1Les interactions dialogiques vont maintenant être mises en évidence et analysées. Les transcriptions des enregistrements systématiques des sessions régionales de l’Université populaire sont notre corpus. Les réflexions et analyses des participants prendront tout leur sens dans ce cadre objectivé. Nous avons choisi des moments significatifs en retenant la plus grande variété possible parmi les types d’interactions. Ils se situent dans la sphère existentielle, dans celle de l’accès aux droits et dans celle du monde. Les années les plus récentes de notre période de référence ont été privilégiées, pour qu’elles se recoupent avec les sessions mentionnées dans les analyses des acteurs, qui ont la plupart du temps une mémoire plus vive des années récentes. Pour chaque session, les différents moments émancipatoires seront analysés en spécifiant le type d’interactions qui les suscitent et le type de savoir ainsi produit. Les moments émancipatoires seront repris dans un tableau analytique. La construction collective de savoirs sera également mise en évidence.

Interactions dans la sphère existentielle

Université populaire de septembre 2004 : Pierre d’homme1

Dialogues

2Il s’agit d’un livre témoignage écrit par Bernard Jährling avec Jean-Michel Defromont2. Bernard a vécu au camp de Noisy-le-Grand alors qu’il était jeune puis adulte. Dans le groupe de préparation régionale, les militants donnent le sens de cet ouvrage pour eux :

C’est le témoignage de l’un d’entre nous ; l’intérêt du livre, c’est de voir dans sa vie de pauvreté ce qui l’a aidé à rebondir. C’est important de tisser des liens, Bernard a réussi.

3Les extraits à étudier sont choisis en fonction de cette réflexion. Les questions de travail sont les suivantes : 1) Qu’est-ce qui est important pour vous dans ce texte ? 2) Qu’est-ce qu’il vous apporte, qu’est-ce qu’il vous apprend ?

4Les groupes locaux de préparation reçoivent un des huit extraits du livre d’une ou deux pages. Le livre circule dans tous les groupes. Les différents extraits seront lus par une comédienne professionnelle à l’Université populaire. Chacun travaille son texte et le commente en répondant aux questions. De nombreuses interactions interviennent pendant ces temps de préparation.

5Dans la semaine précédant la séance régionale d’Université populaire, madame Salmon (une militante) va travailler avec des gens du voyage qu’elle a à cœur d’associer à la réflexion. En raison de leur mode d’existence, ils ne peuvent sortir le soir car il leur est impossible de quitter leur caravanne. Ils travaillent à partir du texte où la mère de Bernard dit avoir été jugée par des femmes instruites parce qu’elle avait une famille nombreuse.

6Camélia :

C’est facile de juger quand on ne sait pas ce que c’est que de vivre dans les difficultés. Et puis c’est vous, les enfants, qui nous redonnez le droit d’espérer. Quand je pense qu’on enlève des enfants à leur mère. Si on m’en enlevait un, ou un de mes petits-fils, ce serait prendre la chair de ma chair.

7Dans l’échange avec Camélia, madame Salmon dit :

Ce que dit le texte, c’est des choses qu’on a vécues. J’aurais pu l’écrire à ma manière. C’est bon d’avoir des enfants de l’homme qu’on aime. Bien sûr, j’ai eu des réflexions, on me disait des critiques, mais moi je répondais : c’est pas vous que ça gêne, moi je ne demande rien.

8Marina (alliée) prépare cette Université populaire avec le groupe de Belleville composé d’hommes qui vivent à la rue. Paul vit sur un canapé. A priori, il n’est pas intéressé par la « réunion » mais quand il lit le texte, il dit que lui aussi a volé des pommes de terre et les a fait cuire à la braise avec des tiges de blé. Roger dit que la faim porte à faire des choses dont on n’est pas fier mais qui sont plus fortes que le danger.

La faim nous apprend bien des choses : à se débrouiller, à partager, à connaître les saisons, à découvrir les richesses que peut donner la nature. La nuit est une alliée qui donne un semblant de liberté.

9Toujours pendant la période de préparation, Béatrice Giraut (militante) avait téléphoné pour dire qu’elle voulait venir à l’Université populaire. Elle vient de retrouver la garde de sa fille qui lui avait été retirée et qui était placée depuis plusieurs années. Elle vient même avec sa fille, ce qui habituellement n’est pas recommandé. Au moment des nouvelles, elle dira : « Je suis assez émue… je me battais depuis plus de cinq ans pour récupérer ma fille et je l’ai récupérée. » Son annonce sera suivie de longs applaudissements.

10Au contraire, un habitué, monsieur Lemaître, avait téléphoné pour dire qu’il ne viendrait pas car il avait lu dix pages du livre, ce qui lui avait donné des cauchemars. Finalement, il vient quand même et interviendra pour dire à Bernard Jährling :

Vous avez dit : j’ai volé pour que les autres puissent manger. C’est de la classe et de la dignité pour moi, vous avez tout mon respect et mon admiration. […] Pour arriver à écrire ce livre, il faut avoir donné le pardon.

11Le soir de l’Université populaire régionale, dans la salle, est installée une exposition de photos du camp de Noisy-le-Grand et des tentes de l’Abbé Pierre dressées sur les quais de Seine très proches de la Cave aujourd’hui. Un militant du groupe de Noisy est venu à l’avance pour cette installation. Cette exposition plante le décor du livre Pierre d’homme.

12Après les présentations, des nouvelles personnelles ou institutionnelles sont données. Puis madame Salmon annonce :

Moi, je voudrais parler des gens du voyage dans le Val-d’Oise. On a vingt-trois familles qui sont passées en jugement, c’était hier, lundi. Et je suis écœurée de la façon dont le maire prend parti contre ces gens-là. Il ne les considère pas comme des êtres humains. Le jugement va être lu le 22 novembre. Moi, je fais partie du comité de soutien et je soutiens de tout cœur ces gens-là et j’espère qu’on va pouvoir obtenir qu’ils restent. […] Moi je suis écœurée.

13La soirée se déroule en alternant la lecture des textes, leurs commentaires et interprétations par l’assemblée, et le dialogue avec l’auteur.

14À la lecture du premier texte, l’assemblée apprend comment, alors que Bernard est un jeune enfant, la haine le gagne quand il découvre l’attitude des camarades de bistrot envers son père. Ils profèrent des propos racistes. Son innocence d’enfant se transforme en haine. Les autres textes montrent comment, après cinquante années et de nombreuses rencontres qui ont changé sa vie, sa haine a fait place à de l’espérance.

15Pour Noëlle, (militante) :

C’est pas parce qu’on est dans la misère qu’on doit être meurtrier.

16Bernard Jährling :

Noisy, c’était pire que l’enfer. Quand on a la haine, on est méchant. C’est vrai, j’ai sorti mon couteau, mais est-ce que je l’aurais fait ? Je ne sais pas. Mais c’est la colère. Quand on a la haine, on est en colère. J’ai plein de copains qui sont tombés, Il y en a plein qui se sont fait tuer par des pistolets à droite à gauche. Il y en a qui ont pris quarante ans de taule ! Vous vous rendez compte dans quel lieu on était. On nous a rendus comme ça, c’est ça qui est terrible.

17À la suite de la lecture du texte, on apprend que, malgré leurs difficultés, la mère de Bernard a gardé un lien très fort avec ses enfants. Hamed s’identifie à elle et confie qu’il reste proche de son fils même s’il se drogue. Mais il ne sait pas quoi faire pour le protéger comme la maman de Bernard.

