Le classicisme, une question française ?
p. 157-159
Texte intégral
Soyons les Boileau d’un art trop jeune pour redouter les La Harpe.
Maurice Schérer, 1949.
1 Le travail théorique et créateur de Rohmer se développe sur fond d’un renouveau formel qui, dans le cinéma européen de l’immédiat après-guerre, a pris la forme libératrice, anti-fictionnelle, de la modernité et en France, de la Nouvelle Vague. Mais à ses yeux, le 7e des arts marche d’un autre pas que les autres ; ses avancées seraient paradoxalement d’arrière et non d’avant-garde ; Rohmer expose sa théorie dans un article qui paraît dans Combat le 15 juin 1949 sous le titre « L’âge classique du cinéma1 » ; il y affirme alors qu’« au cinéma le classicisme n’[est] pas en arrière, mais en avant2 ».
2Noël Herpe suggère que l’anti-modernisme de Rohmer serait plus superficiel qu’il n’a bien voulu l’afficher. Allons plus loin : son œuvre n’est-elle pas précisément à la jonction du classicisme et d’une modernité spécifique ? Son classicisme ne requiert-il pas la double perspective des théories de la modernité et des œuvres modernes – y compris les siennes ? Rohmer lui-même relativise en 1983 la « naïveté réactionnaire » de ses prises de position d’alors, suggérant des interactions qu’il excluait par le passé. La modernité n’est-elle pour lui que l’idiome contemporain, langue par laquelle les œuvres instaurent une relation « entendue » avec le public ? Ou est-elle bien présente, affirmée comme un principe formel aussi légitime et créatif qu’a pu l’être le classicisme ? L’hypothèse n’est pas à écarter que la voie française du classicisme et du « sans âge » doive en passer chez lui comme chez Robert Bresson, comme chez Philippe Garrel, par les cheminements à travers le discontinu, le vide, les ellipses, les syncopes, les errances, le mutisme même, autant de stylèmes liés aux œuvres ouvertes de la modernité, tant dans le domaine de la littérature et de la musique que du cinéma. Il n’est pas d’ailleurs exclu que l’on trouve dans sa théorie comme dans sa pratique du plan et du montage quelques-uns de ces traits dans lesquels Jacques Rancière reconnaît le passage contemporain de l’âge de la représentation à l’âge esthétique, à l’« après-littérature3 ».
3 Jean Albert Bron et Giorgio De Vincenti proposent une remontée jusqu’aux racines baziniennes et aux œuvres, tout en soulignant les points de tension et la dynamique interne des récits rohmériens. « La fausse clarté des énoncés dans les Contes moraux » relèverait ainsi d’une réversibilité constamment relancée entre les pôles contradictoires du classicisme et de la modernité, du dire et de l’opacité que Jean Albert Bron qualifie de dialectique. Le pari pour la foi dans la lumière classique s’élabore sur fond moderne de doute et de soupçon par rapport aux certitudes rationnelles et humanistes. L’analyse de l’activité critique et théorique de Maurice Scherer, dans les années de l’après-guerre, permet à Giorgio De Vincenti d’ouvrir des perspectives sur une modernité plus radicale qu’on ne s’y attend chez un cinéaste passablement prévenu contre les avant-gardes mais qui se réclame à la fois de la pensée bazinienne et des propositions radicales du lettrisme et de Jean Isidore Isou. Plus largement, De Vincenti définit et situe l’esthétique spiritualiste de Rohmer dans la perspective qu’ouvrent les avancées scientifiques sur la modernité poétique. Avec le temps, la pensée de Rohmer se confronte avec de plus en plus d’insistance à la musique, qui devient pour lui un objet de méditation et d’identification fondamental. Térésa Faucon s’appuie sur l’ouvrage De Mozart en Beethoven. Essai sur la notion de profondeur en musique pour confronter la pratique et la théorie des formes rohmériennes à celles de deux maîtres de la modernité (Antonioni, Garrel), aux « subites bifurcations » de leurs récits, aux mouvements contradictoires de leurs mises en scène… Les repères théoriques qu’elle nous donne invitent à réécouter les partitions rohmériennes et à y saisir ces notes où percent « le pur questionnement », le moment du vertige, l’aile conjointe du tragique et de la grâce.
4C’est dans cette voie que s’engage Sarah Leperchey, en s’appuyant sur la pensée de Jacques Rancière et en étudiant « l’imbrication du classique et du moderne » dans L’Ami de mon amie. Le classicisme – dont le modèle est ici hollywoodien – apparaît alors comme cet idéal de simplicité d’écriture qui permet d’atteindre la visée du moderne : la présence brute de l’acteur et du monde.
Notes de bas de page
1 L’article se trouve dans le recueil Rohmer, Le Goût de la beauté, Paris, flammarion, « Champs. Contre-Champs », 1989, p. 64-67.
2 Éric Rohmer, « Le temps de la critique. Entretien avec Jean Narboni », in Le Goût de la beauté, op. cit., p. 11.
3 Voir notamment Jacques Rancière, « Mouchette et le paradoxe de la langue des images », in Les Écarts du cinéma, Paris, La Fabrique éditions, 2011, p. 47-74.
Auteur
Agrégée de lettres modernes, professeur émérite d’études cinématographiques à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, Laurence Schifano est spécialiste du cinéma italien auquel elle a consacré plusieurs ouvrages de référence, dont Le Cinéma italien de 1945 à nos jours. Crise et création (Paris, Armand Colin, 1995, 2005, 2011) et Visconti. Une vie exposée (Paris, Gallimard, « Folio », 2009). Auteur d’une étude critique sur l’Orphée de Jean Cocteau (Paris, Atlande, 2002), elle a édité et préfacé l’ouvrage Présences d’Olivier Assayas (Paris, Gallimard, 2009). Elle a dirigé La Vie filmique des marionnettes (Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008) et codirigé, avec Martial Poirson, L’Écran des Lumières (Oxford, Voltaire Foundation, 2009) et filmer le 18e siècle (Paris, Desjonquères, 2009). Avec Marie Martin, maître de conférences à Poitiers, elle a dirigé l’ouvrage collectif Rêve et cinéma. Mouvances théoriques autour d’un champ créatif (Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012). Ses travaux portent sur la question des fractures esthétiques, sur l’historicité et la modernité, sur les relations créatives entre les arts.
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Rêve et cinéma
Mouvances théoriques autour d'un champ créatif
Marie Martin et Laurence Schifano (dir.)
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Eisenstein – Leçons mexicaines
Cinéma, anthropologie, archéologie dans le mouvement des arts
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2016
Muséoscopies
Fictions du musée au cinéma
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2018