’administration] en disant : « J’ai droit à ça, donc pourquoi je ne l’obtiens pas ? » On me disait toujours : « Oui, mais vos revenus sont faibles, vous avez cinq enfants, vous n’avez que les allocations familiales, vous n’avez pas de revenus, vous n’avez que ça … » C’était une lutte continuellement avec le droit au logement. […] J’allais à la mairie, à l’assistante sociale pour avoir un appui. Elle a bien lu [le papier indiquant mes droits], elle a même fait une photocopie pour la garder pour elle. [Salmon, 4]

27Il n’est pas rare que des membres de l’Université populaire informent le personnel administratif dont ils dépendent de l’existence de leurs droits.

Savoirs communicationnels

Savoir dialoguer

28L’Université populaire, on l’aura compris, développe les capacités à entrer en communication avec d’autres. Marie – volontaire – explique qu’au point de départ, il y a une prise de conscience qui leur permettent de se situer dans la société.

Pour les gens qui sont très très pauvres, qui vivent une exclusion sociale, qui vivent dans un monde fermé où ils ont peu accès à la pensée des autres, et peu d’occasion d’échanger avec d’autres, [l’Université populaire] permet de construire leur propre pensée. Et à partir de là, cela permet de se construire intérieurement, d’établir des relations, de sortir de leur monde. […]

Il y a la prise de conscience que chacun est participant à la société dans laquelle il est, et peut amener sa pierre, être artisan, être acteur de la transformation du monde. [Cottereau, 1, volontaire]

29Gui Boutaut, également volontaire, donne un exemple concret de mise en relation de la pensée d’une militante qui émane de son expérience vécue et qui s’ouvre à une réflexion sur le monde.

À l’Université populaire, il faut rendre [aux militants] qu’ils ont une pensée, une intelligence, que ce qu’ils disent est important. […]

Une femme m’avait dit : « On est déjà dans la misère, on nous refile encore de la misère ». Elle avait découvert le logement dans lequel elle allait être relogée ; il était complètement abîmé, rien ne fonctionnait et c’est elle qui devait assumer les travaux. J’avais trouvé cette phrase d’une force inimaginable : les gens doivent assumer leur propre misère et aussi le fait que la société ne leur offre que de la misère.

Ça, c’est un exemple direct de la pensée des militants, et on doit leur en redonner la portée. L’Université populaire est vraiment ce lieu, c’est un lieu de connaissance, où il y a un savoir et une connaissance à construire qui ne sont pas les nôtres, un savoir croisé, c’est-à-dire un savoir nouveau. [Boutaut, 5, volontaire]

30Éric Molinié, l’invité de l’Université populaire sur le thème de « l’Hôpital », décrit la qualité des échanges dont il a été témoin.

J’ai ressenti la qualité de la réflexion et de la formulation avec des mots simples, justes, précis, et des problématiques dignement posées qui ne jouaient pas sur l’émotion et la sensiblerie. Des témoignages dignes, bien argumentés, et bien construits. […] On aurait pu s’attendre à des exaspérations, des cris, des révoltes comme on en voit souvent dans des meetings publics. Et là, ce qui m’a frappé, c’est la retenue, la dignité, la volonté d’avancer, de trouver des solutions, plutôt que de dénoncer. [Molinié, 4, invité]

31De même, Ludovic Tomas, journaliste de presse1, a apprécié d’être dans les conditions d’un vrai échange.

Même quand je suis passé par des associations de type Samu social, ou par les maraudes [pour rencontrer des personnes qui vivent dans la rue], le journaliste n’est pas forcément bien reçu, parce que ça prend énormément de temps pour créer une relation de confiance. Des fois, un simple café est refusé, une simple couverture est refusée, alors une interview c’est encore plus compliqué. […] Souvent, on arrive à glaner quelques informations : depuis combien de temps la personne est dans la rue, comment c’est arrivé, ce qu’ils pensent des institutions type centre d’hébergement ; on arrive à leur faire dire, parce qu’ils en ont en général ras le bol, et ils le disent. […] Mais ils ont perdu leur dignité. Là, [à l’Université populaire] ce n’était pas le cas. [Tomas, 3, invité]

32Pour entrer en dialogue, il est nécessaire de créer une relation de confiance ou d’en utiliser une qui a été créée par d’autres. L’Université populaire offre ce moyen, en ce sens, c’est le lieu des savoirs communicationnels.

Savoir agir

33Au-delà de la pensée, les savoirs communicationnels acquis permettent d’agir, d’entrer dans des relations sociales qui sont transformées puisqu’elles reposent sur de nouveaux savoirs – notamment le droit – et de nouvelles perspectives de sens – notamment la légitimité de faire valoir ses droits.