18Armelle (animatrice) et le groupe des Hauts-de-Seine :

Il faut cogner à la porte. Même si toutes les portes sont fermées. Il faut toujours se battre. Il ne faut pas être intimidé par les portes fermées.

19Marine en ce moment héberge Safidi qui a été expulsée. Toutes les tentatives de relogement échouent, mais ensemble elles persévèrent pour continuer à chercher.

20Le texte « Le dérangement » décrit la révolte de Bernard qui vient d’aller à l’église et s’est fait humilier par les paroissiens. Il s’est senti « jeté comme un seau d’eau sale ». Sous le coup de l’humiliation, Bernard va voir le père Joseph et ils se parlent. Celui-ci reçoit l’amertume de Bernard mais en même temps il lui dit : « C’est peut-être grâce à eux que tu pourras changer un jour. » « Ça m’étonnerait », dit Bernard. « Si, si … tu changeras et ils changeront. » À la suite s’exprime Mireille Le Meur (alliée) :

Avec ma copine Noëlle, là, ça fait vingt-huit ans qu’on est amies. Je suis contente parce que c’est elle qui m’a construite comme je suis. Quand on rencontre des gens qui sont dans la misère et qu’on arrive à ouvrir son cœur, ils nous construisent. Je suis devenue ce que je suis grâce à elle, parce qu’on a été vers d’autres et on a fait tellement de choses ensemble, c’est formidable ! Au début, je me rappelle ce qu’elle me racontait, mais j’en dormais pas la nuit ! Je disais à mon mari : mais comment il peut y avoir des gens qui vivent comme ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça me révoltait […] Moi je dis merci à tous parce qu’on se construit mutuellement.

21Noëlle (militante) confirme :

Au début, on s’est rencontrées parce qu’il y a eu un sinistre, le feu chez une amie. [Il fallait faire quelque chose sinon] ils lui plaçaient ses deux enfants pendant qu’elle était à l’hôpital. J’ai eu confiance en Mireille, et elle aussi. La confiance, c’est important pour moi.

22Jean-Michel Defromont :

On est, tous, les constructeurs les uns des autres. L’humanité se construit jour après jour les uns par les autres, et on est, tous, des tailleurs de pierre humaine des autres. Vous avez très bien expliqué le titre du livre.

23Myriam (volontaire) :

On se dit que le combat est loin d’être gagné. On se demande comment ne pas se décourager face à la persistance de la misère. Comment ne pas douter qu’un jour on s’en sortira ? Qu’est-ce qui fait tenir dans ce combat ?

24Bernard :

Regardez la force qu’on m’a donnée ; vous aussi vous pouvez donner cette force. On mène un combat ; nous, on n’en verra peut-être pas la fin, mais si on donne l’espoir à nos enfants, eux, ils la vaincront cette misère.

25Laurette (militante) fait remarquer comment Bernard tente de préserver sa dignité. Par ailleurs, elle dit qu’elle a regardé dans le dictionnaire le sens du mot « glaner », qu’elle explique à tous.

26D’autres échanges ont lieu aussi à propos de la technique d’écriture du livre. Deux militants commencent à écrire leur vie à la suite de cette rencontre. L’un de ces écrits sera publié3.

27Un travailleur social est venu en observateur à trois séances d’Université populaire régionale pour faire une recherche universitaire. Il a été personnellement très marqué par la façon dont le Mouvement a influencé le rapport Naves-Cathala4 sur le placement des enfants, rapport qui l’aide dans son travail. Il cherche à comprendre comment c’est possible. À la fin de la soirée, il dira dans un langage malheureusement très confus sa réflexion fondamentale qui peut se résumer par ces mots : « Le sensible précède l’intelligible. »

Analyse de l’articulation entre interactions et production de savoirs

Construction collective de savoir et de sens

28Le tableau reprend les interactions interpersonnelles. Elles sont majoritairement d’ordre existentiel. On voit aussi comment les relations interpersonnelles exprimées collectivement aboutissent à une élaboration de sens et de savoir collectif : les nombreuses occasions de reconnaissance mutuelle créent une reconnaissance collective. Il y a création d’identité entre militants (en tant que mères, en tant que pères, en tant que défenseurs des droits), entre militants et alliés (en tant qu’amis), entre volontaires et militants (en tant qu’acteurs combattant la misère) et reconnaissance de l’observateur (qui dit avoir appris à l’Université populaire).

29Il y a un refus collectif affirmé de la culpabilité de la misère, refus de l’assimilation à la criminalité. Un certain sens de la vie du militant est exprimé. Il devient exemplaire, son histoire est digne d’être publiée, elle devient significative pour d’autres et déclenche à son tour des prises de conscience et un désir d’écrire sa vie.

30Il y a une « cascade de rencontres », selon l’expression de Cyrulnik, qui jouent le sens de la résilience. Il y a collectivement une reconnaissance de la souffrance liée à la misère, et enfin une déculpabilisation qui met fin à la honte. L’environnement empathique sollicite le récit. La formulation du récit permet de donner du sens à l’expérience traumatique et le récit permet de se bâtir une nouvelle histoire

Université populaire de février 2005 : les jeunes

31Elle est animée sous la forme de « théâtre forum » et permet aux participants d’endosser une autre identité et d’imaginer d’autres relations. La « scène modèle », fictive, est rédigée par l’animatrice à partir du compte rendu de la préparation de l’un des groupes.

32L’intrigue est celle-ci : un jeune veut obtenir de ses parents un blouson à 675 euros. Il demande à son père qui refuse. Il va voir sa sœur qui lui conseille de demander à sa mère. La mère cède et donne les économies de la famille. Lorsque le jeune a son blouson, il réclame des baskets.

33La scène modèle est jouée une fois, puis les participants de l’Université populaire remplacent les acteurs : le rôle du père ou de la mère, en imaginant qu’ils réagissent autrement au problème posé par le jeune.

34Jean-Paul Chabal (militant, joue le rôle du père) :

D’abord la politesse. On dit « Bonjour papa ! » Ensuite le travail. Tu travailles à l’école mais tu ne gagnes pas encore d’argent. Et le loyer ? 675 euros, c’est plus que le loyer. Je ne suis pas d’accord !

35La salle commente ce qu’a exprimé monsieur Chabal : il insiste sur la politesse, le respect, le travail et il le responsabilise vis-à-vis des charges de la famille. Il ne dit pas non, il dit qu’il n’est pas d’accord. C’est différent.

36Marie-Louise Biermann (militante, joue le rôle de la mère) :

T’en n’as pas assez dans ton armoire des blousons ? T’en as plein, ils ne sont même pas rangés. Il y en a qui sont jolis. Et puis il faut demander aussi à ton père.

37La salle : Elle voudrait qu’il ait des goûts plus modestes. Elle fait un peu de chantage au rangement. Surtout, elle dit qu’il faut l’accord des deux parents.

38Mireille Le Meur (alliée, joue le rôle de la mère) :

On n’est pas la banque, mais il y a peut-être une solution. Il y a une brocante, on veut bien que tu vendes tes blousons. Tu mets la moitié du prix et nous on fait un effort.

39La salle : Les parents discutent calmement ensemble. La mère reconnaît au jeune le droit d’avoir belle allure. Elle ne veut pas céder d’un coup mais lui demande de s’engager.

