Un projet paradoxal

1Dans cette problématique, nous sommes au cœur d’un projet paradoxal : donner la parole à ceux qui en sont privés, fonder le savoir sur ceux qui sont réputés en être dépourvus et vouloir donner la place de sujets à ceux qui sont privés d’existence sociale. Pour cela, il faut opérer un changement paradigmatique, inverser tous les schémas dans les différents champs concernés. Nous utiliserons une approche multiréférentielle pour aborder une problématique qui doit être saisie dans toute sa complexité1.

Émergence de l’acteur

2L’Université populaire Quart Monde comporte une dimension éthique puisqu’elle engage à un comportement humain différent vis-à-vis des personnes qui vivent la pauvreté et l’exclusion.

3Dans le champ sociologique de l’exclusion, il faut dépasser la problématique des déficits (incapacité, inexistence sociale), des positions de surnuméraire, de victime de l’habitus et de la reproduction sociale, de l’oppression. Il faut reconsidérer la problématique de l’incapacité à contribuer, de la privation de droit, du non-savoir, de la non-reconnaissance de sa propre identité.

4La personne exclue doit être envisagée à partir d’un autre paradigme ; il faut opérer un passage à la position d’acteur et la considérer comme actrice potentielle de son émancipation. Les sociologies sans sujets ne peuvent penser l’émancipation et ne peuvent s’opposer à la question de la reproduction et à l’aliénation de l’habitus. Les phénomènes sociaux doivent être analysés comme des constructions humaines. La formation et la transformation des relations sociales sont indispensables pour renouer avec la réciprocité, avec la reconnaissance mutuelle, pour rentrer dans le champ de la compréhension mutuelle et de l’expérience commune.

5Dans le champ psychologique, les théories du conditionnement doivent être remplacées par celles des interactions. Le poids de la honte, de l’indignité et de la culpabilité est pris en compte par la reconnaissance. La restauration d’identité fait échec à la privation de la reconnaissance de son identité personnelle et celle-ci ouvre sur la reconnaissance publique et politique. Le passage du sentiment de la honte et de la culpabilité à celui de la dignité est rendu possible par la déconstruction des mécanismes d’intériorisation de ces sentiments et par la production de situations nouvelles qui ne les nourrissent plus.

6L’Université populaire Quart Monde comporte une dimension épistémologique dans le sens où elle donne un nouveau statut aux savoirs d’expérience et aux savoirs coproduits. Dans le champ épistémologique, il faut passer du paradigme dans lequel le savoir est considéré comme un en-soi à celui du savoir construit. Le constructivisme reconnaît la production du savoir à partir de l’expérience ; il reconnaît le savoir qui est produit par l’autoréflexion et dans l’action sur le monde. Les rapports dans lesquels il s’inscrit sont considérés. Ceci est très important, car la modification des rapports au savoir aura un puissant rôle émancipateur.

7Dans le champ biocognitif se situe l’émergence de l’expérience et de l’autoréflexion sur son expérience. L’autonomie des savoirs d’expérience est reconnue. L’autoréflexion à partir de l’expérience produit de l’identité, du savoir et du sens. Ce nouveau paradigme reconnaît également les trois intérêts de connaissance : instrumental, communicationnel et émancipatoire.

Pratique de la conscientisation, de la formation, de l’émancipation

8Dans le champ pédagogique, il y a renversement des relations éducatives et abandon de l’enseignement frontal au profit d’une relation de formation par la pratique de la conscientisation. Celle-ci se fait par le dialogue et l’action sur le monde avec une large diversité de moyens. Elle s’inscrit dans une démarche émancipatoire.

9La question de l’éventuel manque d’intérêt de l’apprenant ou de la déconnexion entre l’expérience de l’apprenant et celui de l’éducateur disparaît. Il y a au contraire une mobilisation profonde de l’apprenant puisqu’il a le rôle moteur, ses intérêts sont au cœur du processus d’apprentissage et il se met en position de solliciter la démarche d’apprentissage, la production et l’acquisition de nouveaux savoirs.

10Dans ce nouveau paradigme, il n’y a pas d’enseignant qui aurait pour rôle d’instruire ou d’éduquer, mais il y a besoin d’un intervenant pour favoriser la formation en assurant une médiation et en offrant un environnement didactique.

11L’Université populaire Quart Monde comporte une dimension politique dans le sens où elle engage à revoir les relations entre les hommes ainsi que leurs contributions à la vie citoyenne et démocratique.