34Les exemples sont très nombreux. Voici celui de monsieur Ramoff qui met en œuvre ce qu’il a appris à l’Université populaire à propos des tutelles et curatelles. Il fait valoir les droits de son frère. Il raconte qu’il avait fait avec son groupe un panneau reprenant les dysfonctionnements observés et faisait des propositions à l’occasion de la révision de la loi. L’invitée, une femme juge des tutelles, avait réagi favorablement.

Elle a dit ce que la tutelle devait faire, elle a dit qu’elle nous approuvait pour le tableau qu’on avait fait, c’était bien clair et net, on n’avait pas le droit de laisser les gens sans être informés. […]
Cette UP-là, avec le juge des tutelles, m’a permis de faire des démarches pour mon frère. [Son tuteur] ne lui faisait pas de comptes rendus de ses salaires. L’UP m’a permis [de savoir] qu’on pouvait aller le voir et avoir les comptes rendus tous les mois de son salaire et de tout ce qu’il avait.
[…] Donc moi, j’ai fait les démarches. J’ai été voir son ancienne tutelle qui est en préretraite, j’ai pris l’adresse du nouveau tuteur. Je suis remonté jusqu’à lui et j’ai bien expliqué que, d’après la loi, il fallait qu’il aille voir le gars qui est sous tutelle une fois par mois et qu’il puisse lui faire voir les comptes rendus. […] Ça a changé parce que du coup, tous les mois, le tuteur va le voir et tous les mois il lui donne un compte rendu normal. [Ramoff, 3]

35De plus, les observations et propositions faites au cours de cette Université populaire ont été reprises par Rose Boutaric, rapporteur sur ce sujet pour le Conseil économique et social. Elle assistait à cette Université populaire dans le but de faire des propositions pour la révision de la loi sur les tutelles.

36Noëlle Gallard, militante, nous donne un autre exemple de lien entre le savoir et la vie. Elle utilise la dynamique de la production de savoir de l’Université populaire, en la diffusant dans son quartier, auprès de personnes très isolées. Elle va à leur rencontre avant la séance régionale pour solliciter leurs avis et leurs savoirs d’expérience et, ensuite, retourne vers eux avec les savoirs nouvellement engrangés.

Ce qu’on sait, on peut mieux en parler après. C’est important. Si on garde cela que pour nous, ça ne va pas. Il faut en parler aux gens du quartier.

Par exemple, sur le handicap, quand il y avait ce sujet, j’en ai discuté à la maison de quartier. Avant et puis après. […]

On en a discuté avec des mamans qui ont des enfants handicapés. Je leur ai demandé comment ça se passait. Elles m’ont raconté le calvaire, ce qu’elles avaient comme difficultés pour amener leurs enfants à l’école, etc. Après, je leur ai dit ce que vous aviez dit à l’UP, qu’elles pouvaient inscrire leurs enfants à l’école normalement. Il y en a une qui m’a dit : « Non, c’est pas vrai, parce que, à l’école, on me l’a refusé. » Alors, j’ai téléphoné à Michel2 et il a pris contact avec la mairie.

[…] Il a dit au maire que ça n’allait pas, qu’il fallait aller à la maison du handicap.

Les mamans ne savaient pas, alors je leur ai fait passer le message et aussi celui de la maison de la citoyenneté. Il y a des panneaux officiels pour la maison du handicap, pour dire ce que c’est ; j’ai dit à la Mairie qu’il faut mettre des panneaux partout. [Gallard, 1, 2]

Savoirs émancipatoires

37Le chercheur collectif a travaillé sur deux textes : l’un émanant d’une militante qui fréquente depuis peu l’Université populaire et qui décrit une émancipation personnelle ; l’autre émanant d’une militante qui l’a fréquentée de nombreuses années et n’y participe plus. Elle décrit davantage l’émancipation collective.

Émancipation personnelle

38Dans le premier texte source, Pauline raconte qu’elle ose réclamer ses droits à la Sécurité sociale : elle obtient en urgence le versement d’indemnités journalières ; elle ose reparler à l’institutrice de propos déplacés à l’encontre de son fils ; et elle ose prendre la parole à la réunion de parents d’élèves en demandant que les sorties scolaires soient planifiées à l’avance afin de mieux faire face aux frais. Le chercheur collectif commente :