40Bernard Moulin (invité) :

Lorsque les parents ne sont pas d’accord, il vaut mieux dire au jeune : « Va-t’en 5 minutes ». Se disputer devant l’enfant, c’est se dévaloriser.

41Christophe Le Garrec (militant, parle de la salle) :

Moi, je dis non au chantage, je n’entre pas dans le jeu. Avec mes jeunes, non, c’est non. J’explique qu’on n’a pas les moyens. Le chantage, je désamorce, c’est une question de caractère.

42Irène Waldorf (alliée, parle de la salle) :

Au Café-Rencontre, une maman a vécu cela. Elle a dit à son fils : On peut acheter le blouson à 2 000 francs, mais on ne pourra rien acheter d’autre. Est-ce que tu es prêt à boire de l’eau le matin, le midi et le soir jusqu’à la fin du mois ? Le petit a réfléchi et il a dit : « on va laisser tomber le blouson ».

43Ce type d’interactions permet une identification directe, une possibilité de revêtir une autre identité, une mise en scène de sa personne, une capacité à se représenter, à analyser ses relations avec ses proches, à en inventer de nouvelles, à se faire comprendre par les autres.

44Il y a une dimension collective plus prononcée : la salle réagit et interprète collectivement. De plus le « théâtre-forum » est toujours drôle, l’humour est une médiation efficace pour aborder les sujets difficiles. Le théâtre favorise l’expression non verbale.

Interactions dans la sphère des droits

Université populaire du 8 novembre 2004 : L’égalité des chances

Dialogues

45Une loi sur l’égalité des chances est en projet. Débattre de la notion d’égalité des chances exposée par la loi est important car c’est ce que propose le gouvernement comme approche de la pauvreté. Cela se situe dans un contexte de recul constant des droits. Le 31 août 2004 a lieu l’assemblée plénière au Conseil économique et social présentant le rapport relatif à la loi de cohésion sociale de Jean-Louis Borloo, ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale. Deux militants ont assisté à l’assemblée plénière où ce rapport est à l’ordre du jour.

46Le groupe régional d’animation fait un feuillet d’une page qui reprend les points essentiels de la loi Borloo5. La problématique consiste à chercher à partir d’exemples ce qui peut être facteur d’égalité des chances, ce qui joue à l’encontre de l’égalité des chances et enfin ce qu’il aurait fallu pour qu’elle soit respectée.

47Les préparations des groupes sont intéressantes mais les choses ont été difficiles car les militants ne comprennent pas la notion d’égalité des chances. Ils ne la conçoivent pas. Pour eux, a priori, la chance c’est le hasard, c’est « gagner au loto ». Lorsqu’ils comprennent quelle est la pensée du ministre, ils disent qu’il n’y a pas d’égalité des chances. Ils sont toujours du côté de l’inégalité. Monsieur Khalif (militant) dit même avec une grande clairvoyance, alors qu’il s’exprime pour la première fois : « L’égalité des chances, on en parle pour faire plaisir à tout le monde ». Il explique qu’à Noisy le directeur de la cité de pro- motion familiale6 a pris des risques en lui faisant confiance pour payer le loyer. Ça, c’est l’égalité des chances.

48Alain Régnier, directeur de cabinet de Nelly Olin – chargée de la précarité et de l’exclusion – accepte d’être l’invité de l’Université populaire et accepte les conditions de la rencontre. Anne Romensky, énarque, qui représente le Mouvement pour le suivi des débats au parlement sur cette loi est présente pour compléter l’instruction de son dossier.

49Noëlle (militante) est de santé très fragile et elle a souvent des malaises et des vertiges. Elle ne doit pas sortir mais elle a décidé de braver l’interdiction de son médecin. Elle a préparé un panneau. Elle a choisi l’image d’un escalier qui descend et puis qui remonte pour symboliser la dégringolade et la remontée qu’a été sa vie. L’escalier qui descend, ça a été la descente aux enfers : le chômage de son conjoint, les retards de loyers, les frais de tribunaux, la suppression de l’APL7 et de l’allocation « autonomie et tierce personne ». Il n’a pas été possible de faire un dossier de surendettement. Deux de ses enfants ont été placés et les parents ont connu une dépression, puis ils ont été écoutés et entendus par les travailleurs sociaux, le sous-préfet, l’association Vie libre, le bailleur, les médecins. Il a fallu tout cela pour que la famille reprenne ses droits et ses responsabilités. Il a fallu que Noëlle aille chez le sous-préfet, sans rendez-vous, pour faire lire tous ses dossiers et faire travailler les différents partenaires ensemble. La bagarre a duré quatre ans.

50Noëlle et son amie posent énormément de questions précises à Alain Régnier. Il répond qu’il y a un dysfonctionnement. Normalement, l’organisme qui gère le Fonds de solidarité logement aurait dû intervenir dès le deuxième mois d’impayé, mais il ne l’a pas fait.

51La nouvelle loi Borloo devrait préserver un « reste à vivre pour le logement » de façon à ce que les gens ne soient pas expulsés en cas de difficultés. Pour les frais de tribunaux, Noëlle aurait dû avoir l’aide judiciaire. Elle explique qu’elle n’y a pas eu droit car son conjoint percevait encore le chômage. Il était théoriquement au-dessus du plafond des ressources.

52La suppression de l’APL a entraîné la suppression de l’aide à la tierce personne. « Normalement, c’est indépendant ; je ne comprends pas pourquoi », dit l’invité. Il ajoute que, dans la nouvelle loi, dès la reprise du loyer, l’APL est à nouveau versée. Il parle du dysfonctionnement du travail social et du manque de présence humaine.

53Il cite un exemple. Bien que le gouvernement ait décidé d’un moratoire contre les expulsions dans les HLM, un homme qui ne le savait pas, qui n’avait reçu que du courrier et pas de visite d’un travailleur social s’est suicidé en voyant arriver les forces de l’ordre.

54Noëlle proteste : « Vous dites qu’il n’y a pas d’expulsion, normalement il n’y a pas d’expulsions. Moi j’en connais ! Qu’est-ce qu’il faut faire ? » L’invité ne lui répond pas. L’animatrice insiste : « Noëlle aide beaucoup de gens dans son quartier, que doit-elle faire ? » Il répond : « Faire ce que vous avez fait, aller à la porte du sous-préfet et indiquer la situation. » Mireille (alliée) retransmet la réflexion de Gaston Valvert qui a préparé cette Université populaire et qui vit à la rue : « Quelle égalité des chances on a si on n’a ni eau ni électricité ? » Jean-Yves Sidoine (animateur) explique que son groupe a réfléchi à la différence entre égalité des chances et égalité des droits. Pour eux, le manque d’égalité des chances, c’est de ne pas avoir été en classe de neige. Lorsque l’enfant était en CM1, c’était les CM2 qui y allaient et vice versa. Pas de chance ! Par contre pour la participation aux colonies de vacances, le quotient familial est un facteur d’égalité des droits. Ce groupe apporte une notion politique fondamentale.

55Béatrice Giraut (militante) présente l’hôpital comme facteur d’égalité des chances. « On est reconnu comme un être humain, on est soigné que l’on ait de l’argent ou non. » Ceci provoque un débat dans la salle. Noëlle Gallard se plaint des urgences dans une commune proche, qui sont inhumaines : les gens sont dix par box, l’attente est de 48 heures. Jean-Paul Chabal a reçu une grosse facture d’hôpital. Marinette Salmon se plaint que son fils n’ait pas été reçu à l’hôpital pour un abcès dentaire. Monsieur Lemaître parle d’un RMI bloqué à la poste pour cause de forfait hospitalier. Alain Régnier dit toujours que « ce n’est pas normal ». Il demande qu’on lui apporte des preuves.