12Nous nous situons dans le champ philosophique de la transformation. La formation s’opère dans les transformations en lien avec les autres, avec soi-même et avec le monde c’est-à-dire dans une auto-éco-hétéro-formation. Cette autoformation est pratiquée en collectivité ; dans celle-ci, le pôle « hétéro » est particulièrement développé. C’est la coformation qui est notre nouveau paradigme. Cette coformation agit non pas seulement pour les personnes qui vivent dans la pauvreté, mais aussi pour les autres, et crée de nouveaux rapports sociaux qui s’inscrivent dans une dynamique politique d’émancipation.

13Dans le champ politique également, l’action sur le monde est rendue possible par la production de nouveaux rapports sociaux et par la production de savoirs qui ont un impact sur celui-ci. La transformation sociale passe par une action citoyenne qui tend à l’autonomie et donc à la libération de la grande pauvreté. Celle-ci permet de retrouver l’exercice de ses droits et responsabilités et de reconquérir la capacité existentielle de contribuer au monde.

14L’Université populaire Quart Monde touche aussi au champ de l’éthique puisqu’elle requiert la pratique de la liberté, de l’égalité, de la réciprocité, sans lesquelles les nouvelles relations prendraient le risque soit d’une stagnation, soit d’une nouvelle aliénation.

Articulation entre production de rapports sociaux et de savoirs

Recherche du sens de l’Université populaire Quart Monde

15Muni de ce cadre théorique multiréférentiel, nous formulons les questions de recherche.

16L’Université populaire Quart Monde est un dispositif qui est conçu avant tout pour les personnes qui ont l’expérience de la grande pauvreté et qui ont été exclues de l’accès aux droits et plus particulièrement le droit à l’accès au savoir. Nous cherchons comment est prise en compte la caractéristique fondamentale de départ qui est « l’éloignement de l’accès au savoir ». Aucun prérequis n’est exigé pour y participer, alors que, dans la quasi-totalité des structures éducatives, des prérequis non dits sont imposés. Implicitement, la maîtrise de la lecture, de l’écriture et d’une activité intellectuelle est requise ; celle d’une culture l’est aussi. Nous cherchons comment le dispositif de l’Université populaire Quart Monde s’adresse aux personnes qui, au départ, n’ont même pas conscience qu’elles sont capables de réflexion, d’expression et encore moins d’apporter à d’autres une contribution intellectuelle qui ait de la valeur.

17Nous cherchons à comprendre comment le savoir expérientiel et existentiel, le savoir caché dans l’expérience et dans les pratiques est mis au jour afin que chacun devienne lucide sur son savoir, puisse en acquérir de nouveaux et les utiliser pour travailler à sa libération. Nous verrons comment l’expérience est mobilisée, comment des savoirs en émergent et si de nouveaux savoirs sont produits, mobilisés ou agrégés.

18Nous cherchons à comprendre comment est mise en œuvre la relation dialogique. L’Université populaire Quart Monde est un dispositif collectif produisant de nombreuses interactions qui sont en lien avec les transformations qui s’y opèrent. Nous verrons comment elles sont médiatisées, quels en sont les moteurs, comment se joue la relation pédagogique, comment se construit la nouvelle relation au savoir, à soi-même et au monde. Nous verrons comment elles permettent la conscientisation, la pratique émancipatoire, les changements dans la vie et dans le monde. Nous mettrons en évidence la construction du savoir émancipatoire et montrerons les émancipations effectivement réalisées.

19Nous cherchons à comprendre comment est mise en œuvre la prise de conscience personnelle et collective, comment s’établit l’agir communicationnel qui la rend possible. Nous montrerons comment les transformations se produisent au sein du groupe que représente l’Université populaire et au-delà. Nous verrons comment ces relations se développent dans la réciprocité. Comment les personnes qui n’ont pas l’expérience de la pauvreté mais qui s’engagent dans cette démarche de production du savoir interagissent, et comment elles sont elles-mêmes transformées par ce mouvement. Nous verrons comment la pratique de la production de savoir émancipatoire produit en retour de nouvelles relations sociales qui transforment le monde.

Engagement au changement, reconnaissance, réciprocité

20L’hypothèse centrale, c’est-à-dire la proposition qui anticipe le lien entre les deux phénomènes au cœur de la recherche – la production du savoir et l’émancipation –, est celle de la mise en œuvre d’un rapport social spécifique. Une relation éthique, un engagement réciproque et collectif permettraient de créer au sein de l’Université populaire Quart Monde les conditions de la production du savoir émancipatoire. Cette relation inclut la reconnaissance, la réciprocité et l’engagement au changement, l’émancipation.