• Elle a pris confiance, conscience3, par l’Université populaire, qu’il ne fallait pas qu’elle s’écrase.
• Elle a repris le respect d’elle-même, elle a retrouvé sa dignité. Elle s’est retrouvée, tout simplement. Elle s’est peutêtre étonnée aussi. Elle ne se croyait plus capable et elle s’est aperçue qu’elle aussi elle pouvait faire changer les choses.
• C’est là qu’elle s’est rendu compte qu’elle était mère, que c’était à elle de se battre pour son fils et ses enfants. Elle le dit : « C’est à moi de prendre conscience, d’agir, de réagir. »
• Elle se sent fière.
• Avant, elle était seule et quand elle est venue aux Universités populaires, ça lui a donné la force de se révolter.
• Ce qu’elle avait perdu par la souffrance, elle l’a retrouvé par les Universités populaires.
• On se retrouve, on se redécouvre, on se renforce aux Universités populaires.
• Ça nous rend plus fort, déjà. Ça nous permet de voir qu’on est quelqu’un, qu’on n’est pas seul.
• Ça permet de s’enhardir. Quand on est écouté par les intervenants, ça fait voir que sa parole a de la valeur. Ça permet de surmonter le handicap.
• Elle se disait que c’était pas grave, elle se disait : « Laisse tomber, c’est le gamin qui va en subir les conséquences. »
• Elle avait peur que la maîtresse raisonne : « Si le gamin est comme ça, c’est de la faute de sa mère. »
• Elle cherchait tous les prétextes pour ne pas se déranger.
• Elle s’est révoltée de ce qu’elle vivait.
• Elle s’est révoltée contre elle-même, elle s’est fait un peu violence aussi.
• Elle s’est tellement libérée qu’elle ose aller dans les réunions de parents, elle ose parler et poser des questions.
• Elle va renseigner tout le monde. Les autres n’auraient peut-être pas pensé [à sa question].
• La libération, pour moi, c’est quand les portes ne sont plus fermées.
• Elle s’est bien libérée de la prison qu’elle a construite autour d’elle.

Émancipation collective

39Dans le deuxième texte source, Marie-Louise Biermann fait un retour sur le passé et décrit son accès à l’autonomie. Elle n’a plus d’assistante sociale, ses enfants qui avaient été placés sont de retour. Après s’être émancipée, elle s’intègre socialement : elle milite comme parent d’élèves, elle assume des responsabilités publiques au nom du Mouvement. Son émancipation n’est pas due seulement à la fréquentation de l’Université populaire, mais à d’autres actions dans le Mouvement et au-delà.

– Elle dit : « J’ai grandi avec l’UP. Je n’ai besoin de personne pour me défendre … J’arrive à faire mes lois toute seule. »
– Elle s’impose.
– Quand elle dit : « Je tape sur la table », ça veut dire qu’elle avait le droit de se battre.
– Ne pas se laisser faire par son assistante sociale, élever ses enfants le mieux possible : on voit qu’elle y est arrivée avec le temps.
– Elle dit : « On veut un autre logement, on va se battre pour en avoir un autre ».
– Elle dit : « Sans le Mouvement, je n’aurais pas rencontré des personnes comme le président, le Premier ministre. C’est grâce à ce que l’on fait, que l’on a des choses à leur dire, à leur communiquer, à leur apprendre. »
– On voit qu’elle est plus renforcée dans ses convictions.
– Moi, les UP m’ont vraiment transformée.
– Ça a été une libération pour moi, de ne rien prendre à la légère. Je cherche toujours la réponse maintenant. Tout a une explication … Je cherche à savoir la raison du pourquoi.
– Moi, je ne pensais pas m’en sortir. Je ne pensais pas aboutir à ce que j’aboutis actuellement, ah non. La transformation, c’est que j’ai pensé que je pouvais m’en sortir petit à petit. Bon, ça ne s’est pas fait d’un seul coup, ce n’était pas une baguette magique non plus. Là, je peux dire que j’ai encore des problèmes avec mes enfants, mais je ne peux pas dire que j’ai des problèmes [dont] je ne vais pas me sortir.
J’ai pensé m’en sortir, parce que je n’avais plus peur en moi. J’avançais lentement et simplement et je n’avais plus de crainte en moi.
– Moi, ça m’a beaucoup choquée, quand on m’a proposé d’aller dans un pays étranger, en Irlande, en délégation. Je me disais : comment je vais pouvoir représenter, dans un pays étranger, le combat qu’on mène, nous, dans le Vald’Oise, pour défendre la pauvreté ? C’est une grande responsabilité. Je vais là-bas, ce n’est pas pour moi, personnellement, c’est pour tout le monde.
– Quand on va voir les candidats [à l’élection présidentielle de 2007] comme j’ai fait, quand on va parler au président, c’est pour lui faire comprendre qu’il y a tout un monde derrière nous. Dire cela, ça libère. Il faut ouvrir les yeux.
– S’il fallait que je renie mon passé, ce serait une honte. Ma vie, elle a été comme ça. On n’est pas coupable du sort qu’on a.
– Je ne renie pas ma vie, mais il y a toujours le pourquoi. Pourquoi j’ai tant souffert dans tel domaine. Pourquoi je souffre encore dans tel domaine avec tout ce que j’ai pu me battre ?
– Si on ne renie pas son passé, c’est parce qu’on pense que notre histoire à nous, elle peut aussi donner le courage à d’autres de se relever. Bien sûr.