56Un exemple négatif est avancé : une personne, qui a obtenu une augmentation de salaire de 80 euros, a perdu le bénéfice de l’allocation logement. « En gagnant plus, la personne devient plus pauvre. » L’invité dit : « Il faudrait instaurer des seuils flottants ou seuils dégressifs. » Noëlle Gallard demande si les médecins ont le droit de refuser des patients au prétexte qu’ils ont la CMU (couverture maladie universelle). « Ce n’est absolument pas légal », dit Alain Régnier.

57Même en profession libérale, les médecins ont l’obligation de soigner tout le monde. Le Conseil de l’ordre puis le procureur de la République peuvent faire respecter le droit. L’invité demande l’aide des associations comme ATD Quart Monde pour faire respecter le droit.

58Monsieur Chabal explique que la loi lui rend difficile la pratique de la solidarité. Il est impossible d’héberger quelqu’un qui dort à la rue si on est en HLM ; c’est interdit par le bail. Par ailleurs, il héberge ses enfants adultes vivant en couple, et, de ce fait, ils ne sont plus prioritaires comme demandeurs de logement. L’invité répond que les gens qui ont le plus de difficultés sont les plus généreux et que le rôle de l’État c’est de rétablir les mêmes droits.

59La soirée montre qu’il y a toujours des pratiques illégales, des manquements à l’éthique professionnelle, des situations anormales, mais récurrentes.

60Pour finir, Laurianne Bastian témoigne de sa vie à la rue et en squat, du regard et du jugement des gens. Un témoignage, de l’ordre du cri, commence par : « Je ne crois pas à l’égalité des chances » et finit par : « Écoutez le peuple des pauvres qui est votre peuple. » À la fin de la soirée, l’invité explique en privé que l’opinion publique française est susceptible d’accepter la notion d’égalité des chances, mais ne veut pas entendre parler d’égalité des droits. La société française se rigidifie, il en est très conscient. Il sait que les réalités décrites ce soir-là sont vraies.

61L’évaluation de cette Université populaire a mis en évidence trois faits.

62Le lendemain, Noëlle a réussi à éviter l’expulsion d’une famille voisine avec quatre enfants. C’est grâce à l’information reçue à l’Université populaire à propos du moratoire sur les expulsions qu’elle a pu agir. L’assistante sociale du Conseil général ne savait pas qu’elle pouvait faire le dossier de FSL8. Elle pensait que c’était les HLM qui devaient faire le dossier. Noëlle a pu défendre immédiatement cette famille.

63La prise de parole de monsieur Khalif est une grande avancée. Son expression, sa réflexion ont surpris. Il s’est exprimé pour la première fois et a même contredit l’animatrice qui a cherché à lui faire préciser sa pensée sur la confiance, le risque. Il a fait avancer tout le groupe sur la notion d’égalité des chances.

64L’assemblée était très tendue à cause de la haute fonction de l’invité et à cause de l’écart considérable entre l’effet d’annonce sur « l’égalité des chances » et les réalités vécues. Par exemple, les personnes nouvelles qui se sont présentées n’ont pas été applaudies. Une personne du groupe de préparation dit : « Chaque fois que je voulais parler, je ne pouvais pas : j’avais des sanglots. »

Analyse de l’articulation entre interactions et production de savoirs

Construction collective de savoir et de sens

65Ces interactions dialogiques apportent majoritairement la connaissance des droits : la connaissance de la nouvelle loi, la prise de conscience de ses droits (le quotient familial), la possibilité d’évaluer l’accès aux droits (l’hôpital, c’est l’égalité des chances) et la possibilité d’analyser ses droits (le calcul des ressources fait sur les revenus de l’année passée).

66Ces interactions permettent aussi des prises de conscience à propos de sa vie et de la situation de non-droit (image de l’escalier) et permettent la compréhension des raisons du non-droit. Elles permettent de déjouer un effet contre-productif, l’effet de seuil (avec 80 euros de plus, on est plus pauvre). Ces interactions permettent d’entrer dans une problématique de pensée étrangère (l’égalité des chances) et de la critiquer (on ne croit pas à l’égalité des chances), enfin de faire une contre-proposition (le directeur a pris des risques et il m’a fait confiance). Ces interactions développent la capacité d’opposition (des expulsions, moi j’en connais).

67L’invité lui aussi fait des propositions (il faut un reste à vivre, il faudrait des seuils dégressifs) et fait appel à l’expertise et à la capacité de pression des militants (pour les médecins qui refusent la CMU).

68Dans ces interactions, se dégage une réflexion collective sur le sens de « l’égalité des chances ». Cette notion est revue collectivement et reformulée par l’assemblée dans le sens d’un accès effectif aux droits. Il y a unanimité pour dire que l’égalité des chances n’existe pas en milieu de grande pauvreté. Il y a des propositions pour tendre vers l’accès effectif aux droits : le quotient familial, les seuils dégressifs, la prise de risque des bailleurs auprès des personnes à faibles ressources, l’autorisation de l’exercice de la solidarité, le « reste à vivre ». Il y a une proposition de mesure de l’égalité des chances – être reconnu comme un être humain – et proposition de rétorsion contre ceux qui ne respectent pas la loi.

69Cet échange pour une compréhension est l’agir communicationnel. L’assemblée a compris le sens de la loi sur l’égalité des chances. L’invité a compris le point de vue de l’assemblée. Ils ont chacun saisi l’incompréhension des autres. Ils établissent un terrain d’entente, celui des non-droits et sur le terrain de la lutte contre le non-droit dans un domaine précis.

Université populaire du 7 décembre 2004 : Le logement

70Elle est consacrée au volet logement du plan Borloo. Les questions pour la préparation sont les suivantes : quelle est l’importance d’avoir un logement pour vous si vous en avez un et en quoi il vous manque si vous n’en avez pas ? Que faites-vous pour en trouver un, pour le garder, pour aider d’autres ? Les réflexions sont transmises sous forme de « théâtre image ».

71Un animateur propose la lecture d’un article du journal Ouest France où Pierre Saglio9 demande une mobilisation citoyenne pour faire valoir « le droit d’habiter pour tous ». Il expose la notion de « droit au logement opposable ». Il appelle à signer des pétitions. Il annonce une réunion de soixante associations pour faire reconnaître le droit au logement comme un droit légal. Ce serait une couverture logement universelle, comme il y a la couverture maladie universelle.

72L’invité est Olivier Nodé-Langlois, architecte, représentant du Mouvement pour les questions de logement, qui sera reçu prochainement par le ministère qui travaille sur la future loi pour l’habitat. Est également présent, en observateur, un responsable départemental du logement.

73Pendant la rencontre, des situations de mal-logement et de non-logement sont exposées. Leila Benazi fait part de ses difficultés avec son bailleur : il y a des fuites dans le toit de son immeuble et de l’eau dans son appartement.

74Olivier Nodé-Langlois (invité) :

Je suis très intéressé et très en colère par ce que j’entends, parce qu’il y a un décret qui détermine ce qu’est un logement décent, paru en 2001, et l’administration, la préfecture, la mairie sont tenues de faire connaître cette information.