21L’entrée dans ces nouvelles relations modifie considérablement les rapports au savoir et permet de transformer l’identité, de faire émerger l’expérience, de produire du sens et du savoir. La possibilité d’entrer en contact avec le savoir des autres et le dialogue permettent de produire un nouveau savoir, un « savoir croisé » ou un « savoir de résilience » qui est un savoir libérateur.

22Autrement dit, nous faisons l’hypothèse qu’un nouveau rapport social permet la production de savoir émancipatoire et, symétriquement, que le processus de construction du savoir émancipatoire produit de nouveaux rapports sociaux.

23Nous verrons comment la raison émancipatoire appliquée à l’Université populaire est le lieu où peut s’établir l’agir communicationnel dans lequel va se jouer l’émancipation, non seulement pour les personnes qui vivent la grande pauvreté mais aussi pour les autres et pour le monde afin qu’il tende à ne plus générer l’exclusion.

Méthodologie pour la réflexion sur l’action par les acteurs

Remise en cause des méthodologies

24Une méthodologie spécifique va permettre de conduire notre recherche. Il est essentiel de réfléchir à la pertinence de la recherche dans les milieux de grande pauvreté et d’exercer un regard critique. Dans les méthodes de recherche traditionnelles ou sciences positivistes, le chercheur a l’entière maîtrise du sujet, des méthodes, de l’élaboration des résultats et ceux-ci sont destinés avant tout à la communauté scientifique. Ces méthodes fonctionnent lorsque les données émergent clairement et indépendamment du milieu. Or, dans les milieux de grande pauvreté, les intérêts des personnes ne sont pas perceptibles immédiatement ; ils demandent un long processus d’élaboration et la confiance envers le chercheur est un enjeu capital. Le langage, le système de relations sont autant de barrières dans la tentative de faire émerger les données. La méthode des sciences positivistes fonctionne lorsqu’elle est appliquée à des milieux proches de celui du chercheur et lorsque les intérêts du chercheur sont proches de celui des personnes interrogées, qu’ils soient exprimés ou non. Le milieu de grande pauvreté, tout comme les autres situations extrêmes – celles de la fin de vie, de la grande souffrance matérielle ou psychique, de l’exclusion –, permettent de poser des questions radicales à la recherche afin que les apports de celle-ci soient valides et utiles. Le chercheur, face à ces situations extrêmes, doit avant tout exercer sa responsabilité et ne pas produire un savoir qui risque de nuire aux personnes concernées. Or, la recherche peut faire courir des risques par des problématiques inadéquates, par des collectes de données biaisées, par des interprétations abusives des résultats. L’utilisation des personnes vivant dans la grande pauvreté comme informateurs sans reconnaître et solliciter leurs capacités réflexives peut représenter un danger.

25Dans un milieu où les personnes sont sans défense, vulnérables, peu maîtresses de ce qui est dit sur elles, sans possibilité effective d’exercer un droit de réponse parce que précisément défavorisées en matière d’expression, la recherche doit s’interroger. À quelles conditions apporte-t-elle des savoirs valides et utiles ? C’est un champ énorme qui s’ouvre et, là encore, il faut opter pour un nouveau paradigme.

La recherche-action existentielle

26Une épistémologie nouvelle est nécessaire. Barbier a étudié, expérimenté et théorisé les différentes approches et a défendu la recherche-action2, spécifiquement dans l’action éducative3. Dans celle-ci, le chercheur s’interroge sur sa recherche, sur sa position personnelle et il étudie son rapport avec le monde4.

27Bourdieu a permis aux chercheurs en sciences sociales de se défaire de l’illusion d’avoir la faculté de se soustraire à « la gravitation sociale », en d’autres termes au poids, à l’impact, aux conséquences et implications du champ social. Il attire l’attention sur trois facteurs déterminants : le contexte social du chercheur, la position du chercheur au sein de l’université et la déformation intellectualiste. Celle-ci intervient dès que le chercheur considère le monde comme un spectacle à interpréter et non comme porteur de problèmes qui doit trouver des solutions pratiques. Pour lui, le chercheur peut corriger la « gravitation sociale » par la réflexivité, mais le chercheur a toujours un statut à part, dominant et même surplombant la recherche, la formulation de la problématique, la collecte des données et leur interprétation.