40Le militantisme au sein du Mouvement et au-delà est une action émancipatoire. C’est ce que décrit Patrice.

Ce que m’a apporté l’UP, c’est que je me suis mis à réfléchir sur le fait qu’on m’a aidé et qu’il faudrait peut-être que je renvoie l’ascenseur à mon tour, et que j’arrive à faire quelque chose de ma vie. Si on regarde bien, j’ai toujours fonctionné comme ça. J’ai vingt ans d’ambulance derrière moi, parce que ça a été ma façon de vivre chrétiennement. […] Il ne suffit pas d’aller à l’église tous les dimanches pour avoir bonne conscience, c’est en fait tous les jours : je suis rentré dans le comité de locataires, je milite de plus en plus pour ATD. […]
Les UP m’ont apporté beaucoup de choses ; peut-être pas dans ma façon de vivre, mais dans ma façon de réfléchir, dans ma façon d’aborder les choses. Le fait aussi de vouloir avoir un engagement politique. Je pense que ça ne suffit pas de faire les UP ; maintenant, il faut que je passe à un autre niveau : par exemple, si je pouvais entrer dans une équipe municipale – et pas spécialement avoir un poste à l’aide sociale – je chercherais plutôt à avoir un poste d’animation. […] Donner plus de chances aux jeunes, les tremplins musicaux … Faire plus connaître ce qu’on a fait en poésie, ce qu’on a fait en théâtre. [P. Coudray, 10]

41La libération signifie donc se transformer, se détacher. Marie, volontaire, aborde la question ultime, se libérer de son libérateur :

Le Mouvement est très important parce qu’il donne une identité aux gens, c’est évident. Une identité [positive] alors que dans le monde, c’est tout le contraire. Mais il y a un moment où il faut aussi peut-être se libérer de son libérateur ? [Cottereau, 11, volontaire]

42Coralie, volontaire également, donne un exemple de cette libération à la suite d’une visite à une militante :

J’ai été voir Christelle Lauraguais la semaine dernière. Elle me disait : « Moi aussi, je vais dans les associations de théâtre, mais faut pas dire que c’est le Quart Monde qui m’a poussée là. » Elle va à la rencontre des gens d’autres milieux dans son village. Je suis sûre que c’est grâce [au Mouvement] mais elle dit que non. Elle veut être « elle ». [Potalat, 4, volontaire]

43L’émancipation passe nécessairement à un moment donné par la distance qui permet la distinction entre soi et son libérateur.

Émancipation de ceux qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté

44L’Université populaire offre une opportunité d’émancipation à l’ensemble de la société.

Je pense que c’est un des axes très importants de l’Université populaire : des gens qui sont en dehors de tout deviennent conscients qu’ils ont une parole qui peut apporter quelque chose à la société et la transformer. C’est une action politique. La parole des gens n’est pas seulement une parole qui les libère eux-mêmes, mais qui peut être libératrice pour la société. Libératrice, c’est peut-être un grand mot mais, au moins, qui peut apporter plus de justice dans la société. [Cotterau, 1, volontaire]

45Clarisse Hodent prend conscience de la scission extrême de la société en participant à l’Université populaire.

Au début, j’avais peur, je n’étais pas du tout à l’aise. Ça m’a vraiment mis en évidence à quel point on vit dans une société qui est complètement scindée, et où l’on ne rencontre pas les plus pauvres. […] On les voit dans la rue, on ne les rencontre pas. Ma première prise de conscience, c’est qu’à chaque fois je me disais que je ne comprenais rien, et que je ne connaissais rien à ce qu’était la vie quotidienne des gens vivant dans la grande pauvreté, à ce qu’étaient leurs préoccupations, leurs façons de voir les choses.

Ma première grande découverte a été ce problème de placement des enfants. J’en avais évidemment entendu parler mais jamais du point de vue des familles. Je ne m’étais jamais posé la question de l’illégitimité d’un placement d’enfant. Pour moi, si les services sociaux le faisaient, c’est qu’il fallait le faire. Quand j’ai démarré l’Université populaire, j’avais vingt-huit, trente ans ; j’étais jeune, mais il y a des choses que j’aurais pu savoir. C’est vraiment cette méconnaissance, cette scission de la société, qui certainement m’a le plus frappée. [Hodent, 1, alliée]

46Ludovic Tomas, journaliste de presse écrite, invité à l’Université populaire dédiée aux médias4 a une prise de conscience similaire. Il s’aperçoit qu’un autre point de vue est nécessaire.

