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Rohmer en perspectives

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Sylvie Robic
, 
Laurence Schifano

Labyrinthes

Labyrinthes

Laurence Schifano

Texte intégral

Paris, le Carrefour Villiers. À l’Est, le boulevard des Batignolles avec, en fond, la masse du Sacré-Cœur de Montmartre. Au Nord, la rue de Lévis et son marché, le café « Le Dôme » faisant angle avec l’avenue de Villiers, puis, sur le trottoir opposé, la bouche de métro Villiers, s’ouvrant au pied d’une horloge, sous les arbres du terre-plein, aujourd’hui rasé…
Éric Rohmer, La Boulangère de Monceau, 1974.

1 Thomas Clerc le nomme « Rohmer l’urbain ». De façon générale, les lieux sont fondamentaux dans son cinéma, soit qu’on s’y déplace sans cesse comme dans Le Rayon vert, soit qu’on y parle des lieux qu’on veut quitter ou qu’on veut rejoindre (Charles Coustille). Non seulement chez Rohmer les personnages, l’action, les choix de mise en scène naissent des lieux mêmes mais la question est si fondamentale pour lui qu’il bâtit sa pensée du cinéma autour de la notion d’espace. Successivement, ce sont : « le cinéma, art de l’espace » dans La Revue du cinéma (1948) ; « Architecture d’Apocalypse » pour les Cahiers du cinéma dans « Le celluloïd et le marbre » d’abord en 1955, puis pour les éditions Léo Scheer en 2010, et la thèse de 1972, L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau, publiée pour la première fois en 1977. Ce sont aussi les émissions de télévision inspirées par les transformations du paysage urbain, au xixe siècle (Victor Hugo architecte en 1969) comme au xxe siècle après qu’en 1959 il a tourné son premier long-métrage, Le Signe du lion, entre Paris et Nanterre, en lui donnant la forme si moderne d’une désespérante déambulation à travers une ville écrasée de soleil et d’indifférence.

2Sous couvert de traiter d’une question actuelle – l’aménagement des villes nouvelles – et d’en exposer avec ironie les enjeux esthétiques et politiques, Rohmer engage une réflexion qui dépasse la simple question du cadre de vie (en 1983, dans Les Nuits de la pleine lune ; en 1986, dans L’Ami de mon amie). Thomas Clerc parcourt les ramifications d’un motif développé à travers l’œuvre entier : les pôles géographiques et les déplacements qu’ils occasionnent recouvrent en profondeur des pôles moraux vers lesquels s’orientent à l’aveugle les personnages. Comme chez Murnau, aucun déplacement, aucune errance n’est pourtant le seul fait du hasard.

3 Le Signe du lion offre une configuration exemplaire, paradigmatique, de l’ambivalence de la forme d’une ville comme Paris, à la fois carte et territoire. D’abord considéré par Nicolas Droin au niveau physique de la marche errante du personnage et de l’acteur, le plan de la ville prend peu à peu la forme d’un labyrinthe circulaire jusqu’à ce que s’ouvrent une brèche et une dimension célestes. Antonioni et Rohmer semblent alors se rejoindre dans l’errance de leurs personnages, mais non dans le soudain, et rossellinien, renversement de perspectives qui prend par un violent effet de montage la forme visuelle d’une carte de Paris vue en plongée. Ainsi la composition du Signe du lion offre-t-elle comme « la structure à nu » de tous les films de Rohmer. Structure temporelle autant que spatiale : dans Place de l’Étoile, comme dans Le Signe du lion, les déambulations contradictoires des personnages se font à contretemps, dans ce que Jacqueline Vergnault identifie à la fois comme une catabase moderne ouverte aux hasards, voire à l’invisible, et comme une « naissance du regard ».

4Au niveau élémentaire du plan, la comparaison du travail de Rohmer avec celui de deux autres grands modernes, Bresson et Antonioni, est éclairante ; chez Bresson, l’espace du plan est comme en attente de l’entrée par laquelle le personnage viendra s’inscrire dans le champ ; chez Antonioni l’espace du plan est presque abstrait, autonome ; le personnage y passe, le traverse, disparaît sans que le plan soit affecté en rien ; chez Rohmer comme chez Rossellini le plan est à la mesure de la présence humaine, il est la cellule première qui se module selon les déplacements et les émotions du personnage. Le passage à un autre type de plan, comme la plongée soudaine sur Paris dans Le Signe du lion produit un effet rare de fulgurance qui surprend et détonne presque. C’est peut-être que le style rohmérien, enraciné dans le quotidien et le concret, relève davantage du beau (moderne et classique) que du sublime (romantique et baroque).

Auteur

Agrégée de lettres modernes, professeur émérite d’études cinématographiques à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, Laurence Schifano est spécialiste du cinéma italien auquel elle a consacré plusieurs ouvrages de référence, dont Le Cinéma italien de 1945 à nos jours. Crise et création (Paris, Armand Colin, 1995, 2005, 2011) et Visconti. Une vie exposée (Paris, Gallimard, « Folio », 2009). Auteur d’une étude critique sur l’Orphée de Jean Cocteau (Paris, Atlande, 2002), elle a édité et préfacé l’ouvrage Présences d’Olivier Assayas (Paris, Gallimard, 2009). Elle a dirigé La Vie filmique des marionnettes (Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008) et codirigé, avec Martial Poirson, L’Écran des Lumières (Oxford, Voltaire Foundation, 2009) et filmer le 18e siècle (Paris, Desjonquères, 2009). Avec Marie Martin, maître de conférences à Poitiers, elle a dirigé l’ouvrage collectif Rêve et cinéma. Mouvances théoriques autour d’un champ créatif (Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2012). Ses travaux portent sur la question des fractures esthétiques, sur l’historicité et la modernité, sur les relations créatives entre les arts.

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