28Une position radicalement novatrice consiste à produire de la connaissance avec les sujets étudiés, c’est la recherche-action. C’est :

une action délibérée de transformation de la réalité ayant pour double objectif de transformer la réalité et produire des connaissances concernant ces transformations5.

La recherche-action est éminemment pédagogique et politique. Elle sert l’éducation de l’homme citoyen soucieux d’organiser l’existence collective de la cité. Elle est par excellence de l’ordre de la formation. […] C’est une protestation contre la séparation entre la pensée et l’action6.

29Le processus de recherche est fondé sur la participation de « l’objet de recherche » qui devient « sujet »7. La formulation de la problématique vient d’un groupe dans un contexte précis. La collecte de données, les questions, sont celles de la communauté tout entière et non d’un échantillon censé être représentatif. Les instruments de recherche sont beaucoup plus interactifs et impliquent beaucoup plus les participants à la recherche que dans les méthodes classiques. L’évaluation et la qualité des données dépendent de la collectivité. Les données sont retransmises à la collectivité pour vérifier sa perception de la réalité, réorienter le problème et aller vers de nouvelles solutions. L’analyse et l’inter- prétation des données sont réalisées par le groupe au cours de discussions. Ceci exige une méthode, un langage qui soient accessibles à tous. Il y a un va-et-vient entre le chercheur et la collectivité qui concerne la communication des résultats, la vérification et l’interprétation.

30La présentation des résultats est faite à l’ensemble de la collectivité pour provoquer son évaluation. On ne peut dissocier la production des connaissances des efforts faits pour amener le changement. La recherche-action provoque une dynamique sociale. Le chercheur devient un simple médiateur du processus de recherche ; il doit permettre aux participants d’exprimer leur perception de la réalité, d’eux-mêmes, de leur lutte ou de leur émancipation. Son rôle devient plus politique.

31Plus avant, la recherche-action existentielle a toujours comme but de transformer la réalité et de produire des connaissances concernant ces transformations, cependant elle se centre sur l’identité ontologique et en particulier sur le sens de la relation à l’autre. Elle reconnaît une compétence au praticien social. Il peut faire lui-même de la recherche sur le lieu de son activité. Elle satisfait à la rigueur scientifique dans la mesure où elle rend explicite le cadre symbolique dans lequel elle se déroule, où elle annonce les champs conceptuels utilisés, et enfin dans la mesure où elle explicite l’implication du chercheur. Elle est développée collectivement. Il y a une participation active de chacun des acteurs, ce qui est indispensable pour la démarche de connaissance. Mais, de plus, les acteurs constituent un groupe impliqué en tant que « chercheur collectif ». Celui-ci est une entité qui est plus féconde que la somme des individus chercheurs. Un imaginaire collectif se crée dans le groupe et mobilise les individus.

32L’écoute sensible est une qualité d’écoute qui a pour but de créer un dialogue au sein du groupe, un « espace de parole » dans lequel chacun a sa place. Le questionnement permanent qu’elle permet est très créateur. L’écoute sensible s’appuie sur l’empathie. Le chercheur doit connaître l’univers affectif du groupe pour comprendre ses attitudes et comportements. Chacun dans le groupe est accepté inconditionnellement, personne n’est jugé ni comparé aux autres.

33Le chercheur collectif est aussi chargé de la rédaction du rapport final. Chacun des participants est « autorisé8 », bien plus que d’être seulement qualifié pour écrire ; il se fait auteur de sa propre recherche et production de connaissance, il se fait auteur de la transformation du monde qu’il a entamée et donc de sa propre transformation.

34Dans cette démarche, il y a un effet de coformation entre les différents acteurs de la recherche. Il ne s’agit pas de donner immédiatement son savoir mais d’accueillir celui des autres. Le produit de la recherche est unique, local et peu généralisable, mais une modélisation peut être tentée. C’est cette forme la plus aboutie de la recherche-action, la recherche-action existentielle, qui sera notre repère méthodologique.

Les trois pôles de la recherche

35La question posée est celle du sens donné collectivement à l’Université populaire Quart Monde. Elle revêt une importance existentielle pour ses participants puisqu’elle a un rôle émancipatoire significatif dans la vie des personnes qui y participent. S’investir dans une autoréflexion pour prendre conscience de sa transformation personnelle et la nommer, prendre conscience des transformations collectives, sont autant de démarches existentielles.