Déjà, ça balayait les clichés : [la personne pauvre] n’a pas envie de parler aux autres, elle ne veut pas d’échange. […] J’ai retenu que nous, journalistes, on pouvait être blessants, très blessants en fait. Peut-être parce qu’il y a une routine, on n’y échappe pas. On rencontre beaucoup de gens qui vivent dans la pauvreté et on en parle comme si c’était normal, comme si c’était une évidence. On ne se rend pas compte qu’on peut heurter les gens, ne serait-ce qu’en écrivant un détail qui peut blesser, toucher à leur dignité. […] C’était nouveau de l’entendre, parce que en général, je n’ai pas de retour de la part des gens. Quelqu’un qui est dans la rue, il ne va pas m’écrire une lettre pour dire que l’article ne lui a pas plu ou le contraire … Là, j’étais face à face. [Tomas, 3, invité]

47Francis Henriot, allié, lui aussi prend conscience qu’il gagne une nouvelle compréhension de la lutte contre la pauvreté.

L’Université populaire m’a apporté une nouvelle approche. Avant, mon approche, c’était aider les gens à se nourrir, à se loger ; je considère que c’est important, mais que les personnes contribuent [c’était nouveau]… Par exemple à l’Hôtel de la Paix5, les gens s’étaient sortis de la précarité de leur logement par eux-mêmes, avec des appuis, en défendant leur droit au logement … […] Ils s’étaient battus pour obtenir un droit au logement, ils vivaient dans des conditions extrêmement délicates, extrêmement difficiles, dans des logements pourris. Ils payaient des sommes astronomiques. En tout cas, ils avaient réussi à ne pas être expulsés et à obtenir la condamnation du propriétaire. Ça, ou d’autres témoignages illustraient qu’il y avait une force plus grande qui était acquise quand on participait à sa propre émancipation. [Henriot, 10, allié]

48Il y a transformation, prise de conscience des alliés qui se forment au combat contre la pauvreté.

49Toujours pour ceux qui n’ont pas l’expérience de la grande pauvreté, en plus des prises de conscience, de nouveaux savoirs sont acquis sur les réalités de vie de la grande pauvreté.

Ce qui m’a beaucoup marqué, ce sont les gens qui témoignaient que la santé coûte cher, malgré la gratuité que l’on affiche. Le ticket modérateur et plein de petites choses, 2 euros par-ci, 10 euros par-là pour quelqu’un qui travaille ce n’est rien, mais pour certaines personnes, c’est beaucoup et ça coûte cher. Du coup, elles reculaient au maximum l’entrée à l’hôpital. […]

J’y ai découvert, ou mieux saisi […] un manque de pudeur, de respect d’humanité envers ceux qui en auraient le plus besoin, ça m’a vraiment frappé. La notion d’accueil de base, le minimum, ou bien le rejet, avec quelques témoignages à propos de médecins libéraux qui refusaient de voir des gens en les envoyant à l’hôpital. Et, une fois à l’hôpital, des conditions très dégradantes. Ça a été un choc, vraiment. […]

Et point ultime, deux fausses idées. Premièrement : l’hôpital, c’est gratuit ; les gens disaient : non ! Deuxièmement : on est tous égaux devant la mort. Il y avait des témoignages très forts de gens qui ne pouvaient pas sortir un corps de l’hôpital, il fallait payer les 40 euros, les 50 euros et les vêtements, il faut donner un dépôt … Là aussi, jusqu’au bout, on n’est pas égaux jusque devant la mort. L’hôpital est un peu le révélateur de ça. […]

J’ai dit dans mon rapport que l’hôpital était le miroir de notre société, et j’ai envie de dire que l’Université populaire m’a démontré que l’hôpital était la loupe de notre société. [Molinié, 4, invité]

50Ludovic Tomas accède à un savoir émancipatoire lorsqu’il entend la réflexion d’une militante qui a réussi à empêcher un journaliste de télévision de diffuser à l’antenne une image qui mettait en danger la famille concernée.

Filmer un rat dans une caravane, on va le faire parce qu’on se dit : oui, super ! on va montrer comment ces gens vivent, comment c’est difficile pour eux. […] Le journaliste veut juste illustrer des conditions de vie scandaleuses. Moi, je n’aurais pas pensé non plus que ça pouvait avoir des répercussions sur la famille, même si je connais un petit peu le milieu.

[…] Pour être sûr que ce qui va être diffusé ne va pas choquer, on peut demander l’autorisation de filmer telle chose, de parler de telle chose. On le fait avec les hommes politiques, ils disent : « Ça, vous n’écrivez pas. » Pourquoi on ne pourrait pas le faire avec des gens … normaux ? […] Quand ça touche le plus intime, quand ça touche à la dignité, c’est la base. [Tomas, 8, invité]

51Ces prises de conscience, ces apprentissages peuvent être difficiles. Ainsi en témoigne l’invité6 de l’Université populaire consacrée à « l’assistance ». Il a conscience de l’importance de ce renversement des rapports sociaux, mais en souligne les difficultés.