75Il faut faire constater l’insalubrité, arrêter de payer, et conserver le loyer sur un compte pour faire pression contre le bailleur.

76Des dispositions sont exposées par un groupe qui les met en pratique en affichant ceci dans le hall de son immeuble.

Ne pas faire l’autruche quand on a un problème, parler aux voisins, téléphoner au bailleur et au service social qui peuvent donner une aide. Payer même une partie du loyer pour montrer sa bonne foi. Réagir avant deux mois pour que l’APL ne soit pas coupée, prendre un avocat avec l’aide juridictionnelle si l’expulsion est prononcée. Aller chercher les papiers d’huissier.

77C’est la honte, la peur, la méconnaissance de ses droits et l’intimidation par la mairie, l’huissier et les forces de police qui font partir les familles alors qu’elles auraient pu rester. Olivier Nodé-Langlois explique ensuite :

Le droit au logement est un droit nodal ; c’est un nœud, il y a un nœud parce que si on n’a pas de logement, on ne peut pas travailler, on ne peut pas se maintenir en santé, on ne peut pas étudier pour l’école.

78Il dit que c’est un combat du Mouvement ; Paul Bouchet10 et le Haut comité au logement des personnes défavorisées ont beaucoup travaillé, depuis des années, sur cette notion de droit au logement opposable11.

79Gaël Navarot (volontaire) témoigne de sa rencontre, pour le projet Internet de rue, avec les familles d’une commune du Vald’Oise qui vivent en caravane. Sous le coup d’une expulsion, elles viennent d’avoir l’électricité coupée par EDF.

Ce jour-là, j’ai eu beaucoup, beaucoup de mal à quitter la caravane et laisser des êtres humains plus proches du Moyen Âge que du xxi^e siècle. […] Malgré cela, le jeune couple a passé le week-end au centre de jeunesse à Champeaux pour se retrouver avec d’autres. Alors si ce n’est pas ça combattre ?

80La révolte de Gaël est patente. Il est écœuré que le plan MOUS (Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale) exclue les familles assignées en justice alors que justement il est destiné aux familles les plus en difficulté12. L’invité répond :

La seule réponse à cette situation, ce serait le droit au logement opposable pour que des gens n’aient pas nulle part où vivre sur terre.

81Il n’y a pas un mètre carré de surface au sol en France qui ne soit attaché à un règlement. Le stationnement des caravanes est interdit en dehors des aires. Le problème, c’est qu’au lieu de forcer les communes à établir les aires, on leur donne des délais.

82Le récit de l’accession d’une famille à un logement suscite beaucoup de joie, d’autant plus que sa présence en France n’est pas encore légalisée. Une municipalité et beaucoup de citoyens se sont mobilisés pour cela. Le fils de monsieur Radanescu qui maîtrise bien le français témoigne au nom de sa famille.

83À la fin de la soirée, le responsable départemental du logement est invité à s’exprimer : « On comprend beaucoup de choses en vous écoutant. » Il est sincèrement ému par ce qu’il a entendu et qui est nouveau pour lui en dépit de sa fonction. Il dit qu’il n’ouvre jamais les lettres concernant les demandes de logement, par souci de neutralité ; ce qui provoque de l’émoi dans l’assemblée. Il s’en tenait aux formulaires de demandes qui permettent mal de saisir les situations. À la fin de l’Université populaire, il s’entretient en particulier avec une personne qui vit en caravane depuis trente ans. Avec son appui, et après bien des péripéties, cette personne obtiendra un logement avec son appui.

Analyse des interactions

84En plus des composantes décrites dans l’Université populaire précédente, existent ici une mise en capacité par une information sur le droit (définition du logement insalubre) et un échange d’informations entre pairs et de savoir-faire (affiche pour prévention des expulsions). Il y a un partage d’expériences avec l’invité pour renforcer sa connaissance sur le non-accès au droit (« je suis très intéressé et très en colère de ce que j’entends »). Il y a une contribution à la création de droit (investissement pour faire avancer la législation sur le droit au logement opposable). Il y a instruction d’un responsable du logement qui découvre l’aspect humain du non-accès au logement (« On apprend beaucoup de choses en vous écoutant »). À la marge de l’Université populaire, il y a le rétablissement du droit par l’obtention d’un logement.

85Dans cette Université populaire, c’est plutôt la dimension collective du droit qui est au centre des interactions.

Interactions dans la sphère du monde

Université populaire du 4 novembre 2003 : Le Forum social européen

Dialogues

86L’invité est Raphaël Volovitch du CRID (Centre de Recherche et d’Information pour le Développement), un des organisateurs du Forum social européen.

87L’invitation introduit la réflexion en ces termes : Le FSE est une réunion de personnes et d’associations qui luttent pour plus de justice dans les relations entre les pays du monde. Pour préparer, il est demandé ceci : apportez un objet qui a été fabriqué dans une autre partie du monde. Dites si vous vous sentez concerné par la pauvreté dans le monde ? Pourquoi ? À votre avis, que faut-il faire pour aider un pays à se développer ?

88La présentation des objets met en évidence que chacun est en lien avec différents pays du monde. Le sujet n’est pas facile, mais les militants se sentent très concernés. Ce qui touche en premier, c’est la souffrance vécue dans les pays pauvres qui rejoint la leur, celle vécue dans les pays riches, tout en la dépassant.

89M. Danielo (militant) :

Moi, ça me touche beaucoup car je suis passé par des jours de galère. Je suis arrivé à remonter la pente mais je ne voudrais pas que des gens restent dans la pauvreté toute leur vie. On voit à la télévision le peu de moyens qu’ils ont, c’est incroyable.

90La notion de gaspillage entre dans la problématique, elle est jugée choquante. M. Dufauroux (militant) :

Je veux parler du gaspillage, j’en vois beaucoup. On voit dans les débarras, les caves, des affaires qui sont presque toutes neuves et qui pourraient servir à d’autres, aux bébés, aux enfants. L’autre jour, quand je suis venu ici, une dame a dit qu’elle a eu un appartement et qu’elle dormait par terre, c’est pas possible. Je voudrais essayer de faire un projet pour les gens qui ont besoin.

91La notion de surconsommation est avancée et jugée nuisible. Mme Monnier (militante) :

Dans ma cuisine, il y a un grille-viande électrique, un robot Electrolux pour pétrir le pain. J’ai aussi un Kärcher et une cireuse. Un vendeur à domicile m’a poussée à acheter tout cela, à crédit. Il avait tous les papiers, il m’a fait signer sur-le-champ. J’ai aussi un fer à repasser ultramoderne et un canapé que j’ai mis quatre ans à rembourser avec la carte Cofinoga. Tous les mois, j’ai beaucoup de crédits pour des choses dont je ne me sers pas. En France, on pousse à consommer.

92M. Lemaître (militant) :

La Poste vous autorise un découvert de 400 euros ! C’est le piège. C’est honteux. C’est à dénoncer parce que c’est pousser les gens à l’exclusion. Au Forum social européen, je voudrais qu’on fasse passer le message que chaque être humain à de l’importance. Celui qui n’a rien, il ne gaspille pas.

93La conclusion évidente est tirée. Vient l’apport d’un participant originaire des pays du Sud. M. Pall :

En Mauritanie, à l’ouest de l’Afrique, nos principales ressources sont le poisson et le fer. Mais nous avons une très petite usine de transformation du fer qui ne suffit pas pour notre pays. Nous avons aussi des eaux très poissonneuses, mais il y a des contrats de pêche avec d’autres pays. Ils pêchent avec d’énormes bateaux. Il nous reste peu de chose. Au marché, les femmes trouvent les têtes des poissons et les arêtes.