36Le souhait largement partagé par les membres de l’Université populaire est de réussir à mieux transmettre et faire comprendre ce qui est vécu, bâti et gagné dans cette « institution » difficile à définir. Ceci n’est pas surprenant vu les transformations épistémiques, politiques et existentielles qui s’y opèrent. La difficulté à expliciter touche parfois à la frustration. Cet effort pour dépasser cette difficulté se situe dans une perspective militante qui consiste à mieux faire partager un instrument de libération. Il s’agit donc de faire surgir un savoir projectif. Le chercheur entrant lui-même dans ce processus de coformation.

37La recherche de terrain porte sur l’expérience commune de la pratique de l’Université populaire Quart Monde en Île-de- France entre les années 2002 et 2006 incluses, période pendant laquelle nous en avons assumé la responsabilité globale et l’animation. Cette pratique se situe dans le contexte du Mouvement international ATD Quart Monde.

38Trois dimensions constitutives fondamentales de l’Université populaire Quart Monde ont été mises en évidence à partir de l’expérience pratique et de la recherche exploratoire pour charpenter la recherche de terrain.

39L’Université populaire comprend une dimension éthique puisqu’elle engage à un comportement différent vis-à-vis des personnes vivant dans la grande pauvreté ; elle comprend une dimension épistémologique dans le sens où elle donne un nouveau statut au savoir d’expérience et aux savoirs croisés, et une dimension politique dans le sens où elle engage à revoir les relations entre les hommes et leur contribution à la vie citoyenne et à la démocratie.

40Ces trois dimensions ont été explorées dans les entretiens de recherche. Trois questions simples ont été posées : Qu’est-ce que l’Université populaire pour vous ? Qu’est-ce que vous y avez appris ? Qu’est-ce que cela a changé dans votre vie ?

41Chaque entretien individuel d’au moins une heure a produit une très grande richesse de matériaux. À partir de la réflexion individuelle sur cette pratique commune, des significations et du sens ont peu à peu émergé. Ce sont tous les membres de l’Université populaire Quart Monde qui participent au processus de production de sens et de connaissance, avec la dimension de formation et d’émancipation qui en découle. En fréquentant l’Université populaire, les participants la découvrent, ils l’utilisent, ils la construisent et à ce titre, ils ont un savoir d’action à découvrir et à expliciter.

42La recherche est limitée à un public précis : les personnes qui ont fréquenté l’Université populaire pendant les cinq années de référence et qui ont donc une expérience commune. Chaque année, environ 350 personnes ont figuré au fichier et ont reçu les invitations. À peu près la moitié sont des membres actifs, les autres étant en lien parce qu’ils avaient participé antérieurement et souhaitaient garder contact. La moitié des participants ont l’expérience de la pauvreté. Ils sont appelés les militants9 pour insister sur leur rôle d’acteur dans la libération. Nous retiendrons ici avant tout leur expérience de la pauvreté.

43Les autres membres de l’Université populaire sont des personnes qui la fréquentent au titre d’une formation et d’un engagement : des alliés et des volontaires10. Ceux-ci sont également partie prenante de la recherche. Enfin, des invités ou experts des thèmes abordés ainsi que des observateurs ont été interrogés pour la recherche. Ces derniers ont une position beaucoup plus extérieure à un dispositif qu’ils ne fréquentent qu’une fois et sans engagement.

44Les quatre catégories de participants à l’Université populaire ont été sollicitées pour cette recherche. Il était indispensable d’introduire cette complexité afin de créer une plus grande intersubjectivité et de conférer une rigueur supplémentaire à l’analyse. Quarante et une personnes ont donné des entretiens dont vingt-cinq militants et seize personnes n’ayant pas d’expérience vécue de la pauvreté. Tous les membres de l’Université populaire ont été informés de la recherche et introduits dans les enjeux formulés ainsi : ils sont détenteurs d’un savoir-faire, d’une pratique collective qu’il serait précieux de faire partager à d’autres.

45Les militants membres de l’Université populaire ont, par définition, une plus ou moins grande maîtrise de l’expression orale, de la lecture et de l’écriture. Bien entendu, personne n’a été écarté des entretiens pour difficulté d’expression. Il était toutefois nécessaire que chacun ait une pratique de l’Université populaire qui lui permette de soutenir la réflexion et de formuler des exemples, c’est-à-dire avoir participé au moins à plusieurs séances.

46Notre méthodologie est complexe et originale. Elle comprend une articulation entre trois pôles : le premier composé des membres de l’Université populaire en relation individuelle avec le praticien-chercheur, le deuxième composé du chercheur collectif et le troisième du chercheur collectif élargi.

