Le goût de la beauté, l’art d’aimer
p. 277-280
Texte intégral
Ce sont des contes, au sens étroit du mot, des fables, non toutefois
d’abstraites allégories…
Éric Rohmer, 1956, à propos de Monsieur Arkadin
1Au cours de nos rencontres, Alain Bergala a rappelé combien Rohmer avait cherché, tout au long de son œuvre, à combiner « les chemins à suivre » et « les chemins à frayer ». Agençant à sa manière « des postulations contradictoires qui sont les postulations fondamentales du cinéma », conciliant notamment l’idée du beau et la multiplicité de ses incarnations, son univers allie la rigueur d’une architecture classique sans faille et le goût du détail relevant « de la singularité de son désir ». Et si la géométrie pure et la perfection de la profondeur le préoccupent en effet, le charme des apparences attire tout autant ce « goûteur de petites différences ». Chez lui, « le désir de filmer est un désir concret, plan par plan : objets, corps, couleurs, lumières. » Pour Rohmer, la beauté n’est pas séparable de l’émotion et du trouble que procure son évidence.
2Motif récurrent de la pensée et de la pratique rohmériennes, le goût proclamé de la beauté résulte chez lui de la fréquentation continue des différents arts et de l’appréciation de la spécificité historique et formelle de chacun. Son esthétique cinématographique s’est forgée, mûrie, enrichie, renforcée du contact des autres arts, des certitudes qu’il y a puisées :
Le plaisir de l’œil, que dispense la peinture, ou de l’oreille la musique, ne prouve pas non plus la grandeur de l’une ou de l’autre. Ce qui compte, c’est qu’elles aient été le champ ouvert à l’exercice de quelques hommes qui les ont faites grandes plus qu’elles ne les ont faits grands, et sans qu’elles eussent été reléguées au pur rang d’art d’agrément. De même, le cinéma, pour moi, n’est grand que parce qu’il a donné libre essor au génie d’un Griffith, d’un Murnau, d’un Renoir, d’un Hawks, etc., [… ]1.
3Encore la beauté de ces œuvres classiques se réduit-elle mal au classicisme historique. Pas plus que Les Amours d’Astrée et de Céladon, lumineuse et énigmatique œuvre testamentaire de Rohmer, ici radiographiée à travers quatre perspectives différentes. Jean-Loup Bourget relève combien cette étonnante pastorale en costumes rejoint et éclaire les « films de plage » modernes. Combien aussi les innombrables marques et motifs visibles ou « enfouis » d’un style qui emprunte à la « grécité » antique et à ses avatars classiques2 entrent en contradiction avec un christianisme qui semble progressivement céder sous « l’omniprésence du désir ». Françoise Lavocat va dans le même sens : en suivant les jeux et les échanges ambigus du « semi-dévoilement et [du] travestissement », du naturel et de l’artifice, du mensonge et de la vérité, le spectateur d’aujourd’hui verra moins dans le film « une fable de la fidélité » qu’une fable du désir, un troublant « conte érotique et moral ». De même le motif érotique des « belles endormies3 », ici relevé par Ivan Hérard, se déploie dans Les Amours d’Astrée et de Céladon et traverse l’œuvre entière.
4En 1959, Rohmer trouvait chez le Renoir du Déjeuner sur l’herbe la même liberté, le même bonheur créatif, le même « luxe de sensualité » qu’offrent, en leur « vieillesse heureuse », les classiques : « un Titien, un Beethoven ou un Goethe, ou encore un Cézanne, un Matisse, un Renoir père4 ». Plus encore que La Marquise d’O, autre subtile et tortueuse fantaisie moderne qui traite, selon la formule de Francis Vanoye, du « clivage » entre l’amour et l’érotisme, Les Amours d’Astrée et de Céladon achèvent de consacrer la présence rayonnante et charnelle, dans l’œuvre de Rohmer, de l’amour profane.