C’est un changement de posture qui n’est pas évident, l’idée que tous les adultes ont besoin de se mettre à réapprendre ; et surtout pour ceux qui ont fait beaucoup d’études. Quand on se pose la question : qu’est-ce qui permet aux personnes qui vivent dans la grande pauvreté de se remettre à apprendre ? Je pense qu’on peut aussi s’interroger sur ce qui permet à des adultes, complètement scolarisés qui ont parfois développé de grandes compétences, de se mettre à réapprendre de ces expériences de vie. Dans toutes ces expériences de croisement des savoirs, on se rend bien compte que, là, il y a un obstacle à franchir. Il y a une personne qui peut dispenser son propre savoir, mais comment la mettre dans une dynamique d’écoute et de déplacement, de changement de posture par rapport aux plus pauvres ? [Thibaud, 5, invité].

Nouveaux rapports sociaux

52La structure et le fonctionnement de l’Université populaire induisent de nouveaux rapports sociaux.

Ce que vous faites, pour l’intellectuel, pour le praticien, pour la personne invitée, c’est une mise à l’épreuve du réel. Les intellectuels, les chercheurs, les toubibs, les sociologues … ont des hypothèses, des théories, des convictions … et, très rarement, ils doivent faire passer à l’épreuve du réel leurs théories. […] Dans votre Université populaire ATD Quart Monde, vous ne pouvez pas raconter n’importe quelle bêtise sur la société, la solidarité et l’exclusion à des exclus […]. C’est quelque chose que j’ai toujours cherché, qui est de l’ordre d’une mise à l’épreuve de chaque mot que je dis ou que je pense ou que j’écris. [Benasayag, 12, 13, invité]

53C’est dans ce processus de construction collective du savoir qu’il y a une transformation des rapports sociaux.

C’est ce que je trouve joyeux, important, intéressant dans cette expérience. Il y a, là, quelque chose qui est de l’ordre de l’émergence d’un savoir partagé. […] Il s’agit de mettre en commun expériences et savoirs, dans un chaudron commun, pour qu’il émerge quelque chose en commun. Quand on sort d’une séance de l’Université populaire d’ATD, ou quand on sortait des années de travail de l’Université populaire à La Courneuve, ou dans la banlieue de Buenos Aires … chacun sort avec quelque chose qu’il n’avait pas avant de venir. Ce n’est pas diffuser, divulguer un savoir, c’est construire des savoirs. [Benasayag, 13, invité]

Production de sujets

54L’Université populaire change le rapport social avec les militants puisqu’elle leur attribue d’emblée une position de sujets. C’est ce qu’exprime Miguel Benasayag :

[L’Université populaire] est immédiatement émancipatrice parce qu’elle met la personne dans une position de sujet qui produit un discours, un savoir. On est en train de créer ce qu’on pourrait appeler des savoirs minoritaires, qui immédiatement changent la position existentielle des gens. La personne qui était objet de sociologie, objet de surveillance, objet d’étude et objet de discours, elle devient sujet d’un discours. Il y a émergence d’une position de sujet. […]

Il y avait un immigré sans papier qui a pu parler, il a parlé en son nom, il a dit des choses. Or cette parole-là, il ne faut pas croire qu’il est si facile de l’avoir. Dans un collectif de sans-papiers la personne parle sincèrement mais elle attend qu’on puisse lui trouver des papiers. Or, là … il y avait quelque chose de très rare et de très particulier : cet homme parlait juste dans une construction collective de sujets, il n’attendait rien d’autre. [Benasayag, 14, invité]

Production de militantisme

55Les militants gagnent aussi la position de « sujets » lorsqu’ils s’expriment non seulement en leur nom personnel, mais au nom des leurs.

Il me semble que la force de l’Université populaire, elle n’est pas seulement dans le fait que [les militants] prennent la parole pour eux, mais aussi dans le fait qu’ils prennent la parole pour les autres. [Cottereau, 2, volontaire]

56La formation au militantisme est également une production de nouveaux rapports sociaux. C’est ce qu’exprime madame Salmon :

Avec tout ce que j’ai subi, avec tout ce que l’ATD Quart Monde m’a épaulée pour obtenir un logement, j’aurais pu me dire : peinard, j’ai mon logement, j’abandonne. Mais non, je me suis dit : il y en a d’autres derrière moi qui souffrent encore plus que moi, puisque j’ai un logement décent, j’ai moins de charges par exemple à allumer le feu, à chauffer l’eau pour faire prendre des douches aux gosses. J’ai dit que ce temps-là, je vais le consacrer auprès de l’ATD Quart Monde et essayer de sortir les gens qui sont dans les bas-fonds, dans la grande misère, de les épauler … et essayer de prendre mon exemple de continuer à se battre, à se battre, à se battre … et de se servir de tous les droits. [Salmon, 4]

57Nous avons vu qu’une grande proximité entre les volontaires et les militants est nécessaire. Cette relation est, elle aussi, une production de nouveaux rapports sociaux. Les volontaires et alliés doivent sans cesse apprendre des militants.