47Pour tout le processus, les militants sont acteurs de la recherche. Chacun est défini comme portant un savoir d’expérience spécifique. Tous sont acteurs non seulement pour l’information et le recueil des données, ce qui relève déjà d’une autoréflexion sur l’action, mais aussi pour l’analyse des données de façon collective et en boucle comme le préconise la recherche-action ; en va-et-vient entre le chercheur et les collectifs de recherche.

48Cette démarche est d’ailleurs proche de celle qui est constamment pratiquée à l’Université populaire. La conduite de la recherche est tout à fait cohérente avec la pratique courante de celle-ci pendant les temps d’évaluation et de programmation et même pendant les rencontres ordinaires qui relèvent de la formation par une autoréflexion.

49Le premier pôle est celui du praticien-chercheur en relation individuelle avec les militants. Mon positionnement en tant que chercheure a été clairement exposé à tous. Je travaille au sein de l’Université Paris VIII pour bénéficier de la rigueur et des ressources de la pratique universitaire. En tant que praticien-chercheur, j’ai assumé le rôle de médiatrice du processus de recherche en le construisant avec les personnes concernées, en prenant tour à tour la position d’historienne, de militante, de sociologue, de pédagogue.

50Je suis chercheure impliquée dans une expérience commune puisque la recherche évoque des événements communs à tous, que nous avons « coproduits ». Ceci est vrai pour chacune des personnes interviewées. C’est là que la rupture épistémologique est la plus grande. Elle permet d’accéder à la « compréhension », aux significations, aux processus en œuvre. La méthodologie a permis d’interpréter de façon individuelle puis collective des expériences partagées. Il est très éclairant de découvrir grâce à la recherche que les mêmes expériences ont des significations très différentes pour les uns et pour les autres en fonction de ce que chacun est, de ce qu’il sait, de ce qu’il investit dans l’expérience, mais au total une signification collective se dégage.

51Le deuxième pôle est celui du chercheur collectif. Un groupe homogène de militants a travaillé régulièrement pendant un mois et demi à raison d’une journée par semaine. Le but était de donner une interprétation collective à des extraits de transcriptions d’entretiens des militants. Ceux décrivant les processus en œuvre à l’Université populaire ont été choisis pour être analysés, débattus, interprétés et autorisés.

52Chaque extrait d’entretien rendu anonyme – appelé texte source – était lu à haute voix puis analysé. Chacun devait relever les passages significatifs, expliquer son choix, attribuer un mot-clé au passage. D’autres expériences, similaires ou différentes étaient sollicitées. Les différentes interprétations étaient débattues. Des points de consensus comme des points de divergence émergeaient. Les débats étaient intégralement enregistrés puis retranscrits et faisaient l’objet d’une synthèse, validée au cours de la séance suivante.

53Cette étape de la recherche a été transformatrice pour les militants. Ils étaient très curieux de découvrir les réflexions que leurs pairs avaient formulées pendant les interviews et désireux d’infirmer ou de confirmer les points de vue. Ils se sont sentis investis d’une responsabilité supplémentaire en saisissant mieux la globalité de l’Université populaire. Ils ont été très éloquents sur le processus du « passage de la honte à la fierté » et ont réalisé de nombreuses prises de conscience à propos du processus de la « libération ».

54Cette étape a été transformatrice pour moi en tant que chercheure qui s’est sentie davantage « autorisée » dans l’interprétation des données. L’insistance des militants sur le rôle de l’éthique de la reconnaissance, et des valeurs apportées par les volontaires et alliés, a été considérable. Elle a permis d’éliminer en partie le « point aveugle » du praticien engagé pour qui l’éthique est un allant de soi.

55Le troisième pôle, le chercheur collectif élargi, a été le lieu de la restitution des interprétations du premier chercheur collectif avec une autorisation qui est passée par une rédaction collective. Les mots clés ont été la base de la rédaction commune. Cette étape particulièrement exigeante, qui nécessite un consensus, a représenté la forme la plus aboutie de réflexion commune.

56Dans cette étape, les transformations les plus importantes ont eu lieu à partir des réflexions des invités. Les militants avaient peu conscience de tous les savoirs dont ils étaient la source et de tout ce que les invités pouvaient apprendre d’eux. De même, les réflexions des volontaires et alliés ont étonné. Des prises de conscience radicales ont eu lieu. Les échanges sur l’émergence de l’expérience l’ont été pour moi. Les réflexions des militants ont parfois été étonnamment proches de celles des théoriciens de la reconnaissance, de l’expérience et de l’émancipation.