94M. Godinot (économiste) fait un rappel historique :

La Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont été créés après la Seconde Guerre mondiale. C’était une catastrophe qui avait fait soixante-dix millions de morts dans le monde. Les États se sont mis ensemble en se demandant quoi faire pour reconstruire. Ils ont créé la Banque mondiale pour prêter de l’argent aux États pour reconstruire les pays dévastés. Puis ils ont créé le Fonds monétaire international pour aider le développement des pays. […] À certains moments, ces institutions financières ont aidé et, à d’autres moments, elles ont fait du mal aux pays pauvres.

95M. Merckaert (invité, organisateur du FSE) :

De l’argent a été prêté par ces banques à des pays pauvres. Mais on ne prête pas de l’argent gratuitement. On demande de rembourser davantage d’argent. Pour un dollar prêté, les pays doivent parfois rembourser sept dollars, ou plus. Ils ne peuvent plus rembourser leur dette. Certains pensent que cette dette devrait être annulée.

96Ensuite, vient la projection d’une vidéo sur « La Cour aux cent métiers », un lieu d’implantation du Mouvement Quart Monde au Burkina Faso. Des enfants ou des jeunes vivent à la rue dans la capitale car ils ont quitté leur village et leur famille à cause de la misère. « La Cour aux cent métiers » leur permet d’apprendre un métier et de revenir avec fierté dans leur famille.

97M. Sunderland (organisateur du FSE) :

Moi, à Londres, je vois beaucoup de sans-abri. C’est comme au Burkina. Je crois que ce serait possible d’apprendre des choses de cette expérience en Afrique.

98M. Pall :

Une leçon formidable de chez nous (en Afrique) c’est que les liens familiaux ne sont pas encore effacés. Ce sont les parents directs, papa-maman, soit l’oncle ou la grand-mère, qui arrivent à prendre en charge l’enfant.

99Mme Talbot (militante) :

J’ai été impressionnée par le film. J’aimerais bien y aller pour voir comment les gens vivent. C’est pas du tout la même chose que nous. Nous, on a des aides, mais eux ils n’en ont pas du tout. Il faut qu’ils se débrouillent par leurs propres moyens. Il faut avoir du courage pour tenir. Ça me donne du courage, ça me touche, quoi.

100Mme Biermann (militante) :

Chez nous, les jeunes peuvent apprendre à lire et à écrire et peuvent avoir des métiers assez importants : infirmière, pompier … Dans les pays pauvres, ils ont moins de facilités à apprendre puisqu’ils n’ont rien. […] Ici, les jeunes voient tellement de violence à la télévision, au lieu de voir des choses utiles. Ils voient la guerre, la guerre, la guerre ! et ça se reproduit dans les quartiers. Pendant la guerre, la France était pauvre, comment elle est devenue un pays riche ?

101M. Volovitch (invité) :

La France est devenue un pays riche parce que les gens ont été éduqués, le pays a parié sur l’école. On a pris de l’argent pour construire des écoles et former des professeurs et, vingt ans après, les gens ont été capables de faire beaucoup de métiers différents. Il y a aussi une administration qui fonctionne, par exemple, la Sécurité sociale. Il n’y a pas de secret, c’est comme cela qu’on devient un pays riche.

102Mme Cottereau (volontaire) :

On parle de richesse et de pauvreté, mais en fait, on peut vivre bien en n’étant pas riche. Quand la pauvreté est trop grande, elle détruit les gens et c’est la misère. Ce qu’on veut, c’est la justice, et que tout le monde puisse vivre.

103L’invité est déstabilisé car il est habitué à des publics qui ignorent la pauvreté et qu’il faut convaincre de son existence. Il n’a pas encore réfléchi à la solidarité envers les pays du Sud, par des personnes qui vivent la précarité. Finalement il formule ainsi sa réflexion :

On peut ne pas avoir beaucoup d’argent, mais avoir une vie riche. Ce soir, on vit une richesse d’échanges. La misère, c’est ce qui nous empêche de réfléchir, d’échanger et d’évoluer.

104Le groupe d’alliés montre un panneau sur les produits du « commerce équitable » que l’on peut trouver dans les supermarchés. Les produits sont payés un peu plus cher aux paysans des pays pauvres, pour leur permettre de vivre dignement.

105Colette Bourdeau (alliée) :

Il y a neuf produits : le café, le thé, la banane, le chocolat, les jus de fruit, le sucre, le riz et le miel. […] Ils portent un logo pour les reconnaître. C’est plus cher, sauf le chocolat.

106Céline des Camiers (alliée) :

Le Forum social européen rassemble des gens qui pensent qu’il n’y a pas de fatalité. Le Mouvement s’est dit qu’il faut rencontrer les gens qui veulent se battre pour plus de justice, pour plus de respect. Samedi matin, le Mouvement va faire un théâtre-forum pour réfléchir à la question : « Qu’est-ce qu’on fait devant la misère ? » D’autres associations : Amnesty International, Médecins du monde, Emmaüs France, et Barka, une association polonaise, réfléchissent avec nous. Nous sommes tous invités.

Analyse de l’articulation entre interactions et production de savoir

Construction collective de savoir et de sens

107Cette Université populaire et d’autres, comme « L’Europe de la dignité » à propos de l’élargissement de l’Union européenne et celle sur « l’euro », offrent des perspectives plus larges et des moyens de se situer dans le monde. Les militants font le lien entre leurs conditions de vie et celles des autres ailleurs dans le monde (« ça me touche car j’ai vécu des galères », « nous, on a des aides, eux ils n’ont rien »). Ils apportent des éléments à la problématique qui n’étaient pas évidents (« le gaspillage, c’est pas possible ») et (« on nous pousse à consommer »).

108Là encore, une production de sens s’établit collectivement au cours de la soirée : « chaque être humain a de l’im-por-tance » ; « celui qui n’a rien ne gaspille pas » ; « la misère, c’est ne pas pouvoir évoluer » ; « ce qu’on veut, c’est la justice et que tout le monde puisse vivre ».

109Des informations nouvelles sont amenées : reportage sur la Cour aux cent métiers et sur le commerce équitable. Elles sont à l’origine de nouvelles réflexions.

110Une dimension militante est proposée avec la possibilité de participer au FSE à Saint-Denis.

Université populaire du 27 septembre 2005 : Les médias

Dialogues

111Le thème consiste à savoir comment les médias traitent de la pauvreté. L’invité dialoguant avec la salle est Hervé Brusini, directeur de l’information de France 3. Il y a quatre journalistes et un haut fonctionnaire13 dans la salle. Madame Dokhélar, magistrate à la Cour des comptes est observatrice.

112Des informations sont données à la suite du cyclone sur la Nouvelle-Orléans, où se trouve une équipe du Mouvement. On visionne un reportage réalisé par la Télévision Suisse Romande14 qui montre un autre visage de la catastrophe : une résidente reste présente et distribue des vivres aux personnes les plus fragiles et isolées qui n’ont pas pu partir malgré les injonctions officielles.

113Sabine Fourras (militante) :

Ce qui me plaît, c’est qu’on fasse connaître vraiment la misère aux États-Unis. Ce qui me déplaît, c’est qu’il faut des catastrophes pour qu’on en parle.