5De l’Entretien sur Pascal réalisé pour la télévision en 1965 aux dialogues entre Vidal et le narrateur de Ma nuit chez Maud en 1969, s’est constituée la figure d’un Rohmer frotté d’un jansénisme que toute l’œuvre contredit ou du moins contrarie. L’auteur des Pensées mettait en doute la possibilité de superposer la beauté profane obtenue par le respect des lois de la perspective et une Beauté qui relèverait d’un autre ordre, moral, spirituel, sacré : « Il n’y a qu’un point invisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais, dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera5 ? » Rohmer attend du cinéma, tout au contraire, qu’il multiplie, croise, oppose, fasse jouer et dialectise les perspectives, qu’il active les circuits et les circulations entre l’intime, le privé et le politique, le profane et le moral, sans parler du sacré (dont parle l’athée Pasolini, bien plus que ne le fait le catholique Rohmer).
6Loin de l’affirmation surplombante de Pascal, Rohmer multiplie les effets d’incertitude et de contradiction à hauteur d’homme. Parmi ceux-ci, ces effets de trouble qui relèvent peut-être d’une « rhétorique » (Ivan Hérard) et jaillissent peut-être aussi d’une source plus libre et plus érotique. Tout naturellement les désirs que suscite la vue des beaux corps (dont Le Genou de Claire fournit l’un des meilleurs exemples) inspirent à Rohmer ses fables. Toutes tournent autour des machinations (perverses ?), des affabulations et des fantasmes où Eros a sa part ; toutes inspirent des « manipulations de perspectives » moins destinées selon Francis Vanoye à opérer des dévoilements qu’à autoriser des déplacements qui masquent et révèlent avec insistance des « remparts » contre le fécond désordre amoureux. Pour autant et sous les apparences limpides de la surface, Eros assure en profondeur la vie secrète de l’œuvre.
Notes de bas de page
1 « L’âge classique du cinéma », in Éric Rohmer, Le Celluloïd et le marbre, Paris, Léo Scheer, 2010, p. 22-23.
2 Dont le tableau de Simon Vouet, Psyché observe Eros (1626-1629), paraît l’un des plus riches de résonances par rapport à l’œuvre de Rohmer.
3 Ce motif a fait l’objet d’une étude de Françoise Lavocat : « La belle endormie de la fable au roman », in Le Corps romanesque, sous la direction de Monique Moser, Québec, Presses de l’université de Laval, 2009.
4 « Jeunesse de Jean Renoir » [Cahiers du cinéma, no 102, décembre 1959], repris in Le Goût de la beauté, Paris, Flammarion, « Champs. Contre-Champs », 1989, p. 271.
5 Pascal, Pensées 85 (83), dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 1112.
Auteur
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Laurence Schifano
Agrégée de lettres modernes, professeur émérite d’études cinématographiques à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, Laurence Schifano est spécialiste du cinéma italien auquel elle a consacré plusieurs ouvrages de référence, dont Le Cinéma italien de 1945 à nos jours. Crise et création (Paris, Armand Colin, 1995, 2005, 2011) et Visconti. Une vie exposée (Paris, Gallimard, « Folio », 2009). Auteur d’une étude critique sur l’Orphée de Jean Cocteau (Paris, Atlande, 2002), elle a édité et préfacé l’ouvrage Présences d’Olivier Assayas (Paris, Gallimard, 2009). Elle a dirigé La Vie filmique des marionnettes (Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008) et codirigé, avec Martial Poirson, L’Écran des Lumières (Oxford, Voltaire Foundation, 2009) et Filmer le 18e siècle (Paris, Desjonquères, 2009). Avec Marie Martin, maître de conférences à Poitiers, elle a dirigé l’ouvrage collectif Rêve et cinéma. Mouvances théoriques autour d’un champ créatif (Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012). Ses travaux portent sur la question des fractures esthétiques, sur l’historicité et la modernité, sur les relations créatives entre les arts.
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Rêve et cinéma
Mouvances théoriques autour d'un champ créatif
Marie Martin et Laurence Schifano (dir.)
2012
Eisenstein – Leçons mexicaines
Cinéma, anthropologie, archéologie dans le mouvement des arts
Laurence Schifano et Antonio Somaini (dir.)
2016
Muséoscopies
Fictions du musée au cinéma
Joséphine Jibokji, Barbara Le Maître, Natacha Pernac et al. (dir.)
2018