57On mesure là la dimension transformatrice et émancipatoire de la recherche élaborée en cohérence avec le projet de l’Université populaire. La méthodologie renforce et explicite la thèse. Elle est en elle-même un produit important.

Schéma de la méthodologie mise en œuvre

Les matériaux conjugués

58Les matériaux existants et les matériaux recueillis ont été conjugués. Le Mouvement ATD Quart Monde a une pratique exceptionnelle dans la rigueur du recueil des matériaux d’archives11. Toutes les séances d’Université populaire depuis l’origine ont été enregistrées, retranscrites et archivées ainsi que leurs préparations et évaluations parfois sous forme de comptes rendus. Ces matériaux ont permis d’établir l’histoire et le projet théorique de l’Université populaire selon son fondateur.

59Pour les cinq années de référence, nous avons disposé des retranscriptions qui représentent des données objectives produisant un contexte fort et crédibilisant.

60Les entretiens individuels ont été recueillis selon la méthode de l’entretien semi-directif préconisé par Vermersch12 : l’entretien d’explicitation qui a pour but de soutenir le plus possible l’autoréflexion de la personne interrogée. Les trois questions ont été annoncées à l’avance aux militants. Certains ont réfléchi avant l’entretien, d’autres non ; certains ont relu des comptes rendus d’Université populaire – qu’ils gardent comme outil de référence – pour répondre avec le plus de précision possible. Deux militants ont écrit leurs réflexions avant l’entretien et ont transmis leur écrit.

61Les vingt-cinq entretiens ont été analysés systématiquement selon deux axes, synchronique et diachronique. L’axe diachronique a permis de mettre au jour des évolutions dans le temps, des évolutions dans les transformations personnelles, dans l’émancipation, dans l’activité de l’Université populaire en tant qu’institution.

62L’axe synchronique a permis d’opérer une analyse thématique, en fonction des occurrences observées. La première prise de parole, totalement libre et non interrompue pour chaque entretien, a donné les thèmes principaux. Puis les développements dans le cours de l’entretien ont donné des sous-thèmes.

63Les citations relevées proviendront le plus souvent du corps de l’entretien, au moment où la réflexion est la plus élaborée.

64En plus de toutes les précautions méthodologiques exposées précédemment, deux aspects méritent d’être explicités : les possibles difficultés d’expression des personnes interviewées et la proximité entre le chercheur et les acteurs.

65Les possibles difficultés d’expression sont prises en compte de la même façon qu’à l’Université populaire. La pratique de l’écoute sensible est un recours précieux. Chacun est crédité a priori par l’ensemble du groupe de la capacité de réflexion et d’expression. De l’attention et du sens sont accordés à l’expression, ce qui la facilite énormément. Il peut y avoir des expressions ou des mots de vocabulaire employés de façon inhabituelle ; parfois des périphrases sont très expressives et doivent être comprises comme des métaphores explicites. Les métaphores apportent de la vigueur au langage et parfois un sens nouveau. Une simple vérification du sens peut être obtenue rapidement. Si la périphrase est ambiguë, il est nécessaire de procéder à une clarification. Elle n’interviendra pas nécessairement immédiatement pour ne pas couper le fil de la réflexion mais après un moment de pause plus propice et plus naturel. Une reformulation peut être demandée, parfois une suggestion peut être faite mais sans exagération, car elle pourrait induire un sens qui était absent dans la réflexion initiale. Il existe là une tension normale qui ouvre sur l’acquisition de nouveaux mots de vocabulaire. Si la clarification n’est pas encore faite, une confrontation avec d’autres militants est très efficace pour aboutir à une expression comprise par tous.

66Par ailleurs, les personnes qui ont eu une éducation formelle poussée, par exemple les invités, peuvent elles aussi avoir une expression difficile d’accès, théorique et peu illustrée d’exemples, parfois même confuse. Là aussi, des clarifications voire des « traductions » du langage recherché en langage commun sont nécessaires. Cette médiation est indispensable à l’intercompréhension.

67La proximité entre le chercheur et les acteurs comporte des avantages. La confiance des acteurs est acquise. Leur compréhension du projet de recherche est établie. Le chercheur est rompu au contexte, à la compréhension de l’expression. Il a une expérience commune avec les acteurs, revisitée à chaque étape de la recherche, qui favorise la production de savoirs.