114Hervé Brusini (invité) :

Dans le journal [télévisé], les sujets consacrés à la pauvreté ne sont pas nombreux. Il faut un événement qui soit prétexte à évoquer la pauvreté. Vous allez voir des sujets au journal où l’on utilise des images, des images qui servent de « tapisserie », ce qui est une violence absolue pour les gens. Le journaliste va donner des indications chiffrées sur la pauvreté, mais, dire en quoi la misère abîme quelqu’un, ça n’est pas évoqué.

115Les militants ont été invités à chercher des articles. Le groupe de Paris a trouvé des photos, un portfolio sur le site du journal Le Monde. Il illustre les expulsions des squats parisiens. On voit une famille dans une cuisine.

116Marie-Jeanne (militante) :

Cette photo m’a beaucoup frappée. C’est une famille avec de gros problèmes, des difficultés. Ils sont très soudés et unis. Malgré leurs problèmes, ils veulent montrer leur dignité. C’est très important pour moi, leur dignité.

117Hervé Brusini :

Je trouve que la question posée, qui est de filmer dignement la pauvreté, est fondamentale. […] Si [l’image] est digne, le spectacle de se voir est supportable, sinon, il ne l’est pas. Il faut savoir que les journalistes ont peur de parler de la pauvreté. Et donc c’est pour ça que c’est important que vous leur parliez.

118Ensuite les militants qui ont eux-mêmes participé à des articles ou reportages sont invités à analyser et critiquer le résultat.

119Valérie Cheston (volontaire) :

Une dame avait accepté de participer à une émission télévisée. On lui avait garanti que son visage serait voilé, qu’elle serait en plein anonymat. Finalement, dans l’émission, son nom a été dit. Sa famille a pu reconnaître la situation. C’était terrible.

120Hervé Brusini (invité) :

Ce n’est pas acceptable. Le problème, c’est que c’est irréparable. Il faut appeler le journaliste qui avait donné sa promesse et lui faire entendre ce qu’a été la destruction, le côté ravageur de ce qui n’a pas été tenu. Ça me semble important pour qu’au moins ça ne se reproduise plus.

121Blandine Grosjean (journaliste – parle de la salle) :

Dans mon journal, une chef a dit un dimanche midi que la « Une » serait sur les gens pauvres qui ne partent pas en vacances. […] Moi, j’avais fait un sujet là-dessus grâce à des syndicalistes, des gens comme ceux d’ATD Quart Monde, qui font partir en vacances. Le manque de respect, c’est de croire qu’on va pouvoir interroger les gens sur des choses aussi intimes, aussi violentes que la pauvreté et ne pas partir en vacances, ne pas offrir de vacances à ses enfants. Non. On ne va pas aller dans un quartier pauvre demander « Hé toi, tu as l’air pauvre, tu ne pars pas en vacances ? »

122On regarde un reportage d’Arte sur le rassemblement à Varsovie en février 2005 à l’occasion de l’élargissement de l’Union européenne.

123Roger Le Garrec (militant) a participé à ce reportage, il le commente ainsi :

La journaliste nous a dit qu’elle avait été dans les rues de Varsovie filmer des gens qui faisaient la queue à la soupe populaire et qu’on ne voyait que des silhouettes, qui se sont enfuies devant la caméra. Rentré en France, quand j’ai vu le reportage, j’ai bien vu la caméra s’approcher et les gens s’enfuir, mais on voyait aussi des visages, dont celui d’un homme étonné qui visiblement aurait préféré être ailleurs.

Moi, quand je vivais à la rue, je ne voulais surtout pas passer à la télé, j’avais peur que ma famille apprenne ce que j’étais devenu. Je ne comprends pas pourquoi cette journaliste nous a dit qu’on ne voyait que des silhouettes, alors qu’on voyait des visages.

124Hervé Brusini (invité) :

C’est du viol. Là, elle vole l’image. Ce qui s’est passé, c’est l’intrusion de sa caméra, c’est la violence de sa caméra à l’égard des gens. […] La manière dont est fabriqué ce sujet est totalement représentative du travail que l’on fait dans l’information télévisée. Ça ne va plus.

125Caroline Glorion (journaliste – parle de la salle) :

Quand les gens qui ont accepté qu’un journaliste vienne chez eux se sentent coincés, quels moyens ont-ils pour discuter avec le journaliste qui est là ? Quand ils sentent qu’on ne les respecte pas, qu’on essaye de les emmener sur des terrains qui les gênent énormément, qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?

126Hervé Brusini :

Il faut dire au journaliste qu’on n’accepte plus d’avoir son image à l’antenne. Une fois que vous avez dit cela, c’est fini. On ne peut plus vous utiliser.

127Mme Salmon (militante) :

J’ai été interviewée pendant deux jours par les journalistes. J’aide beaucoup une famille à Argenteuil sur les bords de la Seine. Ils m’ont filmée sous le pont et jusqu’à la caravane. Ils ont filmé la cour, les enfants, l’intérieur de la caravane. J’ai dit d’accord, c’est normal, il faut montrer la caravane. La famille était d’accord. Il y avait une gamine qui faisait des crêpes. À la fin le journaliste m’a demandé s’il avait bien filmé. Alors J’ai dit : « Non. Vous avez vu l’étagère avec les croûtons de pain. Vous l’aviez déjà filmée et vous avez osé refilmer quand le rat est passé. Il y a des enfants ; si une assistante sociale voit cela, ça peut porter préjudice aux enfants et à la famille ». J’ai vu le reportage, ça a été retiré.

128Hervé Brusini :

Je trouve que c’est intéressant de ne pas se mettre en position de soumission face aux médias. Vous, vous répliquez. Vous affirmez votre existence, vos souhaits, puis on dialogue. Surtout ne jamais se dire qu’une caméra nous met dans un état d’infériorité. Mais c’est sûr que c’est hyper impressionnant.

129Noël Copin (journaliste) conclut la soirée :

J’ai été passionné par cette soirée. En quelques heures, on a eu les questions essentielles qui se posent à des journalistes. En même temps, j’aurais tendance à plaider pour les journalistes. Je n’aurais pas fait cinquante ans ce métier-là, si je n’avais pas conscience de servir à quelque chose. Il faudrait arriver à créer de véritables rapports d’homme à homme pour que l’on arrive effectivement à se comprendre. Le journaliste qui ne sait pas ce que vous, vous êtes en droit d’attendre de lui, ce n’est pas un bon journaliste qui se conduit mal, c’est un mauvais journaliste. Il faut arriver à ce que les journalistes, de leur côté, sachent que leur métier ça consiste à comprendre. […] Dans les reportages de la Nouvelle-Orléans et de Varsovie, on a vu à quel point chacun d’entre vous et d’entre nous est sensible à la redécouverte de l’humanité de l’autre.

130Hervé Brusini (invité) :

J’aimerais restaurer la confiance avec les journalistes. Cette société pense que les journalistes sont responsables de tout et qu’ils sont une plaie pour la société. Le fait que nous puissions nous parler est essentiel. Il faut que nous, les journalistes, nous soyons en position de nouer la confiance. La confiance, c’est s’accorder la multiplicité des regards. Vous, vous faites prendre conscience au journaliste que s’il montre [le rat] il peut y avoir des conséquences épouvantables pour la famille. Il faut que les regards se fassent confiance et faire en sorte que la société prenne conscience du problème de la pauvreté.