58Roger Le Scoarnec, militant, a tout à fait conscience de ce qu’il a pu apprendre à Marine qui est alliée et à Paul, volontaire. Ils ont appris de Roger comment aller à la rencontre des personnes sans domicile.

Marine voulait aller à Nanterre7, mais elle ne voulait pas y aller seule, elle m’a demandé d’aller aussi avec elle. J’ai dit oui. Les gens, ce n’est pas qu’ils ne savent pas comment faire, mais c’est qu’ils ont peur. Une fois qu’ils n’ont plus peur, ils sont rassurés. Je lui ai permis de faire les premiers pas. […] Il faut dire que des fois, on se donne du courage. Avec Paul, on s’encourageait. Il m’avait dit : « Vous avez une façon de parler que moi je n’ai pas ». Et il m’avait dit aussi qu’il avait appris à écouter les gens parler, à ne pas les questionner, les laisser parler. [Le Scoarnec, 9, 10]

59Marie, volontaire, exprime aussi à quel point elle s’est appuyée sur les militants pour animer l’Université populaire.

Le Mouvement m’a aussi permis de trouver ma propre libération. […] On a beaucoup construit ensemble et, quand je suis allée voir les militants, j’ai perçu que j’étais accueillie. On a cherché ensemble les thèmes, on a fait des réunions de programmation de préparation ensemble, et c’est là que j’ai vraiment fait l’expérience que l’Université populaire, tu ne la conduisais pas, elle était le fruit de ce que les gens apportaient. […] Il suffisait d’être là et de donner la parole aux gens et c’était avec ce qu’ils disaient qu’il ressortait quelque chose. [Cottereau, 8, volontaire]

Production d’alliance pour des revendications sociales

60Alix Mézière souligne sa responsabilité dans la création de liens entre les différents milieux sociaux. Ces liens sont à l’origine de revendications pour de nouvelles pratiques sociales.

[Les militants] peuvent douter de la légitimité qu’ils ont à dénoncer les choses. […] Notre responsabilité, c’est donner une valeur à ce qu’ils vivent et leur dire : « Oui, vous êtes en droit de revendiquer ça. » […] Monsieur Nodé-Langlois [l’invité] avait dit : « Nous on est en train de construire ce droit au logement opposable. » On voit bien que les gens disent que s’ils n’ont pas de logement, c’est un peu la boule de neige, ils perdent pied pour d’autres choses de leur vie. Et là je me dis l’importance de parler et de revendiquer que [ce droit] au logement puisse changer et devienne fondamental. [Mézière, 4, 7, alliée]

61Michel Feran, syndicaliste, invité de l’Université populaire sur le handicap, a été conforté dans son analyse de la situation, analyse nécessaire à étayer une plate-forme syndicale.

Comment voulez-vous mener un combat si vous n’avez pas de retour qui vous conforte ? Or, là, le retour il est à 95 % positif dans l’analyse. Ce qui nous permet quand même de mieux étayer notre analyse. Et ça, c’est important, ce qui nous permet aussi d’évoluer dans l’analyse. [Feran, 4, invité]

Production d’engagement citoyen

62Clarisse Hodent accède à un engagement citoyen qui s’enracine dans l’Université populaire :

[Je me suis] posé les questions différemment. […] Je me rappelle très bien de monsieur Lemaître qui disait qu’il appelait son cardiologue et que la secrétaire lui avait demandé s’il avait la CMU8 – effectivement il avait la CMU – et à cause de cela il ne voulait pas le prendre. Rien ne vaut d’entendre ça de quelqu’un qui l’a vécu, pour bien se dire qu’il y a un problème. […] Mais aussi, j’ai compris ce que pouvait être l’engagement citoyen, ce que l’on pouvait faire.

63Étant rendue attentive à cette situation, elle prend conscience que son propre médecin refuse les patients bénéficiaires de la CMU.