68La proximité affective des acteurs risquerait d’être un écueil dans la mesure où elle inviterait à dire ce qui est supposé être attendu par le chercheur. Cet écueil ne sera jamais totalement levé. Le Grand résume cette situation par la formule « la bonne distance épistémique n’existe pas13 ». Mais là encore la conscience de cette difficulté est d’un grand secours. La pratique de l’entretien d’explicitation permet de se centrer sur les faits, les exemples, de demander des précisions sur les actions, sur les évolutions et permet de passer des impressions et sentiments aux faits avérés et vérifiables par la communauté. Elle permet de pousser l’autoréflexion. Des questions simples situent ce terrain : que s’est-il passé ? comment ? qu’y avait-il avant ? après ? qu’avez-vous fait ?

69Le chercheur peut aussi s’égarer dans une question inductive. La transcription et la relecture de l’interview permettent tout simplement d’ignorer dans l’analyse le passage insatisfaisant.

70De façon générale, la technique de la recherche-action existentielle permet de lever ces écueils. La pratique de l’écoute sensible – accorder du sens à toute expression, aux métaphores, aux dissonances, à l’original – est un réel atout. Elle permet surtout un regard de l’intérieur, qui comporte des points aveugles inéluctables, mais qui permet de « comprendre » plutôt que d’expliquer.

Conclusion

71Il est nécessaire de changer de paradigme dans tous les champs de référence pour penser l’émancipation de la pauvreté par l’accès au savoir. Il faut remettre en cause la relation éducative et abandonner l’enseignement frontal au profit de la formation qui passe par la pratique de la conscientisation.

72Il faut conférer la position d’acteur à la personne qui s’éduque comme à celle qui favorise l’éducation. Il faut entrer dans des interactions qui établissent la reconnaissance et restaurent une identité positive. Il faut considérer le savoir non pas comme un en soi, mais comme une co-construction qui intervient dans des interactions. Il faut considérer le rapport au savoir dans toutes ses dimensions et s’appliquer à les changer radicalement. Il faut accorder de l’importance aux savoirs d’expérience et leur accorder leur autonomie. Il faut reconnaître que l’autoréflexion sur l’expérience est une source puissante d’émancipation par la production d’une nouvelle identité, de sens et de savoir.

73Munis de ce cadre théorique, nous pouvons formuler les questions de recherche. Nous souhaitons comprendre comment interviennent ces interactions dialogiques au sein de l’Université populaire Quart Monde et quelles sont leurs conséquences quant à la production d’identité, de sens, de savoir et enfin d’émancipation.

74Nous formulons l’hypothèse que la mise en œuvre d’un rapport social spécifique incluant la reconnaissance, la réciprocité et l’engagement au changement permet la construction du savoir émancipatoire et que, symétriquement, le processus de construction du savoir permet la production de nouveaux rapports sociaux.

75Ces hypothèses seront mises à l’épreuve par la recherche de terrain pour laquelle une méthodologie ad hoc a été conçue. La recherche-action existentielle qui met en œuvre l’autoréflexion en collectivité est la forme de recherche la plus appropriée dans les milieux de grande pauvreté. Elle permet une approche qui reconnaît l’être humain dans son entier et qui lui confère une identité forte d’auteur. Elle évite les écueils très répandus dans les recherches concernant la grande pauvreté.

76La méthode décrite répond aux exigences évoquées : les membres de l’Université populaire ont un statut d’acteurs dans la recherche ; l’identité de chacun est respectée ; le cadre de la recherche est clairement exposé et ses buts sont partagés par tous. C’est une réflexion sur l’expérience commune de l’Université populaire.

77Des méthodes interactives, collaboratives et complexes sont mises en œuvre avec les trois pôles de la recherche. Elles permettent la compréhension, l’interprétation de ce qu’est l’Université populaire. Une dimension de coformation est présente dans cette recherche et tend à l’autonomisation des acteurs et à une optimisation de la production de savoirs. Cette méthodologie cohérente avec la visée émancipatoire de l’Université populaire est en elle-même un produit significatif de la recherche.

78Dans la partie exploratoire de notre recherche, nous avons cheminé à travers le temps, du xix^e siècle, avec la coopération des idées, aux Universités populaires contemporaines. Nous avons appréhendé les conceptions du savoir, de l’apprendre, de l’émancipation, et de la conscientisation pour aboutir à la formulation de notre problématique comme une articulation entre les rapports sociaux et la production de savoir. Nous allons maintenant analyser le processus de la construction du savoir émancipatoire à l’Université populaire Quart Monde.