131À la suite de l’Université populaire, Blandine Grosjean publie un article dans la rubrique « Rebonds » du journal Libération15.

Comment les médias montrent-ils les « pauvres » ? Comment nous, journalistes, pouvons-nous « témoigner » sans humilier ceux qui vivent cette pauvreté ? Comment pouvons-nous « dénoncer » la misère ou l’incurie publique, sans enfoncer encore plus ceux qui acceptent de raconter leur vie ? Comment respecter le droit à l’image et à la parole de ceux qui ne bénéficient même plus du droit à un toit, ni celui d’élever leurs enfants ? Comment leur reconnaître leur « dignité ». […] La dignité n’est pas un concept journalistique.

Pour L., c’est que personne n’écrive qu’elle a sombré dans l’alcool, « sinon, les gens qui connaissent ma famille vont dire tels parents, telle fille ». Pour cette famille, c’est d’obtenir qu’une équipe de télévision ne diffuse pas les images de rats courant dans la caravane « car si une assistante sociale voit ça, elle retire les gosses ». Ça n’a rien à voir avec la vérité, ni l’objectivité, ni même l’information. Ces histoires ont été racontées mardi à l’Université populaire d’ATD-Quart Monde.

132La suite de l’article raconte la réflexion autour des reportages de la Nouvelle-Orléans et de Varsovie et s’achève ainsi :

Au cours de la soirée, un monsieur avait lu le message d’un habitué de l’Université, hospitalisé : « Dites-leur que la misère abîme celui qui la vit ». La misère tient aussi à distance le journaliste. « Ça leur fait peur », dit un militant.

Construction collective de sens et de savoir

133Cette Université populaire sur les médias est riche en interactions et c’est certainement celle qui va le plus loin vers une production de savoir validé en commun.

134Il y a, à l’origine, un apport d’informations (reportage sur le cyclone) et la sollicitation de réaction (« ce qui me plaît, c’est qu’on fasse connaître la misère aux USA ») (« ce qui ne me plaît pas, c’est qu’il faut des catastrophes pour en parler »).

135Puis vient la sollicitation des expériences des militants et de leurs analyses, d’abord pour ceux d’entre eux qui ont choisi des exemples d’articles de presse (« cette photo m’a frappée car malgré ses difficultés, la famille veut montrer sa dignité »).

136L’invité fait avancer la réflexion commune en relevant la notion de dignité et la difficulté de montrer dans les médias la pauvreté avec dignité (« si l’image est digne, le spectacle de se voir est supportable, sinon, il ne l’est pas ») ; l’enjeu central du dialogue est posé.

137Ensuite, il sollicite l’assemblée et lui donne la responsabilité d’intervenir auprès des journalistes (« il faut savoir que les journalistes ont peur de parler de la pauvreté, c’est pour ça que c’est important que vous leur parliez »).

138Puis, vient l’analyse des expériences des militants qui ont donné des interviews ou participé à des reportages dans lequel l’anonymat promis n’était pas respecté (« finalement, son nom a été dit ») (« on voyait des visages »).

139L’invité reconnaît l’apport d’expériences des militants ; il « qualifie » leurs savoirs et l’interprétation de leurs expériences, et il les approuve (« ce n’est pas acceptable ») (« c’est du viol, là elle vole l’image »). Une autre journaliste confirme cette approche (« le manque de respect, c’est de croire qu’on va pouvoir interroger les gens sur des choses aussi intimes et aussi violentes que la pauvreté »).

140Une troisième incite les militants à avoir une attitude réactive vis-à-vis des journalistes (« quand les gens sentent qu’on ne les respecte pas, qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? ») Puis vient l’exemple d’une militante qui a osé affronter un journaliste pendant le tournage d’un reportage (« j’ai dit, non, vous avez osé refilmer quand le rat est passé ») (« j’ai vu le reportage, ça a été retiré »). L’invité encourage à ne pas se soumettre aux médias (« vous affirmez votre existence, vos souhaits puis on dialogue »).

141En conclusion de la soirée, il y a une avancée vers un consensus (« il faut arriver à créer de véritables rapports d’homme à homme pour arriver effectivement à se comprendre »). Il y a une production de sens (« les journalistes doivent créer la confiance, s’accorder la multiplicité des regards »).

142L’impact de cette Université populaire se poursuit au-delà de la soirée puisque Blandine Grosjean publie un article dans son journal qui reprend l’essentiel des débats. Cet article est une occasion de réflexion pour ses confrères.

Conclusion

143Les interactions à l’Université populaire sont le produit de nombreux facteurs simultanés. Le fait que la problématique du thème soit déterminée par les militants et que des réflexions préalables aient lieu dans les groupes de préparation permet un dialogue riche, fluide et bien centré sur le thème. La dimension émotionnelle de la rencontre est prise en compte. La variété des types d’animation ou de moyens pédagogiques employés permet une diversité de sollicitations intellectuelles. Un environnement didactique est créé par des apports de toute nature (photos, films, théâtre, textes de loi, articles de journaux…). La qualité de relations dans le groupe est fondée sur le respect inconditionnel, sur la reconnaissance de la dignité de chacun, sur l’exercice de la liberté, sur la réciprocité des interactions, et sur un engagement au changement de la part de chacun. L’ensemble du groupe a un projet émancipatoire : arriver à une compréhension commune du monde vu au prisme de la pauvreté afin de s’engager à la combattre.

144C’est ainsi qu’est créé ce lieu d’agir communicationnel. Une vraie rencontre s’établit dans le dialogue entre des personnes appartenant à des milieux socio-économiques extrêmement divers et dotées très inégalement d’une éducation formelle. Le déséquilibre des savoirs – entre les savoirs d’expérience et les savoirs théoriques – est supprimé. Les rapports de savoir sont inversés. Les rapports de pouvoir qui existent entre les personnes qui exercent des fonctions dissemblables dans la société tendent à être supprimés. Un terrain d’égalité, absolument indispensable à un dialogue, est créé dans toute la mesure du possible.

145L’Université populaire produit des interactions à partir de thèmes qui relèvent de trois sphères différentes : existentielle, juridique et culturelle. Les interactions existentielles vont permettre une émancipation ontologique : elles touchent la personne dans son estime d’elle-même, son image, sa valeur, la façon de penser sa vie. Les interactions dans la sphère du droit vont apporter une émancipation politique avec la connaissance et l’exercice des droits. Les interactions dans la sphère du monde vont apporter une émancipation sociale avec une exposition et des réflexions relatives à de nombreuses situations nouvelles.

146Les interactions permettent la construction de différents savoirs : instrumental, communicationnel et émancipatoire. Ces interactions agissent à deux niveaux : individuel et collectif. Au niveau individuel, il y a une multiplicité de savoirs qui sont produits simultanément par chacun, en fonction de ce que chacun est, de ce qu’il sait déjà et de ce qu’il ignore. Tous les membres de l’Université populaire entrent en même temps dans ce processus d’autoformation, tant l’invité spécialiste du thème que les volontaires, alliés et militants, et chacun construit son savoir.

147Grâce aux échanges, durant les deux heures de rencontre, s’établit progressivement la construction collective de sens et de savoir. Ce processus conduit à des prises de conscience collectives et à des transformations sociales. Ainsi l’effet émancipatoire de l’Université populaire ne se limite pas aux deux heures de la rencontre, mais agit bien plus largement : en amont par une mobilisation intellectuelle soutenue dans le temps et en aval par les multiples transformations sociales qu’elle permet.