J’ai eu mon médecin au téléphone, je lui ai dit que je désapprouvais et que dans ces conditions, je ne voulais plus aller le voir. Voilà, si tous les citoyens refusaient d’aller chez les médecins qui refusent de prendre la CMU, il me semble qu’au bout d’un moment les médecins seraient obligés de prendre les patients qui ont la CMU, et de regarder les choses différemment. [Hodent, 2, alliée]

Production de nouvelles pratiques professionnelles

64La production de nouveaux rapports sociaux peut se manifester à travers de nouvelles pratiques professionnelles pour un invité, comme pour un allié :

C’est un complément dans ma formation, parce que l’on a pu avoir un échange sur la façon dont ils percevaient les journalistes. […] On se rend compte que pour un journaliste, un sujet est un sujet, que l’on traite de l’humain ou autre chose. Il y a des saisons pour certains sujets. On appelle ça des « marronniers » : les accidents de la route après des week-ends fériés, l’hiver, les SDF meurent de froid, l’été les secours sur les plages … Comme ils nous l’ont fait remarquer, je me suis dit que c’est vrai, c’est quelque chose de blessant que l’on parle d’eux comme des fruits de saison : c’est l’hiver, on va parler des SDF. [Tomas, 5, invité]

65Le journaliste prend conscience que les militants attendent un autre schéma de pensée de sa part. C’est l’occasion d’avoir accès à une formation professionnelle. Cet avis est confirmé par une alliée :

Ça m’a énormément apporté de connaissances des plus pauvres, et ça m’a énormément apporté dans mon métier de journaliste, justement la façon d’interviewer les gens, la compréhension des autres. […] L’Université populaire m’a permis de voir que quelqu’un avait quelque chose d’intéressant à dire, mais pas forcément les capacités à le formuler. Si l’on prend le temps, on arrive à ce que les gens disent ce qu’ils ont à dire. Ce que j’ai découvert, c’est que les gens en situation de pauvreté ont des choses à dire, et qui peuvent nous intéresser. [Hodent, 2, alliée]

66Pour finir, nous pouvons dire que l’Université populaire est un lieu générant de nouveaux rapports sociaux.

Bien sûr, je pense que l’Université populaire d’ATD, pour ceux qui sont de l’autre côté, ceux qui ne sont pas carencés, peut être une richesse car ça peut les faire sortir de leurs certitudes bêtes et méchantes. […] Il y a un échange, c’est très important, c’est une fonction qui est de créer des fissures dans les frontières intérieures de notre société. Notre société, elle est traversée par une multitude de frontières intérieures et des apartheids. […] [Les Universités populaires] ce sont des lieux comme des no man’s land, dans lesquels peut émerger un échange entre des gens qui, dans les circuits normés de la société, ne se rencontrent jamais, mais jamais, jamais. [Benasayag, 8, invité]

Conclusion

67Au terme de cette recherche, nous venons de mettre en évidence les transformations générées par l’Université populaire Quart Monde. Il s’agit de la production de savoirs qui relèvent des trois intérêts de connaissance : les savoirs instrumentaux, communicationnels et émancipatoires. Nous avons montré que ces savoirs sont acquis non seulement par les militants, mais par tous les autres participants à l’Université populaire.

68Les savoirs instrumentaux sont acquis au fur et à mesure des besoins de chacun lorsque la nécessité s’en fait ressentir. Les savoirs sont très hétérogènes mais ce n’est pas un obstacle à la réflexion collective, au contraire ils sont un atout puisqu’ils sont partagés. Les savoirs instrumentaux sont rendus accessibles par la mise en capacité sans cesse recherchée dans la conduite de l’Université populaire.

69Les savoirs communicationnels sont également acquis graduellement dans le temps et sont développés grâce à la reconnaissance réciproque qui est en œuvre à l’Université populaire. L’expérience de la reconnaissance ouvre au dialogue et à l’action.

70Enfin, les savoirs émancipatoires sont produits par la prise de conscience. Ils permettent un premier niveau d’émancipation personnelle qui transforme la vie. Il y a un second niveau d’émancipation collective qui permet à chacun de transformer son milieu et de comprendre les autres. Le militantisme est un moyen puissant d’émancipation.

71L’émancipation des personnes qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté est aussi significative et importante. Elles gagnent, elles aussi, l’accès à de nouveaux savoirs, à de nouvelles perspectives de sens et à de fortes prises de conscience.

72C’est dans cette construction collective du savoir, qui se joue entre les différents membres, que sont produits de nouveaux rapports sociaux. Ceci ajoute beaucoup à la dimension émancipatoire de l’Université populaire. Elle n’agit pas seulement pour les personnes qui vivent dans la pauvreté, mais elle est une occasion d’émancipation pour tous ceux qui s’emparent de ce savoir émancipatoire nouvellement produit et qui en tirent toutes les conséquences.

73Nous avons donc montré que la mise en œuvre de rapports sociaux, qui comprennent la reconnaissance, la réciprocité et l’engagement au changement, permet la production de savoirs émancipatoires et, simultanément, cette production de savoirs permet la production de nouveaux rapports sociaux.